vendredi 30 août 2013

Acte Inspiré.

Sun Ra, Space is the Place, 1974.

On rencontre des phénomènes du même ordre dans l'histoire du Tchouang-tseu. Il contient des inventions qui n'ont pas été comprises, ou qui ont cessé de l'être avec le temps. On voit aussi que les commentateurs ont imaginé des interprétations qui se sont au contraire imposées durablement et sont devenues "traditionnelles".

Voici l'exemple d'un texte remarquable qui a non seulement cessé d'être compris, mais qui a servi durant des siècles à justifier des idées contraires à son contenu.

Le chapitre 4 du Tchouang-tseu s'ouvre sur un dialogue imaginaire entre Confucius et Yen Houei (Yan Hui), son disciple préféré. Ce dernier annonce à sont maître qu'il se rend à la cour de Wei. Le jeune prince de Wei est en train de mettre son royaume à feu et à sang et Yen Houei veut tenter de porter remède à cette situation catastrophique. Il sait que le prince est violent et imprévisible, mais veut tout de même agir. Confucius tente de l'en dissuader, mais le disciple ne se laisse pas décourager. Confucius lui demande alors comment il pense s'y prendre et lui démontre méthodiquement qu'aucun des procédés auxquels il compte recourir ne le sauvera de l'échec. (1) Vient alors le passage suivant :

- Je n'ai pas d'autre ressource, dit Yen Houei. Sauriez-vous que faire, vous?
- Jeûne, lui répond Confucius ; car crois-tu qu'on puisse agir facilement quand on le fait intentionnellement ? Si tu crois cela, le Ciel ne te sera pas favorable.
- Je suis pauvre, voilà des mois que je n'ai pas bu de vin ni mangé de viande. Puis-je considérer que j'ai jeûné ?
- Cela, c'est le jeûne de l'esprit ?
- Unifie ton intention, explique Confucius. N'écoute pas avec ton oreille, mais avec ton esprit. N'écoute pas avec ton esprit, mais avec ton énergie. Car l'oreille ne peut faire plus qu'écouter, l'esprit ne peut faire plus que reconnaître tandis que l'énergie est un vide entièrement disponible. L'acte s'assemble seulement dans ce vide. Et ce vide, c'est jeûne de l'esprit.

C'est le passage le plus connu du dialogue, voire le seul connu. C'est un passage canonique - mais qu'on a mal lu. Tous les commentaires qui nous sont parvenus l'attestent, et la lecture traditionnelle se maintient aujourd'hui. L'erreur tient en deux points :

1. Le "jeûne de l'esprit" sin-tchaï (xin-zhai) est considéré comme une méthode de méditation pratiquée dans le but de s'abstraire des contingences déplaisantes de la réalité sociale et politique. Mais il suffit de tenir compte du contexte et de lire le dialogue en entier de façon non prévenue pour se rendre à l'évidence : du début à la fin, Confucius et Yen Houei parlent des conditions que doit remplir celui qui se propose d'agir dans des circonstances dangereuses, au péril de sa vie, et le "jeûne de l'esprit" dont parle Confucius est une préparation à l'action.

2. Les exégètes n'ont pas vu cela parce qu'ils ont tous tenu Tchouang-tseu pour une penseur de la préservation de soi et d'une liberté spirituelle se déployant hors du monde. Dans leur esprit, il ne pouvait pas s'être intéressé à l'idée d'un acte réel mettant fin à la carrière d'un tyran. Ils ne pouvaient donc pas voir autre chose, dans le "jeûne de l'esprit", qu'une manière de sortir du monde. (2)

Leur cécité a quelque chose d'extraordinaire, car quand on lit le dialogue les yeux ouverts, il est parfaitement explicite. Dès le début, Confucius avertit son disciple du danger qu'il va courir en lui disant :

- Tu vas te faire exécuter ! Car l'action doit avoir un but précis, sinon elle se divise, elle se brouille, elle tourne mal et cause à la fin des dégâts irréparables. (3)

