vendredi 30 mars 2012

Infra Ordinaire.

Flavien Menu, Versailles, 2011 (via IT).

Flavien Menu, 206 Rue La Fayette, 2011 (via IT).

Flavien Menu, Epaux Bézu, 2011 (via IT).

Approches de quoi?

Ce qui nous parle, me semble-t-il, c'est toujours l'évènement, l'insolite, l'extra-ordinaire : cinq colonnes à la une, grosse manchettes. Les trains ne se mettent à exister que lorsqu'ils déraillent, et plus il y a de voyageurs morts, plus les trains existent ; les avions n'accèdent à l'existence que lorsqu'ils sont détournés ; les voitures ont pour unique destin de percuter les platanes : cinquante-deux weekends par an, cinquante-deux bilans : tant de morts et tant mieux pour l'information si les chiffres ne cessent d'augmenter! Il faut qu'il y ait derrière l'évènement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu'à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours anormal : cataclysmes naturels ou bouleversements historiques, conflits sociaux, scandales politiques...

Dans notre précipitation à mesurer l'historique, le significatif, le révélateur, ne laissons pas de côté l'essentiel : le véritablement intolérable, le vraiment inadmissible : le scandale, ce n'est pas le grisou, c'est le travail dans les mines. Les "malaises sociaux" ne sont pas "préoccupants" en période de grève, ils sont intolérables vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an.

Les raz-de-marée, les éruptions volcaniques, les tours qui s'écroulent, les incendies de forêts, les tunnels qui s'effondrent, Publicis qui brûle et Aranda qui parle! Horrible! Terrible! Monstrueux! Scandaleux! Mais où est le scandale? Le vrai scandale? Le journal nous a-t-il dit autre chose que : soyez rassurés, vous voyez bien que la vie existe, avec ses hauts et ses bas, vous voyez bien qu'il se passe des choses.

Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m'ennuient, ils ne m'apprennent rien ; ce qu'ils racontent ne me concerne pas, ne m'interroge pas et ne répond pas davantage aux questions que je pose ou que je voudrais poser.

Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il? Ce qui se passe chaque jour, le banal, le quotidien, l'évident, le commun, l'ordinaire, l'infra-ordinaire, le bruit de fond, l'habituel, comment en rendre compte, comment l'interroger, comment le décrire?

Interroger l'habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l'interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s'il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s'il n'était porteur d'aucune information. Ce n'est même plus du conditionnement, c'est de l'anesthésie. Nous dormons notre vie d'un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie? Où est notre corps? Où est notre espace?

Comment parler de ces "choses communes", comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.

Peut-être s'agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l'exotique, mais l'endotique.

Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l'origine. Retrouver quelque chose de l'étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d'un appareil capable de reproduire ou de transporter les sons. Car il a existé, cet étonnement, et des milliers d'autres, et ce sont eux qui nous ont modelés.

Ce qu'il s'agit d'interroger, c'est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes ; nous descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit pour dormir. Comment? Où? Quand? Pourquoi?

Décrivez votre rue. Décrivez-en une autre. Comparez.

Faites l'inventaire de vos poches, de votre sac. Interrogez-vous sur la provenance, l'usage et le devenir de chacun des objets que vous en retirez.

Questionnez vos petites cuillers.

Qu'y a-t-il sous votre papier peint?

Combien de gestes faut-il pour composer un numéro de téléphone? Pourquoi?

Pourquoi ne trouve-t-on pas de cigarettes dans les épiceries? Pourquoi pas?

Il m'importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à peine indicatives d'une méthode, tout au plus d'un projet. Il m'importe beaucoup qu'elles semblent triviales et futiles : c'est précisément ce qui les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant d'autres au travers desquelles nous avons vainement tenté de capter notre vérité.

Voir également ici, , et .

Georges Perec, L'Infra-ordinaire, Éditions du Seuil, collection La Librairie du XXIe Siècle, 1989, p.9-13.

vendredi 23 mars 2012

Groupuscules Périphériques.

Photographie non attribuée, Deltaplane, USA, 1974.

Quelles que soient cependant les analyses à caractère plus ou moins politiques que l'on peut esquisser, le passage de la société de production à la société de création est d'une autre nature. Aucun discours politique ne prend aujourd'hui la mesure de cette transformation, aucun "régime" n'y prépare correctement ses citoyens. C'est qu'en effet, par rapport à ce dont nous parlons, la politique est par nature superficielle, obligée de satisfaire des clientèles et s'en tenir à la répétition d'idées reçues. Toute une génération a cru à l'efficacité du militantisme. On sait aujourd'hui que c'était une erreur. Le seul militantisme efficace est celui de la culture technique, de la réappropriation de la technique dans la vie quotidienne.

Dans la société de création, la technique fait partie de la culture. Elle se conjugue à la fois au passé, car toute création s'enracine dans une mémoire, au présent et au futur ; savoir programmer un micro-processeur fait partie de la culture de l'homme moderne. Si la technique et non plus seulement la science s'intègre dans la culture alors l'homme se désaliène, il ne se sent plus entouré de redoutables boîtes noires, il perd la peur d'un avenir incontrôlé.

Dans un société de production, où l'on demande à l'homme les qualités du robot, la méthode du pouvoir est inspirée par la défiance. Elle s'appuie sur la séparation, la décomposition des tâches, la surveillance, les contrôles à priori ; elle s’accommode de la bureaucratie.

Dans la société de création, cette défiance perd en grande partie sa raison d'être car on ne demande plus un travail pénible et abrutissant dont chacun souhaite s'évader, mais un travail créateur pour lequel il est au contraire normal d'être motivé. La stratégie de la société de création s'inspire non plus de la défiance, mais de la confiance. Elle est faite d'une écoute attentive de l'inspiration des hommes.

Que cette assertion ne soit pas interprétée comme l'effet d'un optimisme rousseauiste. C'est le résultat d'un raisonnement : les changements de la technique, qu'ils soient ou non voulus par les hommes, transforment la société. Or, le changement qui est en train de se produire est le remplacement des travaux répétitifs et déqualifiés par des automatismes. La conséquence en est que les contraintes et les pressions sociales qui avaient pour fonction de maintenir les hommes dans ces travaux perdent leur raison d'être. Devenues inefficaces, elles se dissolvent progressivement.

Le problème est que subsistent les bureaucraties de la société ancienne qui précisément ont été construites pour étouffer dans l’œuf les inspirations nouvelles. Une société de création n'est pas pour autant une société de désordre, car aux entraves bureaucratiques se substituent les disciplines personnelles des individus, transmises par l'enseignement. C'est une société où la pédagogie a, pour partie, remplacé la contrainte.

