Kangding Ray, Sub.Res in Stabil, Raster-Noton, 2006.
La vitesse soulève les institutions. La lenteur coupe les flux. Le problème proprement cinétique de la politique n'est donc pas de choisir entre deux types de révolte mais de s'abandonner à une pulsation, d'explorer d'autres intensifications que celles qui sont commandées par la temporalité de l'urgence. Le pouvoir des cybernéticiens a été de donner un rythme au corps social qui tendanciellement empêche toute respiration. Le rythme, tel que Canetti en propose la genèse anthropologique, est précisément associé à la course: "Le rythme est à l'origine un rythme de pieds. Tout homme marche, et comme il marche sur deux jambes et qu'il frappe alternativement le sol de ses pieds, qu'il ne peut avancer qu'en faisant chaque fois ce même mouvement des pieds, il se produit intentionnellement ou non un bruit rythmique". Mais cette course n'est pas prévisible comme le serait celle d'un robot: "Les deux pieds ne se posent jamais avec la même force. La différence peut être plus ou moins grande entre eux, selon les dispositions et l'humeur personnelles. Mais on peut aussi marcher plus vite ou plus lentement, on peut courir, s'arrêter subitement, sauter". Cela veut dire que le rythme est le contraire d'un programme, qu'il dépend des formes-de-vie et que les problèmes de vitesse peuvent être ramenés à des questions de rythme. Tout corps en tant qu'il est boiteux porte avec lui un rythme qui manifeste qu'il est dans sa nature de tenir des positions intenables. Ce rythme qui vient des boiteries des corps, du mouvement des pieds, Canetti ajoute en outre qu'il est à l'origine de l'écriture en tant que traces de la démarche des animaux, c'est-à-dire l'Histoire. L'événement n'est rien d'autre que l'apparition de telles traces et faire l'Histoire c'est donc improviser à la recherche d'un rythme. Quel que soit le crédit que l'on accorde aux démonstrations de Canetti, elles indiquent comme le font les fictions vraies, que la cinétique politique sera mieux comprise en tant que politique du rythme. Cela signifie a minima qu'au rythme binaire et techno imposé par la cybernétique doivent s'opposer d'autres rythmes.
Mais cela signifie aussi que ces autres rythmes, en tant que manifestations d'une boiterie ontologique, ont toujours eu une fonction politique créatrice. Canetti, encore lui, raconte que d'un côté "la répétition rapide par laquelle les pas s'ajoutent aux pas donne l'illusion d'un plus grand nombre d'êtres. Ils ne bougent pas de place, ils poursuivent la danse toujours au même endroit. Le bruit de leur pas ne meurt pas, ils se répètent et conservent longtemps toujours la même sonorité et la même vivacité. Ils remplacent par leur intensité le nombre qui leur manque". D'un autre côté, "quand leur piétinement se renforce, c'est comme s'ils appelaient du renfort. Ils exercent, sur tous les hommes se trouvant à proximité, une force d'attraction qui ne se relâche pas tant qu'ils n'abandonnent pas la danse". Rechercher le bon rythme ouvre donc à une intensification de l'expérience aussi bien qu'à une augmentation numérique. C'est un instrument d'agrégation autant qu'une action exemplaire à imiter. À l'échelle de l'individu comme à l'échelle de la société, les corps eux-mêmes perdent leur sentiment d'unité pour se démultiplier comme armes potentielles: "L'équivalence des participants se ramifie dans l'équivalence de leurs membres. Tout ce qu'un corps humain peut avoir de mobile acquiert une vie propre, chaque jambe, chaque bras vit comme pour lui seul". La politique du rythme est donc la recherche d'une réverbération, d'un autre état comparable à une transe du corps social, à travers la ramification de chaque corps. Car il y a bien deux régimes possibles du rythme dans l'Empire cybernétisé. Le premier, auquel se réfère Simondon, c'est celui de l'homme technicien qui "assure la fonction d'intégration et prolonge l'auto-régulation en dehors de chaque monade d'automatisme", techniciens dont la "vie est faite du rythme des machines qui l'entourent et qu'il relie les unes aux autres". Le second rythme vise à saper cette fonction d'interconnexion: il est profondément désintégrateur sans être simplement bruitiste. C'est un rythme de la déconnexion. La conquête collective de ce juste tempo dissonant passe par un abandon préalable à l'improvisation.
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