Photographie non attribuée, Fausto Coppi, Contre la Montre au Gran Premio Vanini, 1952. |
J'aime partialement le vélo, tendrement ceux qui aiment le vélo. Si, par extraordinaire, par un épouvantable effet de "passéisme", on abandonnait la route à ces doux folingues, à ces rétrogrades, à ces poètes à roulettes, on ne parlerait plus de route qui tue, de Pâques rouges, de Pentecôte sanglante, mais de route est longue, de route est large et de route enchantée.
On ne verrait plus au matin se dessécher sur le bitume tous les petits cadavres de la nuit, chat en bouillie, chiens écrasés, hérissons en galette, ces menus plaisirs du progrès.
Mais l'éternel procès de la bagnole, ce n'est pas moi, qui ne sais pas même conduire, qui m'en vais le refaire, dans le vide et pour les sourds. L'automobile a son emploi, qui est de permettre au suiveur de suivre la course cycliste.
J'imagine simplement, de Paris, une route tranquille comme il en demeure encore quelques-unes, insolites rescapées du chaos. Une route de silence où pousse encore parfois, bizarre excrément de Martien, un crottin de cheval.
J'imagine, et partant, je pars, je roule, je rêve, je monte sur mon vélo rouge.
Avant toute chose, il me faut préciser, et le plus catégoriquement du monde, qu'en aucun cas le vélo n'est une bicyclette.
Rien de commun.
Rien à voir.
Rien à faire.
La bicyclette, les amateurs de vélos sont formels sur ce point, injustes s'il le faut, odieux jusqu'au racisme, la bicyclette n'est pas un vélo.
Ce n'est pas là jouer sur les mots. On ne joue plus. "Joue pas avec mes cuisses", gouaille le populaire. Exact. Nos cuisses ne jouent pas avec la bicyclette. L'ignorent avec superbe du haut de leurs fémurs.
La bicyclette, c'est la bécane tordue du facteur, le biclou rouillé du curé, la charrue de la grand-mère, la sœur jumelle de sa machine à coudre. La bicyclette, c'est le percheron couronné, le véhicule utilitaire. En raccourci violent, le tracteur auprès du bolide de formule I.
On la reconnaît sans mal, la gueuse, à sa grosse selle camuse à ressorts, à ses garde-boue, à ses porte-bagages, à ses pneus d'arrosage, à sa sonnette, à sa lanterne et, surtout, à son guidon informe de toutes sortes, sauf la noble, dite "de course".
Ce guidon "à la papa", je me retiens de ne pas le traiter d'infâme, d'ignominieux. Somme toute, non, je ne me retiens pas. Cet objet ridicule et laid me répugne. Je le hais, avec ses révoltantes poignées de caoutchouc, encore plus atroces depuis qu'elles sont de plastique.
Qu'on ne s'y trompe pas : mon ostracisme envers cet engin sans élégance sera aussi écœurant que sa silhouette à cornes bovines. Il déshonore autant la sainte vélocipédie qu'une femme sans grâce ni charme ni attrait rabaisse le sexe féminin à la physiologie la plus élémentaire. Il est "boulot-métro-dodo". Le vélo, messieurs, c'est "Garbo-Bardot-Moreau".
René Fallet, Le Vélo, Éditions Denoël, 1992 (1972), p.7-9.