Confucius ne dit pas à son disciple que l'action qu'il projette est vaine ou impossible, mais qu'elle ne réussira qu'à certaines conditions, et c'est sur ces conditions que porte toute la suite de l'entretien. Après le passage du "jeûne de l'esprit", le maître conclut par une remarquable évocation de l'acte inspiré qui a seul quelque chance de détourner le prince de ses funestes entreprises. C'est un acte où soudain s'unissent, en une synthèse imprévue et imprévisible, toutes les ressources, forces et facultés d'une personne. Ce que la théologie chrétienne interprète comme un effet de la grâce divine, Tchouang-tseu le conçoit comme la manifestation d'un régime supérieur de l'activité. (4)

L'intérêt de Tchouang-tseu pour ce genre d'acte décisif est attesté par d'autres dialogues où de tels actes sont mis en scènes. Ils sont pour moi une preuve supplémentaire que j'ai bien lu l'entretien de Confucius et Yen Houei. (5) On peut certes m'objecter que le Tchouang-tseu, notamment dans le même chapitre 4, comporte aussi des pièces où s'exprime l'idée qu'il faut avant tout se méfier des hommes de pouvoir et mettre autant que possible hors de leur atteinte. Mais c'est que les deux thèmes sont présents : celui de l'intervention qui coupe à la racine la soif de pouvoir d'un potentat, mais aussi celui de la prudence et de la préservation de soi. Si l'entretien de Confucius et son disciple était la seule et unique pièce à évoquer ce genre d'intervention, dans tout l'ouvrage, il faudrait encore le lire comme je l'ai fait. Quand on modifie la profondeur de champ et que l'on prête attention au dialogue entier, ce qui semblait n'être que le fond du tableau prend un relief extraordinaire et l'on découvre d'abord que le dialogue a un sens et une portée tout autres que ce qu'on croyait. (6)

Jean François Billeter, Notes sur Tchouang-tseu et la Philosophie, Éditions Allia, 2010, p.80-85

Notes

1. Voir la traduction, le commentaire et l'analyse approfondie de ce dialogue qui forment le chapitre 3, "La mission de Yen Houei", des Études de Tchouang-tseu, p. 71-115, voir en particulier p. 80 et 89-91. Voir aussi Leçons, p. 96-99.
2. Faut-il supposer qu'ils n'en concevaient plus la possibilité, à cause du monde dans lequel ils vivaient, ou qu'ils n'osaient pas en faire état parce que l'idée était trop dangereuse ? Je penche en faveur de la première hypothèse, mais la question reste ouverte. Sur la force de ce préjugé, voir l'exemple cité dans Études, p. 100.
3. Encore faut-il bien comprendre cette phrase, qui fournit la clé de tout le dialogue, et la traduire de façon à ce qu'elle soit intelligible en français. Je l'ai fait en traduisant tao (dao) par "l'action". Le mot tao ne désigne pas ici le Tao, la source insaisissable dont tout procède dans l'univers, mais l'action elle-même, ou plutôt l'acte. Voir Études, p. 77 et 83-84.
4. Sur cette comparaison, voir Études, p. 102-114.
5. J'ai étudié plusieurs de ces dialogues dans le chapitre 2 des Études, "Non-pouvoir et non-vouloir" ; voir en particulier les dialogues VIII, IX et XIII, XIV.
6. Dans l'ouvrage cité plus haut, Jean-Michel Rey fournit un bel exemple de ce renouvellement du regard. Parce qu'il n'est pas théologien, mais un spécialiste de la chose littéraire, il ne voit pas d'abord les épîtres de Paul les idées qui sont devenues des lieux communs par la suite, mais les textes d'un auteur stupéfiant, génial et confus. Mes collègues chinois se trouvent dans la même situation que les théologiens. Dans le Tchouang-tseu, ils vont droit aux idées que la tradition philosophique en a tirées par la suite ou qu'elle lui a attribuées, et négligent le reste.

vendredi 23 août 2013

Science Militaire.

Photographie non attribuée, GOT - Unsullied, 2013.