(...)

Cette transition de la société de production à la société de création est relativement lente. Elle commence avec le retournement venu avec la crise de l'énergie, succédant à la tendance de l'après-guerre (1945-1975).

Après le durcissement technologique : méga-outils, travail déqualifié et machinal, métro-boulot-dodo, domestication du consommateur, venant après celle du travailleur, l'économiste Schumacher annonce la prise de responsabilités par des groupuscules périphériques, la réalisation d'un nouveau rapport de l'homme avec la technique dans des petites unités, un retour de l'innovation, un espoir de résorption du chômage.

Ce retournement est la (re)découverte d'un autre mode de développement de la technique. Celui par lequel elle se donnait aux hommes autrefois. Ce mode, les Grecs l'avaient baptisé "poïesis". Ce terme signifiait "production" mais aussi cette intimité avec l'objet qui fait l'essence de la culture technique. Aussi avançons-nous qu'il s'agit pour l'homme de re"habiter" en poète, comme le dit Hölderlin.

Qu'est-ce que cela peut signifier aujourd'hui?

Habiter en poète se manifeste peut-être dans le supplément de performance des techniques de pointe, mais surtout dans le supplément d'âme des métiers d'art. Non pas dans la démonstration de puissance des méga-outils mais dans les démonstrations d'amour des objets de culture à travers lesquels on peut se parler. Non pas dans le déplacement et le remplacement des hommes, mais dans la réappropriation par eux de la technique, selon un mode décentralisé. Non pas dans l'exploitation, mais dans l'équilibre avec la nature, qui transforme la planète en jardin.

Voir également ici.

Thierry Gaudin, Transfiguration Née de la Technique Actuelle in Pouvoir du Rêve, Chapitre VII - Culture Technique, hors série, 1984, p.123-124.

vendredi 16 mars 2012

Il Étudia.

Roger Anger, Auroville, 1968.


Saint Bernard résume en sa personne tout ce qui vient d'être dit. Ce fut lui qui fit pénétrer la chevalerie dans Cîteaux. Il était né vingt-deux ans plus tôt dans un lignage de moyenne noblesse, de la vassalité des ducs de Bourgogne ; ses pères étaient des seigneurs de châteaux, maîtres de la terre et de la puissance quelques agglomérations de rustres ; par sa mère, son ascendance atteignait un rang plus élevé, celui des comtes, les héritiers des conducteurs de l'armée franque. Un bon sang donc, le seul à cette époque jugé capable de faire un saint. Cinq frères, une sœur, l'avenir de la famille était assuré. Bernard, né troisième, fût dédié à l’Église. Il eût sans doute appris quand même un peu les lettres : à la fin du XIe siècle, les chevaliers "lettrés" n'étaient plus rares. Le père d'Abélard, de même niveau social que Bernard, et qui vivait plus tôt dans une contrée plus fruste, savait lire. Futur clerc, Bernard fut naturellement placé aux écoles, dans un chapitre de chanoines, à Châtillon-sur-Seine, où sa famille était apparentée, possessionnée, où sa place était toute prête. Ce fut alors que, chaste comme Alexis, il sut résister aux femmes gourmandes d'adolescents blonds (1). Ce fut alors aussi que, par l'intermédiaire de ses frères s'initiant aux armes, un peu de l'éducation chevaleresque lui parvint, modelant pour toujours sa vision du monde. D'un monde semblable à celui des romans du XIIe siècle, et dont il ne fut jamais question pour Bernard de modifier l'écorce : il est bon, puisque Dieu l'a voulu, que les chevaliers en soient les maîtres, l'exploitent et, s'érigeant en posture dominante, éclipsent tous les autres mortels. Saint Bernard n'a jamais porté son regard sur d'autres hommes que des chevaliers, sur d'anciens chevaliers, les moines de chœur, et sur les autres qu'il a rêvé d'attirer tout à lui. L'appétit de vaincre, de réduire l'adversaire à merci, en quoi se nouent toutes les attitudes de ces coureurs de brousse, ces tournoyeurs, ces maîtres dans la chasse qu'est l'amour courtois, l'anime tout entier, le pousse avec violence à l'assaut de ses amis, pour les enchaîner à sa suite. Il n'a de cesse que ses frères aient délaissé leur métier, que sa sœur ait abandonné son mari ; il s'en prend à son oncle, à son père, à tout le monde, avec cette même ardeur, cette même impatience, cette insensibilité aux souffrances d'autrui qu'il mettra à terrasser d'autres antagonistes, lesquels ont le tort à ses yeux de n'être point des preux : les moines clunisiens, les gens d'école, Abélard, Arnaud de Brescia. Bernard est un combattant dur, tout hérissé de crocs et de véhémence, un homme d'exploit, de prouesse dans les luttes contre Satan, contre tout ce qui lui résiste. A commencer par son corps, qu'il veut juguler, soumettre à sa loi, et qu'il méprise, puisque dans les duels judiciaires, c'est bien en méprisant l'autre, en restant sourd à ses appels, que l'on en vient à bout, finalement, que l'on force le jugement de Dieu (et l'on sait l'aboutissement atroce de ces escarmouches incessantes, l'estomac délabré par trop de privations, par les nourritures abjectes, le trou creusé près de son siège au chœur, pour les vomissures). "Nous sommes ici comme des guerriers sous la tente, cherchant à conquérir le ciel par la violence, et l'existence de l'homme sur terre est celle d'un soldat". Mais si Bernard, toujours sur pied de guerre, use de toutes les armes et de tous les stratagèmes pour capturer les chevaliers, ses frères, c'est qu'il prétend les rendre meilleurs. Les presser de cultiver celles de leurs qualités qui sont bonnes. De déraciner les autres. La rançon qu'il attend de ses futurs captifs : laisser tomber à ses pieds les deux défauts qui souillent la chevalerie terrestre, l'orgueil en premier lieu, et puis l'amour des parures, ces vanités. Le goût des bijoux, des belles robes, des longues chevelures dégrade l'homme et le rend comme une femme. Virils, libérés des vaines glorioles, "jamais peignés, rarement lavés, la barbe hirsute, puants de poussière, maculés par le harnois et la chaleur", tels sont les guerriers qu'il s'acharne à enrôler, ceux qui célèbre dans sa Louange de la nouvelle chevalerie, c'est-à-dire de l'ordre du Temple. Bernard eût fait un chevalier magnifique. Mais ce ne fut pas les armes qu'il apprit. L'eût-il fait qu'il ne se fût peut-être jamais détourné du monde.

