Sergei Mikhailovich Prokudin-Gorskii, L'Emir de Bukhara, 1911 (via Library of Congress). |
A Hérat et Shîrâz, quand un maître miniaturiste finissait, à la fin de ses jours, à force d'excessif labeur, par perdre la vue, c'était pour lui un double sujet de gloire: non seulement comme signe de son énergie créatrice, mais comme reconnaissance par Dieu Lui-même de son talent d'artiste. En conséquence de quoi, il y a eu à Hérat un époque où il était mal vu d'atteindre un âge avancé sans devenir aveugle, ce qui aurait poussé un certain nombre de vieux peintres à fuir l'opprobre en recherchant la cécité. Et pendant ces longues années où l'on recense de nombreux maîtres qui se sont délibérément rendus aveugles, pour suivre la voie tracée par les légendaires prédécesseurs - ceux qui s'étaient jadis crevé les yeux pour ne pas être contraints, en travaillant au service d'un nouveau monarque, de rien changer à leur style -, seul Abû Saïd, petit fils de Tamerlan par Mîrân Shah, a eu ce trait original, dans son nouvel atelier installé à Samarcande reconquise, qu'il faisait plus de cas de ceux qui imitaient les effets de la cécité que les peintres vraiment aveugles. Véli Le Noir, en effet, qui, dans son grand âge, a pu encore inspirer Abû Saïd, avait affirmé qu'un peintre aveugle est en mesure de voir, sur le fond de ses ténèbres, des chevaux tels que Dieu les voit; mais que le vrai talent consistait à pouvoir, sans être aveugle, contempler et peindre cette vision des aveugles. Il en aurait, dit-on, fait la démonstration à l'âge canonique de soixante-sept ans, en croquant de deux coups de pinceau un cheval, sans regarder la feuille, et sans pourtant même prendre la peine de fermer les yeux pendant qu'il dessinait, ou de les détourner de la page. Mîran Shah, pour l'encourager pendant cet exploit, cette cérémonie célébrée par le peintre au sommet de son art, fit aussi réciter des conteurs muets et jouer des joueurs de luth comme s'ils étaient sourds. Or quand, soigneusement, on confronta le magique cheval produit par le maître en cette occasion avec les autres qu'il avait faits, on ne trouva aucune différence, ce dont le souverain fut fort contrarié. Le Grand Maître, quant à lui, se serait contenté de faire valoir qu'un miniaturiste en plein possession de son talent tend toujours à voir, que ce soit les yeux ouverts ou les yeux fermés, les chevaux d'une seule façon, à savoir comme Dieu les voit. Selon lui, dans les cas des peintres, il n'y a pas de différence entre l'aveugle et le voyant: on ne connaissait pas cette nouveauté venue d'Europe qu'on appelle la manière d'un peintre. Les chevaux réalisés par Véli Le Noir ont été imités par tous les peintres de l'Islam pendant une période de cent dix ans. Lui-même, après la chute d'Abû Saïd et la dispersion de son atelier, déménagea de Samarcande à Qazvîn, où il fut accusé, deux ans plus tard, du sombre dessein d'attenter au verset coranique selon lequel "les voyants n'ont rien à voir avec les aveugles". On commença par lui crever les yeux, puis il fut mis à mort par la Jeune Garde de Nizâm Shah.
J'aurais volontiers raconté une troisième histoire, comment le grand maître Bihzâh s'était lui-même rendu aveugle, et pourquoi il n'avait plus jamais rien dessiné, une fois loin de Hérat, ville qu'il n'avait jamais voulu quitter - parce que le style d'un peintre est celui de l'atelier auquel il appartient -, quand il avait été emmené de force à la cour de Tabriz: toutes ces choses que je savais de Maître Osman, avec tant d'autres belles légendes, dont j'aurais bien fait profiter ce jeune apprenti calligraphe qui avait de si beaux yeux, mais j'ai été pris à partie par Monsieur le Conteur. Comment savais-je que c'était l'histoire du Diable qu'il allait raconter ce soir-là.
"Pardi, ai-je envie de répondre, c'est que le Diable fut le premier à dire: "je"! Oui, seul le Diable à son propre style, et c'est le Diable qui distingue l'Orient de l'Occident"!
En fermant les yeux, j'ai jeté sur le mauvais papier du satiriste mon image de Satan, comme elle m'est venue. Pendant que je dessinais, le satiriste et son assistant, les autres peintres et les curieux, tous riaient et m'encourageaient.
Pensez-vous que j'ai vraiment mon propre style, ou est-ce que c'est à cause du vin?
Orhan Pamuk, traduit du turc par Gilles Authier, Mon Nom est Rouge, Éditions Gallimard, 1998 (2001), p.399-401.
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