La pratique de la guerre nous indiquerait, de l'organisme ennemi, le point à détruire. Notre tactique serait celle du cricket "tip and run" : "touche et fuis". Des coups et non pas des poussées. Nous ne devions jamais essayer de poursuivre un avantage. Le principe était : lancer la plus petite force le plus vite et le plus loin possible.

Cette vitesse et cette portée nécessaires pour une guerre à distance, nous pourrions les atteindre grâce à la sobriété des nomades et au rendement qu'ils obtiennent de leurs chameaux. Le chameau, cette machine naturelle prodigieuse et compliquée, donne, entre les mains expérimentées, les résultats les plus remarquables. Nos remous pourraient aller six semaines dans une indépendance complète si chaque homme fixait à sa selle un demi-sac de farine de quarante-cinq livres.

Pour l'eau, une réserve d'un demi-litre suffisait. Les chameaux doivent boire : nous ne gagnerions rien à prévoir pour nous plus que pour nos montures. Quelques-uns de nos hommes ne buvaient jamais entre deux puits, mais une telle endurance était rare ; la plupart se désaltéraient longuement à chaque puits et emportaient de quoi boire une fois pendant le "jour sec" intermédiaire. Les chameaux pouvaient faire 150 milles sans s'abreuver : trois jours de marche vigoureuse. Cinquante milles forment une étape facile ; quatre-vingts est un bon chiffre ; en cas d'urgence nous pouvions couvrir 110 milles (177 kilomètres) dans les vingt-quatre heures ; deux fois, Ghazala, notre meilleure chamelle, franchit seule avec moi, 143 milles (230 kilomètres) dans le jour. La distance entre deux puits étant rarement de 100 milles, une réserve d'un demi-litre donnait assez de latitude.

Nos six semaines de nourriture permettaient d'aller à 1000 milles (1600 kilomètres) et de revenir. L'endurance de nos chameaux rendait possible pour nous (pour moi, l'apprenti-chamelier de notre armée, "douloureux" serait le mot juste) de franchir 1500 milles en 30 jours sans craindre la faim. Dépassions-nous, en effet, le temps prévu ? Chacun de nous était assis sur 200 livres de viande en puissance ; l'homme privé de son chameau n'avait qu'à monter en croupe sur un autre, en cas de nécessité. 

L'équipement de ces troupes de raid devait viser à la simplicité, sans exclure pourtant une supériorité technique sur les Turcs dans un domaine essentiel. Je demandai à l'Égypte de grandes quantités d'armes légères automatiques, Hotchkiss ou Lewis, pour de bons tireurs isolés. Les hommes entrainés à leur maniement étaient délibérément tenus dans l'ignorance du mécanisme : il ne fallait pas gaspiller la vitesse en essayant de réparer. Nos combats à nous duraient quelques minutes et se disputaient à dix-huit milles à l'heure. Si la mitrailleuse s'enrayait, l'homme devait la "balancer" et entrer dans le jeu avec son fusil.

Un autre trait distinctif pouvait être l'usage des explosifs puissants. Nous établîmes peu à peu une technique spéciale du dynamitage ; à la fin de la guerre nous pouvions démolir économiquement et sûrement n'importe quelle quantité de rails et de ponts. Allenby se montra généreux en explosifs. Seuls les canons tardèrent à venir jusqu'aux derniers mois. Retard pitoyable ! Dans la guerre de manœuvre un canon à longue en surclassait quatre-vingt-dix-neufs courts.

La distribution de nos rezzous n'avait rien d'orthodoxe. Nous ne pouvions ni mélanger ou combiner les tribus (à cause de leur méfiance réciproque) ni envoyer les hommes de l'une sur le territoire de l'autre. Pour compenser ce désavantage nous visions à la dispersion maxima des forces, et nous ajoutions la fluidité à la vitesse en utilisant un district le lundi, un autre le mardi, un troisième le mercredi. Ainsi notre mobilité naturelle était encore accrue. Quand nous poursuivions l'ennemi nos rangs se reformaient en hommes frais à chaque tribu nouvelle, gardant ainsi leur énergie première. Le désordre maximum constituait, à la lettre, notre équilibre.