Il étudia. Ce qu'enseignaient les chanoines de Châtillon, c'est-à-dire avant toutes choses la grammaire et la rhétorique. Les arts du beau latin, la langue de Dieu. Il s'en rend maître. S'il cite peu les auteurs profanes, il les connaît à fond et leur emprunte toutes les tournures, tous les agréments qui font le discours séduisant. On n'insistait pas à Châtillon (2) sur la dernière voie du trivium, la dialectique. Saint Bernard n'a jamais raisonné à la moderne (3). Il est fort conscient de cette faiblesse, et s'en tire en vitupérant les raisonneurs. Sur des malentendus reposent ses attaques contre Abélard, qu'il se garda bien d'affronter publiquement. Pour convaincre, il compte sur la subtilité, sur le charme enjôleur de son propos. Il joue des mots. Il aime jouer. De tout : des images, des rencontres inattendues de vocables, des cadences, des ruptures de rythme. C'est par le détail proliférant, l'enrobement végétal des métaphores qu'il veut toucher. Plus que par la rigueur démonstrative. Les ornements extérieurs masquent la structure de son discours. Il s'y complaît, et n'a pas l'air de soupçonner que sa manière d'écrire trahit ses intentions de dénuement, que, somptueuse, elle revêt sa pensée de la plus scintillante des parures. Ou du moins, il s'en accommode, et ne résiste pas au plaisir - est-il innocent? - de briller par la parole. Sa conception baroque de l'expression verbale est à l'opposé de la conception qu'il impose de l’œuvre d'art. De fait, que voit-il? C'est un auditeur. Par l'ouïe s'établissent tous ses contacts. "Tu désires voir, écoute : l'audition est une approche de la vision". N'attachons pas trop de valeur aux anecdotes que rapportent ses biographes, le montrant inattentifs, vivant des années à Cîteaux avant de s'apercevoir que l'église avait trois fenêtres. On le discerne fort capable de percevoir les valeurs visuelles. Ainsi du noir : "Tout ce qui est noir n'est pas difforme. La noirceur par exemple peut plaire dans la prunelle de l’œil, les petites pierres noires sont seyantes sur une robe, et les cheveux noirs ajoutent à la gracieuse beauté d'un teint clair". Mais il est vrai qu'il a rangé l'art de bâtir parmi les "métiers ruraux". "Rien n'échappait à sa compétence, écrit-il de son frère Gérard, en architecture, en horticulture, en agriculture, bref en tous les métiers ruraux. Il était apte à diriger aussi bien les maçons que les charpentiers, les jardiniers que les cordonniers et les tisserands". Pour lui, construire est comme labourer ou forger. Inconsciemment, ce qu'il y a de manuel en ces "arts" lui répugne. De tels ouvrages concernent les paysans - inconsciemment, il méprise aussi les paysans - et les moines de chœur n'y sauraient toucher que du bout des doigts. Seules méritent pour lui une attention semblable à celle que nous portons, nous, aux œuvres d'art, la composition littéraire, et aussi la musique. Qui, l'une et l'autre, mettent en œuvre des consonances. Et c'est à leur propos seul qu'il a jamais énoncé des jugements esthétiques. Pour saisir ce qu'il tenait pour le beau, force est de se référer à ce qu'il écrit à l'abbé de Montier-en-Der de l'exécution musicale : "S'il y a du chant, qu'il soit plein de gravité, ni lascif, ni rude. Qu'il soit doux sans être léger, qu'il charme l'oreille afin d'émouvoir le cœur, qu'il soulage la tristesse, qu'il calme la colère, qu'il ne vide pas le texte de son sens, mais le féconde". S'exprime ici l'intention de Bernard lorsqu'il construit et assemble des phrases, la fonction qu'il assigne au langage : "émouvoir le cœur", en cette époque d'éblouissante floraison lyrique. Mais on discerne également les traits spécifiques qui pourraient définir à la fois le style de saint Bernard et tout l'art cistercien. Le souci de la mesure, d'abord de l'équilibre, cette position médiane où l'observance de Cîteaux entend se situer par rapport à l'excessif, mais qui est aussi requête d'accord profond avec l'ordre harmonique sur quoi s'édifie la création tout entière, c'est-à-dire avec Dieu lui-même. Ensuite l'espoir de parvenir, par l'entremise de telles concordances jusqu'à des vérités cachées, au terme de cheminements subtils, par des "choses qui s'insinuent". Enfin la référence primordiale au texte, auquel toute construction artistique est subordonnée, dont elle est servante, qu'elle a pour but de fertiliser, qu'elle travaille afin qu'il germe, s'épanouisse, que toutes les ressources de ses vocables se déploient, fructifient en cette nourriture qu'attendent les serviteurs de l'Éternel. Tout art, pour saint Bernard, est fondé sur une parole. La Parole. Celle de Dieu.

