Stewart Brand, Whole Earth Catalog, 1968 (via Whole Earth Catalog). |
Si la figure de l'amateur devient centrale dans notre société, ce n'est pas parce qu'elle va détrôner celle de l'expert ou du professionnel; elle annonce un mouvement d'une tout autre importance. De même que la démocratie donne le pouvoir à des citoyens largement ignorants de la chose publique, de même la nouvelle démocratisation s'appuie sur des individus qui, grâce à leur niveau d'éducation et aux nouveaux outils informatiques, peuvent acquérir des compétences fondamentales dans le cadre de leurs loisirs. Selon le cas, ces compétences permettent de dialoguer avec les experts, voire de les contredire en développant des contre-expertise.
Ce n'est donc pas chez les prophètes du web 2.0 qu'il faut chercher des outils pour comprendre le sacre de l'amateur, mais chez les penseurs qui se sont intéressés aux compétences ordinaires de tout un chacun. Richard Sennett montre qu'il y a une très riche "expertise quotidienne" chez chaque individu, détenteur de savoirs et de compétences qui sont bien distincts de l'expertise des élites. Ce que Sennett observe dans l'entreprise, on le voit apparaître dans toute la société. Son ouvrage nous rappelle que le mot "expert" a deux significations: une acceptation traditionnelle ("rendu habile par l'expérience") et une acceptation contemporaine ("spécialiste"). C'est cette idée d'une expertise acquise par l'expérience que Sennett essaie de réhabiliter. Son approche rejoint les analyses que Michel de Certeau proposait, il y a trente ans, sur les "arts de faire", cette "invention du quotidien" accomplie par l'individu ordinaire qui braconne dans les savoirs et développe des pratiques réfractaires et originales, des bricolages qui peuvent déboucher sur des trouvailles.
À la même époque, Ivan Illich insistait sur le fait que les individus doivent reconquérir leur capacité de se prendre en charge eux-mêmes et ne pas s'en remettre à des "professions incapacitantes" qui empêchent l'homme de (se) comprendre. Il soulignait l'aptitude des individus à acquérir par eux-mêmes des compétences et à partager leurs connaissances. L'acquisition renvoie ici à l'envie, au plaisir. Derrière le partage, il y a l'idée qu'il faut moins se préoccuper des contenus à acquérir que des personnes avec qui se mettre en rapport pour les échanger. Car dans la société "sans école" d'Illich, transmettre ce qu'on a appris doit constituer un droit "aussi reconnu que celui de la parole". Avec l'avènement de l'Internet de masse et du Web participatif, la dénonciation que faisait Illich du monopole de l'école ou de l'institution médicale prend aujourd'hui une tout autre dimension.
Dans cette perspective, la démocratisation des compétences repose d'abord sur l'accroissement du niveau moyen de connaissances (dû notamment à l'allongement de la scolarité) et sur la possibilité offerte par l'Internet de faire circuler les savoirs, de livrer son opinion à un public plus vaste. L'amateur qui apparaît aujourd'hui à la faveur des techniques numériques y ajoute la volonté d'acquérir et d'améliorer des compétences dans tel ou tel domaine. Il ne cherche pas à se substituer à l'expert professionnel ni même à agir comme un professionnel; il développe plutôt une "expertise ordinaire", acquise par l'expérience, qui lui permet de réaliser, pendant son temps libre, des activités qu'il aime et qu'il a choisies. Modeste et passionné, il couvre toute une gamme de positions entre l'ignorant, le profane et le spécialiste. Son expertise est acquise peu à peu, jour après jour, par la pratique et l'expérience. On parle parfois d'hybridation entre amateur et profession, dont le pro-am est le prototype flamboyant. Mais le monde de l'amateur que j'étudie dans ce livre est moins celui du mélange que celui de l'entre-deux. L'amateur se tient à mi-chemin de l'homme ordinaire et du professionnel, entre le profane et le virtuose, l'ignorant et le savant, le citoyen et l'homme politique. Internet facilite cet entre-deux: il fournit à l'amateur des outils, des prises, des voies de passage.
Quel est l'environnement de l'amateur? Son activité, essentiellement non marchande (en ce sens, il est proche du bénévole), se développe dans trois domaines, les arts, la chose publique, la connaissance. Il est rarement seul, car il s'inscrit le plus souvent dans des collectifs qui lui permettent d'obtenir avis, conseils et expertises, de confronter des jugements, de débattre et, parfois, de trouver un public. Internet lui donne l'occasion de s'inscrire dans des communautés virtuelles qui permettent de partager les mêmes goûts et, au-delà, des expériences voisines. Sur Internet, l'amateur peut non seulement acquérir des compétences, mais aussi les mettre en oeuvre sous différentes formes. Ceci renvoie aux deux grands figures de l'amateur: celui qui réalise et celui qui apprécie, l'artisan et le connaisseur. L'un fabrique, crée, invente; l'autre sait dénicher les bonnes choses et les expliquer. Deux figures qui s'opposent ou plutôt se complètent: celle de l'"amateur" et celle de l'"amateur de". L'amateur dont je voudrais parler ici ne distingue pas toujours ces deux figures et il peut même les réunir. Contrairement au monde de l'art qui distingue l'artiste du critique, le monde de l'amateur entremêle les positions, si bien que production et discours, création et jugement ne sont jamais totalement séparés.
L'amateur, tout d'abord, élit son domaine d'activité, définit librement un projet individuel et agit pour le plaisir, en fonction de ses passions et de ce qui compte pour lui. Il développe peu à peu une expertise-expérience qui lui procure du plaisir. Ce qui distingue l'amateur du professionnel, c'est moins sa plus faible compétence qu'une autre forme d'engagement dans les pratiques sociales. Ses activités ne dépendent pas de la contrainte d'un emploi ou d'une institution, mais de son choix. Il est guidé par la curiosité, l'émotion, la passion, l'attachement à des pratiques souvent partagées avec d'autres. Toutefois, l'activité de l'amateur peut se combiner avec la recherche d'un intérêt, d'une rémunération symbolique ou éventuellement financière.
L'investissement de l'amateur le différencie de l'"homme sans qualités". Cet investissement est divers: il peut être limité - il s'agit alors d'un simple passe-temps - mais il peut aussi trahir une passion. On peut, avec Olivier Donnat, décliner cette passion selon deux figures: le "jardin secret", cultivé dans la plus grande discrétion, loin des regards de l'entourage familial ou professionnel, et l'engagement total, qui est l'axe central de la construction identitaire. Le jardin secret n'est pas un simple "passe temps", mais l'individu a su poser des limites à cette activité. Au contraire, dans l'engagement total, la passion est dévorante. Ces différentes pratiques amateurs relèvent aussi bien du faire que de la production de discours, dans le domaine artistique, politique ou scientifique.
Patrice Flichy, Le Sacre de l'Amateur, Sociologie des Passions Ordinaires à l'Ère Numérique, Éditions Seuil, collection La République des Idées, 2010, p.9-12.
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