L'économie interne des rezzous poussait à l'extrême l'irrégularité et la souplesse d'articulation. Les circonstances n'étaient jamais deux fois les mêmes pour nous ; aucun système ne pouvait donc d'y adapter deux fois ; et notre diversité déroutait l'espionnage ennemi. Leur information se fondrait sur l'identité des bataillons et des divisions ; des cadavres de trois compagnies pouvaient leur faire croire à l'existence d'un Corps d'Armée. En vérité, nos forces dépendaient d'un caprice.

Nous servions un idéal commun sans émulation entre tribus ; nous ne pouvions, par la suite, espérer la naissance d'un esprit de corps. Les soldats ordinaires sont transformés en membres d'une caste, soir par des avantages matériels : solde, uniforme et privilèges, soit par le mépris qui les coupe de la vie. Nous ne pouvions ainsi lier nos hommes maille en maille : car ils se battaient de leur plein gré. Bien des armées ont été faites d'enrolés volontaires ; bien peu ont servi volontairement. N'importe lequel de nos Arabes pouvait retourner chez lui sans encourir aucune sanction, dès que sa foi l’abandonnait. L'honneur était notre seul contrat.

Nous n'avions donc aucune discipline, au moins au sens où elle est restrictive, négatrice des individualités, le Plus Petit Dénominateur Commun des hommes. Dans les armées du temps de paix, la discipline signifie la poursuite non d'une moyenne, mais d'un absolu - l'égalisation à cent pour cent. Pour cela 99% des hommes sont abaissés au niveau du plus faible dans la parade. Le but est de transformer l'unité en unité, l'homme en type : ainsi leur effort devient calculable et le résultat collectif uniforme en masse et en qualité. Plus la discipline est profonde, plus est faible la valeur individuelle, plus sûre est l'exécution.

En substituant ainsi le travail assuré au chef-d’œuvre possible, la science militaire sacrifie, délibérément, une fraction de la valeur totale, pour annuler l'élément d'incertitude, le facteur bionomique, dans l'humanité enrégimentée. Le complément nécessaire de la discipline est la guerre complexe, socialement organisée - cette forme de guerre où le combattant est en vérité le produit des efforts multipliés d'une longue hiérarchie humaine qui, de l'usine au service de ravitaillement, travaille à le maintenir en action sur le champ de bataille.

La guerre arabe devait être, en réaction contre cette forme, individuelle et simple. Chaque homme enrôlé devait servir sur le front de bataille et se suffire à lui-même. L'efficacité de nos forces était l'efficacité de l'homme seul. Il me parut que, dans notre guerre articulée, la somme de ces hommes seuls égalerait au moins le produit d'un système complexe de même valeur numérique.

En pratique nous n'emploierions pas sur la ligne de feu les masses d'hommes considérables que ce système simple mettait théoriquement à notre disposition : notre attaque pouvait être trop étendue (en contraste avec notre menace d'attaque qui ne le serait jamais trop). La tension morale du combat isolé rendait cette guerre "simple" très dure pour le soldat ; elle exigeait de lui une initiative particulière, de l'endurance et de l'enthousiasme. La guerre irrégulière est beaucoup plus intellectuelle qu'une charge de baïonnette, beaucoup plus épuisante que le service d'imitation et d'obéissance confortables des armées régulières. Elle exige qu'on vous laisse les coudées franches. Dans la guérilla si deux hommes se trouvent ensemble, il y en a un de gaspillé. Notre idéal devait être de transformer la guerre en une suite de combats singuliers, nos régiments en une heureuse alliance d'agiles commandants en chef.

Thomas Edward Lawrence, traduit de l'anglais par Charles Mauron, Les Sept Piliers de la Sagesse, Éditions Petite Bibliothèque Payot, 1926 (2002), p.459-462.

vendredi 16 août 2013

Organizational Methodology.

Moebius, 40 Jours dans le Désert B, 1999.

There is a tsunami of data that is crashing on to the beaches of the civilized world. This is a tidal wave of unrelated, growing data formed in bits and bytes, coming in an unorganized, uncontrolled, incoherent cacophony of foam. It's filled with flotsam and jetsam. It's filled with the sticks and bones and shells of inanimate and animate life. None of it is easily related ; none of it comes with any organizational methodology.