Pour Bernard, cet homme qui parle et qui écoute, le verbe est tout. Mais le verbe est tout pour tous les moines. Il est le matériau dont est entièrement bâtie leur culture. Qui veut comprendre la création artistique sont l'ordre de Cîteaux fut l'atelier doit constamment se remettre en mémoire la place centrale qu'occupait la Bible dans l'esprit des religieux. L'Écriture constituait la trame sur laquelle se tissait toute réflexion. Le premier soin d'Etienne Harding avait été d'en offrir à la jeune communauté une meilleure vision, pour que chacun scrutât le texte afin d'en mieux comprendre "les figures et les symboles, ainsi que les expressions sophistiquées, les subtilités verbales, les arguments enchevêtrés, tout ce qui voile encore la lumière de vérité". Naturellement, toute pensée dans le monastère s'échafaudait sur une mémoire de toutes parts entrelacée de réminiscences scripturaires. Chaque mot prononcé attirait à soi ceux qui lui sont associés dans la Vulgate, chaque psaume, des bribes d'autres psaumes, et l'écho d'autres versets qui venaient en éclairer le sens. Cependant, plus encore que la lecture - au début du Carême chaque moine prenait un livre, pour soutenir sa méditation, et ce livre était le Livre, ou son commentaire (4) -, plus que cette rumination solitaire, c'était le chant de l'office qui, parmi les moines de chœur, maintenait vivante la Parole. L'interrogation du texte sacré ne se séparait ni de l'oraison, ni de la musique qui en formait l'armature. A Cîteaux, où le rituel s’intériorise, la prière avait peut-être pour première fonction l'élucidation du verbe (5). A quoi coopérait aussi ce qui environnait cet exercice collectif, l'architecture de l'oratoire. Bernard ne prêta nulle attention au bâtiment. Cependant, de même qu'il s'attache, lorsqu'il écrit, à mettre en correspondance le texte lui-même et tout un jeu de nombres, nombre des lignes sur la page, nombre des syllabes dans la phrase, qui dévoile et prolonge la signification profonde de certains mots, de même qu'il requiert de ses auditeurs, pour parvenir jusqu'au centre caché de son discours, un effort d'analyse, de déchiffrement, de glose, analogue à celui qu'exige la lectio divina, de même tient-il pour évident que l'édifice fasse aussi l'objet d'un commentaire, contienne un sens, une hiérarchie de sens articulés, qu'il soit à la fois figuration symbolique et équivalence arithmétique de l'Ecriture. Pour lui comme pour tous les moines, la démarche initiale de l'esprit est de percer les apparences externes d'un message. "L'histoire (entendons le récit - entendons aussi le discours que tient le monument ou l'image) est une aire de doctrine sur laquelle les bons narrateurs séparent le grain de la paille avec les fléaux de la diligence et le van de la recherche. De même que le miel se cache sous la cire et la noix dans la coquille, de même sous l'écorce de l'histoire la douceur de la moralité". Dieu en effet, "il ne nous est pas permis pour l'instant de le voir autrement que par reflet et symbole". A voir Dieu (6) tend toute l'existence cistercienne, et c'est dans ce seul but que le vrai moine prête l'oreille au cœur du silence, ouvre les yeux sur le spectacle de la nuit. Cherchant à percevoir l'ordre masqué en quoi Dieu se manifeste parmi ses œuvres. Ce désir est la seule concupiscence permise (7). Encouragée. Dieu construit ses œuvres sur un ordre, "de même que celui qui écrit place tout conformément à des raisons certaines". La raison n'est pourtant pas pour Bernard l'instrument le plus utile, mais bien la volonté travaillant sur une mémoire. Poussant jusque vers ce fond ultime de la mémoire : l'empreinte en l'homme de l'image de Dieu. Image troublée, puisque le péché, l'enfoncement dans le charnel ont égaré l'homme dans les "provinces de dissemblance". Bernard de Clairvaux emploie les termes mêmes de Suger pour décrire la situation humaine face à la connaissance : abrutissement, engourdissement, hébétude.

Troublée mais non point effacée. Assez présente pour pénétrer l'âme du désir de restaurer sa forme exemplaire. "Voyons-la pure comme les anges, et cela malgré la chair de péché, voyons-la goûter non ce qui est terrestre, mais ce qui fait les délices des anges. Quelles marques plus évidentes d'une origine céleste que le fait de garder ainsi, dans les provinces de dissemblance, sa ressemblance originelle avec le ciel, que de jouir de la gloire du ciel sur la terre et dans l'exil, que de mener une vie angélique dans un corps de bête, ou peu s'en faut". Ici même, à la racine de toute la pensée de saint Bernard, se situe ce qui appelle et justifie la création artistique. Par l'agencement des mots, par les accords de la musique et le concert de tous, par l'assemblage des pierres et la disposition des murailles, réveiller l'homme de son assoupissement, stimuler, exciter son esprit, l'éclairer et, par des images, des harmonies, par tout un jeu de correspondances, aider cette mémorisation des origines qui est une victoire sur la chair, sur le péché, sur la nuit. Pour saint Bernard et pour Suger, la fonction de l’œuvre d'art est la même : "faire surgir l'esprit aveugle vers la lumière", "le ressusciter de sa submersion antérieure". L'art est l'instrument de résurgence, de révélation, de renaissance, de cette réforme qui doit être opération permanente à l'intérieur de l'homme aussi. L'art est l'instrument d'une conversion qui, comme l'acte du Créateur, n'est pas achevée dans l'instant d'un événement ponctuel, mais se coule dans la durée ininterrompue d'un destin. Par l'art, l'homme peut faire éclore en lui, tout frais, en un printemps continu, le souvenir essentiel, celui de la forma, qui le rend fils de Dieu. Nul lieu n'est plus propice à cette remembrance que le monastère où tout est mis en œuvre pour dissocier l'enveloppe du vieil homme, pour découvrir l'amande précieuse qu'elle enferme, où se conserve, intacte, la trace de l’œuvre du Père et toute la saveur des joies angéliques (8). Observer la Règle, châtier son corps, se complaire aux contraintes de la vie commune, "craindre Dieu", autant de degrés sur la montée ardue qui mène aux sommets de la contemplation. "Voulez-vous savoir de moi pourquoi, de tous les exercices de pénitence, il n'y a que la vie monastique qui ait mérité d'être appelée un second baptême? C'est, je crois, que son parfait renoncement au monde et l'excellence singulière de sa vie spirituelle la distinguent de toute autre manière de vivre et rendent ceux qui la professent plus semblables à des anges qu'à des hommes. Bien plus, elle re-forme en l'homme l'image de Dieu, la configurant au Christ comme le baptême". Pour cela, le monastère demeure le lieu du grand art.

Il peut sembler étrange que Bernard de Clairvaux, qui aimait parer son langage de tous les chatoiements de la rhétorique, n'ait pas senti la nécessité d'orner aussi la maison de Dieu. Peut-être n’était-il pas en effet sensible à la persuasion des signes visibles, et n'imaginait-il de rencontre entre l'âme et Dieu que dans l'univers des mots proférés (9). Il faut aller plus loin, je pense. Dépasser même l'idée simple que le renoncement à toute parure s'intègre au propos d'humilité et de pauvreté. Parvenir jusqu'à cette assise maîtresse sur quoi se fonde l'innovation cistercienne : le retournement vers l'intérieur. Lorsque Bernard recommande d'"offrir à Dieu un promenoir assez vaste pour qu'il y accomplisse l’œuvre même de sa majesté", il use d'un mot dont s'étaient servis les biographes d'Hugues de Cluny pour célébrer son œuvre de bâtisseur. Mais le "promenoir" que Bernard invite à construire n'est-il pas une basilique. Il songe à l'âme. Laquelle, ajoute-t-il, ne doit pas être "curieuse de spectacles plaisants". La fête somptueuse se déroulait à Cluny, elle se déroule à Saint-Denis dans l'extériorisation du spectacle, d'un décor tendu de tous les côtés, comme l’ostension d'un trésor royal. A Cîteaux, la même fête est intérieure. Elle déploie dans l'âme de chacun des moines ses fastes invisibles, et d'autant plus splendides que le travail de reformation personnelle est plus avancé. C'est ici qu'il faut reconnaître, je crois, le vrai renversement. Pour Bernard, les degrés par quoi l'esprit hébété se dégage des obscurités du charnel prennent place dans l'intimité d'une âme que vivifie la Parole. La découverte des vraies richesses s'opère, sans truchement matériel, au cours de ces visites furtives dont Dieu consent d'honorer la demeure purifiée. Par un commerce secret, nuptial. "Dans ce corps mortel..., il arrive par instants que la contemplation de la vérité puisse se produire, au moins partiellement, parmi nous autres mortels... mais lorsque l'espace d'un instant fugitif, et avec la rapidité de l'éclair, un rayon de soleil divin est entrevu par l'âme en extase, cette âme tire je ne sais d'où des représentations imaginaires d'objets terrestres qui correspondent aux communications reçues du ciel : ces images viennent en quelque sorte envelopper d'une ombre protectrice l'éclat prodigieux de la vérité apparue". Pour ce mystique, la fonction de l'image des "objets terrestres" s'inverse radicalement. Elle n'est plus, comme elle l'est encore pour Suger, chemin vers le non-perceptible, voie d'approche conduisant des ténèbres à plus de lumière. L'image est métaphore, traduction imparfaite, opaque, d'une ineffable illumination. Comme un écran tendu devant les éblouissements de l'extase.

