Gerhard Richter, Zwei Fiat, 1964. |
Tous mes ancêtres étaient possédés de cette même agitation, et ils ne tenaient pas en place, ni en un endroit, ni dans un fauteuil. Trois jours à Vienne et je n'y tiens plus, trois jours à Nathal et je n'y tiens plus. Pendant les dernières années de sa vie, mon ami s'était accordé à mon rythme d'allers et retours, et il m'avait souvent accompagné quand j'allais à Nathal, puis en revenais, et vice versa. Dès que j'arrive à Nathal, je me demande ce que je viens faire à Nathal, dès que j'arrive à Vienne, je me demande ce que je viens faire à Vienne. Comme quatre-vingt-dix pour cent de l'humanité, je voudrais au fond toujours être là où je ne suis pas, là d'où je viens de m'enfuir. Ces dernières années, cette fatalité s'est aggravée au lieu de s'arranger, et je pars pour Vienne, puis reviens à Nathal à des intervalles de plus en plus rapprochés, et de Nathal pars pour une plus grande ville, pour Venise ou Rome et retour, pour Prague et retour. Et la vérité, c'est que je ne suis heureux qu'installé en voiture entre l'endroit que je viens de quitter et celui vers lequel je roule, je ne suis heureux qu'en voiture et pendant le trajet, je suis le plus malheureux des arrivants que l'on puisse imaginer, où que j'arrive, dès que j'y arrive, je suis malheureux d'être arrivé. Je fais partie de ces êtres qui au fond ne supportent pas un endroit sur terre et ne sont heureux qu'entre les endroits d'où ils partent et vers lesquels ils se dirigent. Il y a des années, je croyais que cette fatalité morbide me mènerait forcément à la folie complète, mais elle ne m'a pas mené à ce genre de folie complète, elle m'a en fait préservé de ce genre de folie dont j'ai eu le plus peur ma vie durant. Et mon ami Paul, justement, avait la même maladie que moi, pendant des années et des années il n'avait fait qu'aller d'un endroit à un autre, son seul but étant de quitter un endroit et d'aller à un autre endroit sans pouvoir jamais trouver son bonheur dans aucune espèce d'arrivée; lui non plus n'y était jamais parvenu, et nous en avons souvent parlé. Dans la première moitié de sa vie, il n'arrêtait pas de faire la navette entre Paris et Vienne, et aussi entre Madrid et Vienne, Londres et Vienne, conformément à ses origines et à ses possibilités, moi, à une plus petite échelle, comme on peut l'imaginer, bien qu'avec la même frénésie maladive, juste de Nathal à Vienne et vice et versa, et de Venise à Vienne et cetera. C'est en voyage, en déplacement, en route, en partance, que je suis le plus heureux, mais je suis le plus malheureux des "arrivants". Naturellement, il s'agit depuis longtemps, d'un état maladif.
Thomas Bernhard, traduit de l'allemand par Jean-Claude Hémery, Le Neveu de Wittgenstein, Éditions Gallimard, collection Folio, 1982 (1992), p.117-118.
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