As it washes up on our beaches, we see people in suits and ties skipping along the shoreline, men and women in fin shirts and blouses dressed for business. We see academics, designers and government officials, all getting their shoes wet and slowly submerging in the dense trough of stuff. Their trousers and slacks soaked, they walk stupidly into the water, smiling - a false smile of confidence and control. The tsunami is a wall of data - data produced at a greater and greater speed, greater and greater amounts to store in memory, amounts that double, it seems, with each sunset. On tape, on disks, on paper, sent by streams of light bouncing off the cloud, careening through the ether of Wi-Fi, 3G, 4G, G squared. Faster, more and more and more Twitters, texts and Facebooking. They nod their heads and say, "Yes, this is important, this is good stuff. The person sitting next to me, sitting in the next office down the aisle, they understand it, so I smile, making believe I understand it too".

These same people read their newspapers, their iPhone, iPad, their smart-this or smart-that, thinking they understand the issues of the day, whether it's the recession, depression, windfall or downfall, the healthcare debacle, national debt or international debt, taxes, the balance or the imbalance, trade, the dollar more valuable-good? Less valuable-good? They nod their heads, knee-jerking to key words in headlines, but unable to tell anybody else, including themselves, the essence of any issue.

All day, from morning at home, to workday lunches to dinner at night, out loud or to themselves, they 'uh-huh, uh-huh, uh-huh", making believe they understand a reference to a name, a reference to a fact, the references to knowledge that supposedly makes the world coherent. They "uh-huh" some friend, some teacher, a boss, a peer when a book or movie or magazine article, or piece of machinery, or software, or hardware is discussed. They "uh-huh" everybody because they were taught when they were young that it is no good to look stupid, that it is no good to say "I don't know", it is not good to ask questions, not good to focus on failure. Instead, the rewards come from acknowledging or answering everything with "I know". So they ask each other "keepin' busy" ?

You're supposed to look smart in our society. You are supposed to gain expertise and to sell it as the means of moving ahead in your career. You are supposed to focus on what you know how to do, and then do it better and better. You're supposed to revel in some niche of ability. That is where the rewards are supposed to come from.

Of course, when you sell your expertise - and what I mean by sell is to move ahead in a corporation, or sell an idea to a publisher, or a script to a producer, or sell and ability to a client - when you sell your expertise, by definition, you're selling from a limited repertoire. However, when you sell your ignorance, when you sell your desire to learn about something, when you sell your desire to create and explore and navigate paths to knowledge and understanding, when you sell your curiosity - you sell from a bucket with an infinitely deep bottom that represents an unlimited repertoire. And, you sell in a way that's not intimidating, in a way that joins the explanation to the fascination that comes with that understanding.

How opposite is our life from what we have been taught. Our educational system is based on the memorization of things we're not interested in, bulimicly spewed out on a paper called a test, and then forgotten. We learn to use our short-term memory rather than long-term memory. Many of our interests are shunted aside. The teenagers' interest in music, movies, games cars and sports are looked on as second-rate themes for their lives instead of embraced as connections to all knowledge and wisdom. The car connects to the history of transportation, to our road systems, to our cities and our highways. It connects to the balance of payments and economics around the world. To steel and iron, and steel construction, and plastics and design. It connects to physics and mathematics and chemistry. It connects to foreign languages and culture. To medicine and governmental policy. And, all the things the car connects to connect to everything else. So do sports. And so does entertainment, which connects to technologies of all sorts, to design and hardware and software and information. Information is validated by understanding. We are what we understand.

Richard Saul Wurman, How I Strive to Understand What it is Like not to Understand in Information Graphics, Taschen, 2012, p.39-40.

vendredi 9 août 2013

Le Mouvement.

Professor Bourbaki, IMG_0366, 2013


Professor Bourbaki, IMG_0396, 2013


Professor Bourbaki, IMG_0433, 2013.