Bâtisseur, saint Bernard le fut donc bien - à double titre. Parce que, parlant aux moines, il leur décrit le modèle à quoi devait se conformer le bâtiment : le bâtiment cistercien est la projection d'un rêve de perfection morale, comme les bâtiments que Boullée, que Ledoux ont imaginé de construire. Bâtisseur, Bernard l'est aussi pour avoir, parlant aux hommes du dehors, détourné vers Cîteaux les faveurs de son siècle (10) et réuni les moyens d'une construction. Intervention non moins décisive. Sans lui, il est probable que les frères du "nouveau monastère" auraient continué de péricliter, inconnus, au fond de leur solitude. Aucune forme artistique durable n'aurait succédé à leurs premiers baraquements. Sans rien, on peut écrire, on peut chanter. Nul ne peut édifier sans rien des édifices de pierres, solides encore huit siècles après. L'art cistercien est aussi le produit d'une réussite temporelle. De celle-ci, le principal artisan fut saint Bernard.

A sa mort, Clairvaux, son monastère, avait procréé soixante-dix abbayes. Si l'on ajoute celles que les entreprises de Bernard avaient amenées à s'agréger à cette famille, Clairvaux réunissait cent soixante-quatre filles - beaucoup plus à elle seule, que les autres abbayes mères, Cîteaux, La Ferté, Morimond, Pontigny. Pour lui, par sa parole conquérante, le lignage cistercien avait poussé ses avances jusqu'aux confins de la chrétienté latine. La "charité", analogue à l'amour de parenté, rassemblait tous ses membres. Ils formaient un seul corps, animé d'un même esprit, qui pendant vingt ans, de 1134 à 1153, s'est nourri aux mêmes exhortations, celles de saint Bernard. Unanimes, les communautés dispersées cherchaient Dieu selon les mêmes voies. Et lorsqu'il s'agissait de bâtir, s'inspiraient des mêmes directives. A l'unité génétique qui est celle de l'ordre, l'art cistercien doit sa propre unité, qui marque d'un air de famille ses architectures de l’Écosse à la Terre sainte, de la Pologne à l'Espagne. Les monastères cependant ne sont pas des jumeaux, et le bâtiment cistercien n'est pas monotone. Chaque édifice entend s'ajuster à la même "forme" exemplaire. Mais place est laissée à quelque singularité. Car, le jour de la résurrection, les morts se lèveront tous pour participer à l'unité, mais sans pourtant se confondre entre eux, chacun demeurant comme le demeure chacun des moines réunis pour l'office commun, une personne (11). En effet, dit encore Bernard, "ce qui est nécessaire, c'est l'unité, cette part excellent qui, jamais plus, ne nous sera ôtée. La division cessera quand viendra la plénitude. Alors la sainte cité de Jérusalem sera participation à l'être même de Dieu. En attendant, l'esprit de sagesse n'est pas seulement unique, il est multiple. Il fonde l'intériorité sur l'unité, mais il maintient une distinction entre les manifestations extérieures de sa présence... Qu'il y ait aussi en nous unité d'âme, que nos corps soient unis en aimant l'unité, en la cherchant, en s'y attachant, en nous mettant d'accord sur l'essentiel. Alors la division reste de surface. Elle n'est plus un danger, elle n'expose plus au scandale. Il peut y avoir une forme de tolérance particulière à chacun, et un avis particulier quant à la manière d'accomplir les affaires temporelles ; il peut même y avoir parfois divers dons de grâce : tous les membres n'ont pas la même activité. Mais l'unité intérieure, cette unanimité qui se réalise par le dedans, rassemble toute cette multiplicité en un faisceau serré, par le lien de la charité et de la paix". Voici pourquoi Sénanque ressemble à Silvacane et n'est est pourtant pas l'exacte réplique.

Sénanque, Silvacane, tous les autres bâtiments cisterciens ont coûté cher. On peut calculer que, pour extraire, charrier, tailler, assembler en usant des techniques de l'époque la masse de pierres employées à ces constructions, il fallait un nombre démesuré de journées de travail. Les moines travaillaient, bien sûr, et les convers beaucoup plus. Des laïcs pieux venaient leur prêter main-forte. Tel saint Louis qui transporta sur des brancards les pierres de Royaumont, et gourmandait ses frères de renâcler à l'ouvrage. Toutefois, les communautés n'étaient jamais très nombreuses. Les plus peuplées des abbayes comptaient deux cents, trois cents frères. Confiés à ces seuls effectifs, les travaux eussent indéfiniment traîné. Il apparaît qu'ils furent menés, par tranches, prestement. C'est donc que la main-d’œuvre domestique reçut l'appoint de salariés. A Clairvaux même, on n'eût pu construire sans argent. Ernaut, le second biographe de saint Bernard, lui prête ici des propos fort clairs. Le prieur Geoffroy pressait l'abbé de réédifier le monastère que l'affluence des novices rendait trop étroit. Bernard répondit : "La maison de pierre nous a déjà coûté beaucoup d'argent et de sueur, les conduites d'eau nous ont aussi coûté très cher ; si nous abandonnons cela, que dira-t-on de nous : que nous sommes légers, trop riches. Nous n'avons pas d'argent. Il en faut". Il en fallait effectivement. On s'en procura, et des mercenaires furent embauchés pour une seconde campagne de construction.

