Mario Chiattone, Construzioni per una Metropoli Moderna, 1914. |
1.Introduction 1.6 La Ville Générique est la ville libérée de l'emprise du centre, du carcan de l'identité. La Ville Générique rompt avec le cycle destructeur de la dépendance: elle n'est rien d'autres que le reflet des besoins actuels et des moyens actuels. Elle est la ville sans histoire. Elle est assez grande pour tout le monde. Elle est commode. Elle n'a pas besoin d'entretien. Si elle devient trop petite, elle s'étend, simplement. Si elle devient vieille, elle s'autodétruit et se renouvelle, simplement. Elle est partout aussi attirante - ou sans attrait. Elle est "superficielle" - comme un studio hollywoodien, elle peut produire une nouvelle identité du jour au lendemain.
2.Statistiques 2.3 Certains continents, comme l'Asie, aspirent à la Ville Générique; d'autres en ont honte. Parce qu'elle tend vers le monde tropical en convergeant vers l'équateur - une grande partie des Villes Génériques est située en Asie - elle semble induire une contradiction dans les termes: l'hyper-familier habité par l'énigmatique.
3.Généralités 3.1 La Ville Générique est ce qui reste une fois que de vastes pans de la vie urbaine se sont transférés dans le cyberespace. C'est un lieu de sensations faibles et distendus, d'émotions rares et espacées, un lieu discret et mystérieux, comme un vaste espace qui serait éclairé par une lampe de chevet. Comparée à la ville classique, la Ville Générique est sous sédatif, généralement perçue d'un point de vue sédentaire. A défaut de concentration - de présence simultanée - on trouve, dans la Ville Générique, des "moments" particuliers espacés pour créer un état de transe à partir d'expériences esthétiques presque insensibles: les variations de couleurs dans l'éclairage fluorescent d'un immeuble de bureaux à l'approche du coucher du soleil, les subtilités des blancs légèrement différents sur une signalisation lumineuse la nuit. Comme pour la nourriture japonaise, ces sensations peuvent être reconstituées et intensifiées dans l'esprit, ou non - elle peuvent être simplement ignorées (On a le choix.) Ce manque envahissant de pression et d'acuité agit comme une drogue dure: elle induit une hallucination du normal.
4.L'Aéroport 4.1 Jadis manifestations de l'extrême neutralité, les aéroports sont à présent parmi les éléments les plus singuliers, les plus caractéristiques de la Ville Générique, ses plus forts véhicules de différenciation. Cela s'impose car, de plus en plus, ils sont tout ce qu'une personne connaît, en général, d'une ville donnée.
5.Population 5.2 La Ville Générique est toujours fondée par des hommes en mouvement, prêts à repartir. C'est ce qui explique le manque de substance de ses fondations.
6.Urbanisme 6.10 La meilleure définition de l'esthétique de la Ville Générique est le free style. Comment le décrire ? Imaginez un espace ouvert, une clairière dans la forêt, une ville plane. Il y a trois éléments: des routes, des bâtiments, et la nature; ils coexistent dans des relations flexibles, apparemment sans raison, dans une spectaculaire diversité d'organisation.
7.Politique 7.1 La Ville Générique entretien une relation (parfois lointaine) avec un régime plus ou moins autoritaire - local ou national. En général, les copains du "chef" - qui que ce fût - ont décidé de promouvoir une partie du "centre ville", ou la périphérie, ou même de construire une nouvelle ville au milieu de nulle part, et ont ainsi déclenché l'élan qui a fait apparaître la ville sur la carte.
8.Sociologie 8.2 A l'évidence, il y'a une prolifération de communautés - une sorte de zapping sociologique - rétive à toute interprétation trop générale. La Ville Générique défait chacune des structures qui assuraient jadis la cohérence de toutes choses.
9.Quartiers 9.3 Malgré son absence, l'histoire est la principale préoccupation, ou même la principale industrie de la Ville Générique. Sur les terrains libérés, autour des taudis restaurés, on construit sans cesse plus d'hôtels pour accueillir des touristes supplémentaires, en proportion directe de l'érosion du passé.
10.Programme 10.2 Le shopping est la seule activité. Mais pourquoi ne pas considérer que le shopping est temporaire, provisoire ? Des temps meilleurs viendront. C'est de notre faute - nous n'avions rien trouvé de mieux à faire. Les mêmes espaces, inondés par d'autres programmes - des bibliothèques, des thermes, des universités - seraient formidables; nous serions impressionnés par leur grandeur.
11.Architecture 11.13 Maxime Gorki parle, au sujet de Coney Island, d'un "ennui varié". Il entend manifestement cette expression comme un oxymore. La variété ne peut pas être ennuyeuse. L'ennui ne peut pas être varié. Mais l'infinie variété de la Ville Générique n'est pas loin, c'est le moins que l'on puisse dire, de rendre la variété normale, banalisée; contre toute attente, c'est la répétition qui est devenue inhabituelle et, partant, potentiellement audacieuse et passionnante.
12.Géographie 12.2 Dans la Ville Générique, les gens ne sont pas seulement plus beaux que leurs pairs, ils sont aussi réputés pour être d'humeur plus égale, moins angoissés par leur travail, moins agressifs, plus agréables - preuve, en d'autres termes, qu'il y a bel et bien un lien entre l'architecture et le comportement, que la ville peut rendre les gens meilleurs, quoique ce soit par des méthodes non identifiées.
13.Identité 13.1 On trouve une redondance calculée (?) dans l'iconographie adoptée par la Ville Générique. Si elle est au bord de l'eau, des symboles fondés sur l'eau seront répandus dans l'ensemble de son territoire. Si c'est un port, on verra apparaître des bateaux et des grues jusque loin dans les terres.
14.Histoire 14.4 En exportant/éjectant ses améliorations, la Ville Générique perpétue sa propre amnésie (son seul lien à l'éternité). Son archéologie sera donc la preuve de son oubli progressif, la trace de son évaporation.
15.Infrastructure 15.2 L'infrastructure n'est plus une réponse, plus ou moins en retard, à un besoin plus ou moins urgent, mais une arme stratégique, un calcul préventif: si le port X est agrandi, ce n'est pas pour desservir les consommateurs frénétiques de l'arrière-pays, mais pour anéantir/réduire les chances que le port Y survive au XXIe siècle.
16.Culture 16.3 La ville était jadis le grand terrain de chasse sexuel. La Ville Générique est comme une agence de rencontres: elle relie efficacement l'offre et la demande. L'orgasme au lieu de l'angoisse: il y a bel et bien un progrès. Les possibilités les plus obscènes sont présentées avec la typographie la plus sage; Helvetica est devenue pornographique.
17.Fin 17.1 Imaginez un film hollywoodien sur la Bible.
Rem Koolhaas, La Ville Générique in Junkspace, Éditions Payot & Rivages, 1995 (2011), (extraits assemblés).
Merci à M.J.
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