Albrecht Dürer, Jean Charlier de Gerson représenté en Pèlerin, 1494. |
L'idée que le sacré n'est pas absolument immatériel et qu'il existe une géographie du pouvoir spirituel est l'hypothèse au départ du pèlerinage. Tout pèlerinage trace une invisible démarcation entre spiritualité et matérialité, attaché qu'il est à une histoire factuelle et au cadre dans lequel elle s'est déroulée. S'il s'agit bien d'une quête de spiritualité, elle s'appuie sur des détails très concrets: on se rend sur les lieux de la mort de Bouddha ou de la naissance du Christ, ceux où sont conservées les reliques, où jaillit l'eau miraculeuse. Peut-être aussi l'entreprise vise-t-elle à réconcilier le spirituel et le matériel, car partir en pèlerinage revient à exprimer les désirs et les croyances de l'âme au moyen du corps et de ses mouvements. Le pèlerinage, en effet, unit la foi et l'action, la pensée au faire, et l'on comprend que cette harmonie se réalise quand le sacré est investi d'une présence physique et associé à un lieu déterminé. Parce qu'ils désapprouvent la pratique du pèlerinage, trop proche selon eux de l'adoration des images, les protestants et avec eux un certain nombre de bouddhistes et de juifs soutiennent que chacun doit chercher en soi le spirituel au lieu de le traquer dans le monde, car sa manifestation est purement immatérielle.
Comme la randonnée en montagne, le pèlerinage chrétien met le voyage et l'arrivée en relation symbiotique. Le voyage sans point de destination aurait quelque chose d'aussi inachevée que l'arrivée non précédée d'un voyage. Le pèlerinage est un déplacement physique effectué pas à pas, au prix de rudes efforts, vers ces buts spirituels intangibles si durs à atteindre autrement. Nous nous demandons depuis l'aube des temps comment accéder à la miséricorde, à la guérison, à la vérité, mais nous savons aller en marchant d'un point à un autre, si pénible que soit le trajet. De même, nous imaginons volontiers que la vie est un voyage, et le fait d'entreprendre pour de bon une expédition renforce encore cette comparaison, la concrétise; le corps allié à l'imagination la met en acte dans un monde dont la géographie s'est spiritualisée. L'image du marcheur qui progresse au long de la route difficile le menant vers quelque lieu lointain compte parmi les représentations les plus convaincantes et les plus universelles de l'être humain: individu solitaire et minuscule en regard de l'immensité du monde, le marcheur ne peut compter que sur sa force et sa volonté. Le voyage du pèlerinage est soutenu par l'espoir radieux des bienfaits spirituels qui récompenseront l'arrivée à destination. Chemin faisant, le pèlerin accomplit sa propre histoire, et par là aussi il devient partie intégrante d'une réalité religieuse où l'histoire du voyage est celle d'une transformation.
Rebecca Solnit, traduit de l'américain par Oristelle Bonis, L'Art de Marcher, Éditions Actes Sud, collection Babel, 2000 (2002), p.74-76.
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