La Règle de saint Benoît ne défendait nullement de toucher les pièces d'argent. Bien au contraire, elle prévoyait que l'économie domestique s'ouvrirait sur les échanges extérieurs, instituait un office essentiel, celui du chambrier, chargé de veiller sur la réserve de monnaie, et d'en user. Cîteaux par conséquent n'eut aucune répugnance à se servir de l'instrument monétaire. Cîteaux refusa la seigneurie, non les deniers. A vrai dire, d'autres refus risquaient de limiter singulièrement les entrées numéraire. Cette masse d'argent, monnayé ou non, que dans les monastères à reliques, des équipes de religieux venaient ramasser à la pelle autour des sarcophages, le soir des grands pèlerinages, tous les deniers et les bijoux que les marchands enrichis das les bourgades monastiques léguaient en mourant à l'abbaye, leur protectrice et leur meilleure cliente, toutes les pièces que rapportait l'exploitation des églises paroissiales - tout ce qui faisait l'opulence de Cluny, qui avait conduit Cluny à se détacher peu à peu de la mise en valeur directe de sa terre - échappaient aux abbayes cisterciennes. Elles recevaient pourtant des dons. Un soir, à Clairvaux, une femme dont le mari se mourait de maladie vint apporter, pour qu'il fût guéri, près de trois mille piécettes. De plus gros dons venaient des princes. Le comte de Champagne, l'ami de saint Bernard, et que saint saint Bernard exhortait à renoncer aux vains luxes de la vie courtoise, avait toujours pour les munificences les mains largement ouvertes. Ce furent ses munificences qui permirent de reconstruire Clairvaux, de reconstruire Pontigny. D'autres riches donnaient aussi, et les marchands de biens qui renonçaient à leur soulte. Pour peu que l'on cherche, on trouve à la racine de tous les bâtiments cisterciens une forte aumône. Celle de l'évêque de Norwich ouvrit le chantier de Fontenay, celle de Bertrand des Baux, celui de Silvacane. Et lorsque le cadeau consistait en orfèvreries, les moines ne les conservaient pas. Ils allaient proposer l'or et les gemmes à des abbés moins rigoureux, qui ne refusaient pas d'orner les autels. Suger fit ainsi de bonnes affaires, sut acheter au meilleure compte, pour ses entreprises de décoration, un lot de pierres précieuses offert par le comte de Champagne à trois communautés cisterciennes, qui s'empressèrent de s'en débarrasser. A deniers comptants : c'était l'argent qui intéressait les frères. Avec l'argent, on pouvait payer les carriers et les maçons.

Le plus gros des ressources monétaires vint cependant d'ailleurs, de l'exploitation du domaine. Il se trouve que l'interprétation donnée par les cisterciens de la Règle de saint Benoît les plaçait dans la posture la plus propice à tirer profit du développement qui entraînait alors l'économie européenne. Ils refusaient les redevances au moment même où la dépréciation des espèces commençait à réduire la rente du sol et - les clunisiens en devinrent vite conscients - situait le faire-valoir direct du patrimoine foncier à la source des plus abondants revenus. Les abbayes cisterciennes géraient de cette façon leur bien, par l'entremise des convers, une main-d’œuvre pour lors enthousiaste et qui ne réclamait aucun salaire. Point de frais par conséquent. En revanche, l'application des techniques les plus savantes, puisque les moines de chœur conduisaient l'entreprise et qu'ils y mettaient le même soin qu'au bâtiment, dont la qualité de facture est éclatante. Le même savoir, et une diligence semblable à perfectionner sans cesse les méthodes. Sur le domaine cistercien, le rendement du travail fut ainsi plus élevé que partout. Ajoutons que le patrimoine s'étendait largement sur des terres incultes, dans le "désert" des friches, des broussailles, des marais, c'est-à-dire dans un espace dont les productions devenaient chaque jour plus recherchées. Le progrès de la civilisation aiguisait le besoin de denrées moins frustes. Les seigneurs, les enrichis des villes en croissance, tous les artisans qui travaillaient pour eux réclamaient autre chose que du pain. A ce qui l'accompagne, le régime alimentaire, se raffinant, faisait plus de place, au fromage, au poisson, à la viande. A tout ce que les cisterciens s'interdisaient eux-mêmes de manger, mais qu'ils tiraient en abondance de leurs pâtures et de leurs viviers. Un vêtement moins rustique exigeait toujours plus de cuir, de laine. Il fallait du bois pour édifier autour des cités les quartiers neufs, pour reconstruire après les incendies. Il fallait du fer, du verre, des cendres, du charbon pour les forges. Tout cela, les abbayes cisterciennes - qui n'avaient défriché qu'un peu, pour leur propre grain et pour leur vin - l'extrayaient sans peine du reste de leurs possessions. Lorsque saint Bernard appelait à quitter le monde pour les solitudes, "vous verrez par vous-même, affirmait-il, que l'on peut tirer du miel des pierres et de l'huile des rochers les plus durs". Bien sût, c'était de biens spirituels qu'il parlait, du fruit délicieux qui naît des privations, de la solitude et du silence. Mais les cisterciens purent croire qu'ils avaient également forcé par leurs vertus, les pierres et les rochers de la friche à devenir productifs. De toutes les toisons, les peaux, les poutres, les gueuses de fonte, les souliers, ils n'employaient qu'une part infime. Ils vendirent le reste. La Règle de saint Benoît ne l'interdisait pas. Les usages fixés par les chapitres généraux de l'ordre autorisaient les religieux à se rendre aux marchés pour y acheter du sel, quelques denrées indispensables, mais surtout pour y troquer contre des deniers les surplus de l'exploitation. Orientées de plus en plus délibérément vers ce commerce, les abbayes cisterciennes sollicitèrent des maîtres des routes, des rivières et des ponts, à partir de 1140, des exemptions de péage, fondèrent des entrepôts dans les bourgades de transit. Dans son Apologie à Guillaume de Saint-Thierry, saint Bernard avait reproché aux clunisiens de perdre leur temps aux foires, devant les étalages des drapiers, tâtant les tissus, comparant les couleurs, afin que le vêtement de la communauté fût plus somptueux. Les cisterciens restaient moins longtemps sur les aires marchandes, mais ils en revenaient portant de lourdes besaces pleines d'argent. Ils y dépensaient peu. Ils gagnaient.