LES INTERCESSEURS


Si ça va si mal dans la pensée aujourd'hui, c'est parce que, sous le nom de modernisme, il y a un retour aux abstractions, on retrouve le problème des origines, tout ça... Du coup, toutes les analyses en termes de mouvements, de vecteurs, sont bloquées. C'est une période très faible, une période de réaction. Pourtant, la philosophie croyait avoir fini avec le problème des origines. Il ne s'agissait pas de partir, ni d'arriver. La question était plutôt : qu'est ce qui se passe "entre" ? Et c'est exactement la même chose pour les mouvements physiques.

Les mouvements, au niveau des sports et des coutumes, changent. On a vécu longtemps sur une conception énergétique du mouvement : il y a un point d'appui, ou bien on est source d'un mouvement. Courir, lancer le poids, etc. : c'est un effort, résistance, avec un point d'origine, un levier. Or aujourd'hui on voit que le mouvement se définit de moins en moins à partir de l'insertion d'un point de levier. Tous les nouveaux sports - surf, planche à voile, deltaplane... - sont du type : insertion sur une onde préexistante. Ce n'est plus une origine comme point de départ, c'est une manière de mise en orbite. Comment se faire accepter dans le mouvement d'une grande vague, d'une colonne d'air ascendante, "arriver entre" au lieu d'être origine d'un effort, c'est fondamental.

Et pourtant, en philosophie, on en revient aux valeurs éternelles, à l'idée de l'intellectuel gardien des valeurs éternelles. C'est ce que Brenda déjà reprochait à Bergson : être traître à sa propre classe, à la classe des clercs, en essayant de penser le mouvement. Aujourd'hui, ce sont les droits de l'homme qui font fonction de valeurs éternelles. C'est l'état de droit et autres notions dont tout le monde sait qu'elles sont très abstraites. Et c'est au nom de ça que toute pensée est stoppée, que toutes les analyses en termes de mouvements sont bloquées. Pourtant, si les oppressions sont si terribles, c'est parce qu'elles empêchent des mouvements et non parce qu'elles offensent l'éternel. Dès que l'on est dans une époque pauvre, la philosophie se réfugie dans la réflexion "sur"... Si elle ne crée rien elle-même, que peut-elle bien faire, sinon réfléchir sur ? Alors elle réfléchit sur l'éternel, ou sur l'historique, mais elle n'arrive plus à faire elle-même le mouvement.

(...)

Le transformation du boulanger

Ce qui m'intéresse, ce sont les rapports entre les arts, la science et la philosophie. Il n'y a aucun privilège d'une de ces disciplines sur une autre. Chacune d'entre elles est créatrice. Le véritable objet de la science, c'est de créer des fonctions, le véritable objet de l'art, c'est de créer des agrégats sensibles et l'objet de la philosophie, créer des concepts. A partir de là, si l'on se donne ces grosses rubriques, aussi sommaires soient-elles : fonction, agrégat, concept, on peut formuler la question des échos et des résonances entre elles. Comment est-il possible que, sur des lignes complètement différentes, avec des rythmes et des mouvements de production complètement différents, comment est-il possible qu'un concept, un agrégat et une fonction se rencontrent ?

Premier exemple : il y a, en mathématiques, un type d'espace appelé espace riemannien. Mathématiquement très bien défini, en rapport avec des fonctions, ce type d'espace implique la constitution de petits morceaux voisins dont le raccordement peut se faire d'une infinité de manières et cela a permis, entre autres, la théorie de la relativité. Maintenant, si je prends le cinéma moderne, je constate qu'après la guerre apparaît un type d'espace qui procède par voisinages, les connections d'un petit morceau avec un autre se faisant d'une infinité de manières possibles et n'étant pas prédéterminées. Ce sont des espaces déconnectés. Si je dis : c'est un espace riemannien, ça à l'air facile et pourtant c'est exact d'une certaine manière. Il ne s'agit pas de dire : le cinéma fait ce que Riemann a fait. Mais, si l'on prend uniquement cette détermination de l'espace : voisinages raccordés d'une infinité de manières possibles, voisinages visuels et sonores raccordés de manière tactile, alors c'est un espace de Bresson. Alors, bien sûr, Bresson n'est pas Riemann, mais il fait dans le cinéma la même chose qui s'est produite en mathématiques et il y a écho.