De cette monnaie, que faire? Accueillir les hôtes? Les monastères de Cîteaux étaient loin des itinéraires. On les accusait de se fermer même aux moines d'autres congrégations. Quand les jeunes chevaliers en bande, courant les taillis, s'ébattant dans les régions de l'exubérance forestière, venaient frapper à la porte de ces cloîtres, on les nourrissait de bonnes paroles, on leur servait un pot de bière, puis ils s'en allaient plus loin. Veillant à son isolement, Cîteaux avait aussi rompu avec les fonctions d'hospitalité, si largement remplies par le monachisme traditionnel, et qui coûtaient tant. Parce que ces abbayes vivaient à l'écart, elles pratiquaient fort peu l'aumône. La charité cistercienne fut elle aussi intériorisée (12). Elle devint ce renoncement de cœur qui fait supporter les gênes de la promiscuité, se soucier d'abord de ses frères, et surtout incite à s'approcher de la grandeur de Dieu par l'amour. Elle en se résolvait pas en distribution de provende ou d'argent. Si les cisterciens participèrent à l'ample courant qui porte, tout au long du XIIe siècle, à prendre toujours plus de soin des indigents et des malades, ce fut d'une autre manière. Par le conseil, l'injonction répétée aux princes amis de modifier leurs pratiques charitables. Les biographes de saint Bernard l'ont loué d'avoir amené le comte de Champagne à ne plus se satisfaire des gestes rituels par quoi, vingt ans plus tôt, le comte Charles de Flandre se tenait quitte des devoirs aumôniers de son état, à réduire le train de sa maison, à renoncer aux dépenses de somptuosité, à s'inquiéter de la vraie misère, la nouvelle, celle des faubourgs urbains, à charger des religieux de parcourir les ruelles et les taudis pour dépister les miséreux. Mais ces religieux ne furent pas cisterciens. Ce furent des Prémontrés, des clercs, dont la place était au milieu du monde. Celle de Cîteaux était hors du monde. Et de son bien, Cîteaux donna fort peu.

Mais Cîteaux, je l'ai dit, voulait agir par l'exemple. Tout cet argent, Cîteaux l'employa à dresser une image convaincante, le symbole visible de ce qu'étaient ses vertus. A montrer que le dénuement, la rigueur peuvent seuls conduire à la perfection, à ces harmonies où l'on a des chances de rencontrer Dieu. Les deniers que les moines, dans la sueur, dans l'humiliation, arrachaient aux broussailles ne servirent point à planter un décor brillant autour d'une fête somptueuse, dans ces mêmes parures de vanité dont les abbés cisterciens pressaient les princes de se séparer pour l'amour du Christ (13). Ils servirent à édifier le modèle de la cité parfaite, celle où la fête nuptiale se déroule au sein des âmes, dans les splendeurs de la pauvreté. L'art cistercien est né de la transmutation d'une énorme fortune. Ce qui lui valut de durer jusqu'à nous. Mais il la renie. Car l'éthique dont il offre aux regards l'analogie appelle à la rectitude et à l'absolu dépouillement.

Georges Duby, Saint Bernard, L'Art Cistercien, Éditions Flammarion, collection Champs, 1979, p.87-100. 

Voir également ici.

Notes.

1. "Parce que nous sommes charnels, il faut que notre désir et notre amour commencent par la chair". Saint Bernard, lettre 11.
2. "Au nom de la trinité sainte et indivise. Début du premier livre de la vie de Saint Bernard, abbé. Bernard naquit dans le bourg de Châtillon en Bourgogne, de parents illustres selon la dignité du monde, mais plus dignes et plus nobles encore par la piété de la religion chrétienne. Son père..."
3. "Ce n'est pas en disputant que l'on comprend ces choses, c'est par la sainteté". Saint Bernard, De la considération, 105.
4. "Pendant le Carême, qu'ils reçoivent chacun un livre de la bibliothèque. Qu'ils le lisent d'un bout à l'autre. Ces livres seront distribués au début du Carême". Règle de saint Benoît.
5. "Comment n'essaierais-je pas de tirer de la lettre morte et insipide un aliment spirituel, un aliment savoureux et salutaire, comme on sépare le grain de la balle, la noix de la coquille, ou comme on extrait la moelle d'un os". Saint Bernard, LXXIIe sermon sur le Cantique des Cantiques.
6. "Moi, je cherche mon Dieu dans la créature corporelle, soit au ciel, soit sur la terre, et je ne le trouve pas. Je cherche en moi-même sa substance, et je la trouve pas. Mais je ne cesse de poursuivre en mes méditations cette recherche de mon Dieu, et dans mon désir de voir se découvrir à mon intelligence, par le moyen de ses œuvres, les perfections invisibles de Dieu, je répands mon âme au-dessus de moi, et il ne me reste plus rien à atteindre que mon Dieu". Saint Augustin, Enarratio in Psalmis, 41.
7. "Nous chercherons donc comme si nous allions trouver, mais nous ne trouverons jamais qu'en ayant toujours à cherche". Saint Augustin, De la Trinité, 9.
8. "Un cœur que l'amour a saisi n'a plus la disposition de lui-même". Saint Bernard, lettre 74.
9. "Le Verbe est venu en moi, et souvent. Souvent il est entré en moi, et parfois je ne me suis pas aperçu de son arrivée, mais j'ai perçu qu'il était là, et je me souviens de sa présence. Même quand j'ai pu pressentir son entrée, je n'ai jamais pu en avoir la sensation, non plus que de son départ. D'où est-il venu dans mon âme? Où est-il allé en la quittant?" Saint Bernard.
10. "Beaucoup de nobles guerriers et de grands savants se rendirent à Cîteaux, attirés par la nouveauté de ces usages. Ils embrassèrent volontairement cette austérité extraordinaire et chantèrent au Christ avec joie, dans la voie de justice, des hymnes d'allégresse". Orderic Vital, Histoire ecclésiastique, VIII, 26 (1135).
11. "Veillons à ce que le Seigneur habite en chacun de nous d'abord, et ensuite en nous tous ensemble : il ne se refusera ni aux personnes, ni à leur universalité. Que chacun donc s'efforce d'abord à n'être pas en dissidence avec lui-même..." Saint Bernard, sermon de la Dédicace.
12. "Le Christ commence par nous faire respirer dans la lumière de son inspiration, afin qu'à notre tour nous soyons en lui un jour qui respire. Car par son opération, l'homme intérieur en nous se rénove de jour en jour, et se refaçonne en esprit à l'image de son créateur : il devient un jour né du jour, une lumière issue de la lumière... Il reste à attendre un troisième jour, celui qui nous aspirera dans la gloire de la résurrection". Saint Bernard, LXXIIIe sermon sur le Cantique des Cantiques.
13. "Elevez-vous par l'humilité. Telle est la voie ; il n'y en a pas d'autre. Qui cherche à progresser autrement tombe plus vite qu'il ne monte. Seule l'humilité exalte, seule elle conduit à la vie". Saint Bernard, IIe sermon pour l'Ascension.

[Musique: Raimon de Miraval, Novel Amor, 1135-1216.]

vendredi 9 mars 2012

S'arrêter Net.

Calligraphie non attribuée, Sans titre, s.d. (via But Does It Float).

Calligraphie non attribuée, Sans titre, s.d. (via But Does It Float).