Un autre exemple : il y a dans la physique quelque chose qui m'intéresse beaucoup, qui a été analysé par Prigogine et Stengers, et qu'on appelle "transformation du boulanger". On prend un carré, on l'étire en rectangle, on coupe le rectangle en deux, on rabat une partie du rectangle sur l'autre, on modifie constamment le carré en le réétirant, c'est l'opération du pétrin. Au bout d'un certain nombre de transformations, deux points, si rapprochés soient-ils dans le carré originel, se trouveront fatalement dans deux moitiés opposées. Ça donne l'objet de tout un calcul et Prigogine, en fonction de sa physique probabilitaire, y attache une grande importance. 

Là-dessus, je passe à Resnais. Dans son film Je t'aime, je t'aime, on voit un héros qui est reporté à un instant de sa vie et cet instant va être pris dans des ensembles différents à chaque fois. Comme des nappes qui vont être perpétuellement brassées, modifiées, redistribuées, de telle façon que ce qui est proche sur une nappe va être au contraire très distant sur l'autre. C'est une conception du temps très frappante, très curieuse cinématographiquement et qui fait écho à la "transformation du boulanger". Au point qu'il ne me semble pas choquant de dire : Resnais est proche de Prigogine, tout comme Godard, pour d'autres raisons, est proche de Thom. Il ne s'agit pas de dire : Resnais fait du Prigogine et Godard fait du Thom. Mais de constater qu'entr les créateurs scientifiques de fonctions et des créateurs cinématographiques d'images il y a des ressemblances extraordinaires. Et cela vaut également pour les concepts différenciés de ces espaces.

Du coup, la philosophie, l'art et la science entrent dans des rapports de résonance mutuels et dans des rapports d'échange, mais, à chaque fois, pour des raisons intrinsèques. C'est en fonction de leur évolution propre qu'ils percutent l'un dans l'autre. Alors, dans ce sens, il faut bien considérer la philosophie, l'art et la science comme des espèces de lignes mélodiques étrangères les unes aux autres et que ne cessent pas d'interférer. La philosophie n'ayant, là-dedans, aucun pseudo-primat de réflexion, et dès lors, aucune infériorité de création. Créer des concepts, c'est non moins difficile que de créer de nouvelles combinaisons visuelles, sonores, ou créer des nouvelles fonctions scientifiques. Ce qu'il faut voir, c'est que les interférences entre lignes ne relèvent pas de la surveillance ou de la réflexion mutuelle. Une discipline qui se donnerait pour mission de suivre un mouvement créatif venu d'ailleurs abandonnerait elle-même tout rôle créateur. L'important n'a jamais été d'accompagner le mouvement du voisin, mais de faire son propre mouvement. Si personne ne commence, personne ne bouge. Les interférences ce n'est pas non plus de l'échange : tout se fait par don ou capture.

Ce qui est essentiel, c'est les intercesseurs. La création, c'est les intercesseurs. Sans eux il n'y a pas d’œuvre. Ça peut être des gens - pour un philosophe, des artistes ou des savants, pour un savant, des philosophes ou des artistes - mais aussi des choses, des plantes, des animaux même, comme dans Castaneda. Fictifs ou réels, animés ou inanimés, il faut fabriquer ses intercesseurs. C'est une série. Si on ne forme pas une série, même complètement imaginaire, on est perdu. J'ai besoin de mes intercesseurs pour m'exprimer, et eux ne s'exprimeraient jamais sans moi : on travaille toujours à plusieurs, même quand ça ne se voit pas. A plus forte raison quand c'est visible : Félix Guattari et moi, nous somme intercesseurs l'un de l'autre.

La fabrication des intercesseurs à l'intérieur d'une communauté apparaît bien chez le cinéaste canadie Pierre Perrault : je me suis donné des intercesseurs, et c'est comme ça que je peux dire ce que j'ai à dire. Perrault pense que, s'il parle tout seul, même s'il invente des fictions, il tiendra forcément un discours d'intellectuel, il ne pourra pas échapper au "discours du maître ou du colonisateur", un discours préétabli. ce qu'il faut, c'est saisir quelqu'un d'autre en train de "légender", en "flagrant délit de légender". Alors se forme, à deux ou à plusieurs, un discours de minorité. On retrouve ici la fonction de fabulation bergsonienne... Prendre les gens en flagrant délit de légender, c'est saisir le mouvement de constitution d'un peuple. Les peuples de préexistent pas. D'une certaine manière, le peuple, c'est ce qui manque, comme disait Paul Klee. Est-ce qu'il y avait un peuple palestinien ? Israël dit que non. Sans doute y en avait-il un, mais ce n'est pas ça l'essentiel. C'est que, dès le moment où les Palestiniens sont expulsés de leur territoire, dans la mesure où ils résistent, ils entrent dans le processus de constitution d'un peuple. Ça correspond exactement à ce que Perrault appelle flagrant délit de légender. Il n'y a pas de peuple qui ne se constitue comme ça. Alors, aux fictions préétablies qui renvoient toujours au discours du colonisateur, opposer le discours de minorité, qui se fait avec des intercesseurs.

Cette idée que la vérité, ce n'est pas quelque chose qui préexiste, qui est à découvrir mais qu'elle est à créer dans chaque domaine, c'est évident, par exemple dans les sciences. Même en physique, il n'y a pas de vérité qui ne suppose un système symbolique, ne serait-ce que des coordonnées. Il n'y a pas de vérité qui ne "fausse" des idées préétablies. Dire "la vérité est une création" implique que la production de la vérité passe par une série d'opérations qui consistent à travailler une matière, une série de falsifications à la lettre. Mon travail avec Guattari : chacun est le faussaire de l'autre, ce qui veut dire que chacun comprend à sa manière la notion proposée par l'autre. Se forme une série réfléchie, à deux termes. N'est pas exclue une série à plusieurs termes, ou des séries compliquées, avec bifurcations. Ces puissances du faux qui vont produire du vrai, c'est ça les intercesseurs.

Gilles Deleuze, Les Intercesseurs in Pourparlers, 1972-1990, Éditions de Minuit, 1990, p.165-172

vendredi 2 août 2013

Ouvert & Clos.

Hugo Pratt, Les Hommes-léopards du Rufiji, 1978.

Lorsque nous scrutons l'image de Corto, nous voyons quoi ? Un organisme dont la matière est à chercher du côté du vide ou du côté plein ? de l'eau ou de l'air ? du noir ou du blanc ? La vieille blague à propos des zèbres (qui inspirèrent la première planche, célèbre, des Hommes-léopards) : "Est-ce un animal blanc à raies noires ou noir à raies banches ?" s'applique à merveille à Corto tel que le dessinait Pratt, y compris dans les albums prévus pour la couleur. La réponse à ce drôle de problème - qui ne concerne pas que les zèbres ! - nous ramène au cercle du Tao : pour qu'une figure vive, il faut qu'il y ait en elle une respiration entre les valeurs opposées qui la constituent. Dans la silhouette de Corto, cernée d'un trait à la fois ouvert et clos, l'air circule divinement bien. Un lecteur novice, ouvrant pour la première fois n'importe quel album, peut tout ignorer de la psychologie du héros, de ses valeurs, que déjà, plaisir purement visuel, cette qualité particulière de l'atmosphère qui l'environne, en laquelle il se meut, l'attache à lui. De même un survol ou simplement l'observation d'une carte de la plus belle des îles, Venise, dévoile, à travers l'étendue d'un paysage infiniment parcellisé, cet équilibre bouleversant entre la terre et les sinuosités de l'eau. Corto, dans son corps même, ressemble à cette ville dont Pratt toujours se souvenait.

Thierry Thomas, Les Roi des Ombres et des Eaux in Le Voyage Imaginaire d'Hugo Pratt, catalogue de l'exposition à la Pinothèque de Paris, Éditions Casterman, 2011, p.15-16.

Merci à P.L.