Calligraphie non attribuée, Sans titre, s.d. (via But Does It Float).

LES RÉGIMES DE L'ACTIVITÉ

Le Tchouang-tseu est pour une part l'oeuvre d'un philosophe, c'est-à-dire d'un homme qui pense par lui-même, consulte avant tout sa propre expérience, médite aussi ce que disent les autres et fait un usage réfléchi du langage. Il fallait poser cela au départ parce que nous ne savons presque rien de la personne de Tchouang-tseu. Nous n'avons que le texte et nous n'y trouverons pas sa pensée philosophique si nous ne l'y cherchons pas.

Wittgenstein tient la description, plutôt que l'explication, pour l'acte philosophique ultime, surtout quand elle porte sur notre expérience élémentaire, sur ce que j'ai appelé l'infiniment proche ou le presque immédiat - mais ces descriptions sont ardues, à cause des difficultés de langage sur lesquelles elles butent. La description est au cœur de la phénoménologie, mais l'interminable prose des phénoménologues nous donne rarement le sentiment de toucher aux choses mêmes. Tchouang-tseu est très différent. Il s'exprime de façon ramassée, il aime s'arrêter net. Il paraît souvent spéculatif, audacieux jusqu'à la témérité, suivant avec délice les débordements d'une imagination débridée. En posant que son oeuvre est pour l'essentiel une description de l'expérience, voire de l'expérience commune, je formule une thèse dont il m'incombe donc de fournir la démonstration. Les brèves analyses que j'ai développées ne suffisent pas. Il faut que j'aille plus loin dans la démonstration.

Le cuisinier, le charron et le nageur étaient des hommes actifs. Leur activité nous était décrite de façon saisissante. Les trois s'interrompaient pour parler de l'activité qu'ils venaient de suspendre. Les trois décrivaient les transformations qu'avaient connues leur activité à mesure qu'ils avaient progressé dans la maîtrise de leur art. Cette activité contraste très nettement avec les moments de l'expérience que les phénoménologues ont décrits, ceux de la sensation et de la perception principalement, parfois aussi ceux du souvenir ou de la réflexion. Le phénoménologue est un homme assis qui cherche à saisir ce que se passe quand il voit sa table, sa feuille de papier, la fenêtre ouverte, le mur de la maison d'en face - ou ferme les yeux pour observer ce qu'il fait quand il pense. Ce qu'il tente de décrire se situe dans un rapport à soi conscient et soutenu. Dans les trois dialogues de Tchouang-tseu, il était question d'une activité active (si je puis dire), qu'il fallait suspendre pour pouvoir parler. Il s'agissait des transformations de cette activité et de la modification concomitante des rapports qu'entretiennent, non pas le conscient et l'inconscient, mais plutôt la conscience et l'inconscience.

Pour mieux caractériser ces phénomènes, je parlerai des "régimes" de l'activité, au sens où l'on parle des régimes d'un moteur, c'est-à-dire des différents réglages auxquels on peut le soumettre, produisant différents rapports et différents effets de puissance. Ceci me permet de dire que, dans les textes que nous avons déjà examinés et ceux que je vais analyser, l'attention de Tchouang-tseu se porte principalement sur les "changements de régime".

Ces changements de régime nous sont familiers, nous les pratiquons sans cesse, mais nous ne les observons pas beaucoup et n'en faisons jamais l'objet d'une réflexion suivie. Ils ne nous paraissent pas avoir la dignité nécessaire. Ce préjugé est lié à la primauté que nous semble posséder le rapport à soi conscient et soutenu dont j'ai parlé il y a un instant, surtout en philosophie. C'est à ce préjugé que pense Julien Gracq lorsqu'il note, dans En lisant, en écrivant : "Presque tous les penseurs, tous les poètes d'Occident privilégient les idées, les images qui évoquent l'éveil, c'est-à-dire la sécession de l'esprit d'avec le monde, et négligent non moins systématiquement celles qui ont trait à (…) l'endormissement, la réunification. Encore s'agit-il dans cet éveil presque toujours d'un était déjà éveillé plutôt que d'un passage. Combien peu d'attention accordée dans la science comme dans la littérature occidentale, aux états réellement naissants et expirants de la conscience" (1). Julien Gracq voit juste, et reste cependant, dans son vocabulaire, tributaire de la perspective étroite qu'il dénonce : il parle des états "expirants" et "naissants" de la conscience, comme si elle ne pouvait qu'apparaître et disparaître tout entière, et non se transformer. Julien Gracq n'ignore pas, bien sûr, le mémorable récit que Montaigne fait de sa chute de cheval, de la mort qu'il frôle et de son lent retour à la vie (2). Il n'oublie pas la Recherche du temps perdu, qui s'ouvre sur une entrée dans le sommeil et culmine dans un extraordinaire moment de surdétermination de la sensation et du souvenir (3). Ce sont les exceptions qui confirment la règle. Dans l'ensemble, Julien Gracq a raison. Du point de vue philosophique conventionnel, les changements de régime auxquels s'intéresse Tchouang-tseu paraissent négligeables. Du point de vue de Tchouang-tseu, ils ne le sont pas.

Jean François Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu, Éditions Allia, 2002, p.41-44.

Voir également ici.

Notes.

1. Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 2 vol., 1989, 1995 ; vol.2, p.621.
2. Essais II/6.
3. La Recherche du temps perdu, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, Paris, 4 vol., 1987-1989 ; vol.4, p.445-446.

vendredi 2 mars 2012

Esprit Nouveau.

Gisèle Freund, Walter Benjamin à la Bibliothèque Nationale, 1937.

Si l'on se demande sans aucun parti pris comment la science a pu aboutir à sa forme actuelle (chose importante à tous points de vue, puisqu'elle nous domine et que l'analphabète lui-même n'en est pas préservé, qui apprend à vivre dans la compagnie d'innombrables objets produits scientifiquement), on obtient déjà une image fort différente. Selon des traditions dignes de foi, ce serait au cours du XVIe siècle, période d'intense animation spirituelle, que l'homme, renonçant à violer les secrets de la nature comme il l'avait tenté jusqu'alors pendant vingt siècles de spéculation religieuse et philosophique, se contenta d'une façon que l'on ne peut qualifier que de "superficielle", d'en explorer la surface. Le grand Galilée, par exemple, qui est toujours le premier cité à ce propos, renonçant à savoir pour quelle raison intrinsèque la Nature avait horreur du vide au point qu'elle obligeait un corps en mouvement de chute à traverser et remplir espace après espace jusqu'à ce qu'il atteignit enfin le sol, se contenta d'une constatation beaucoup plus banale : il établit simplement à quelle vitesse ce corps tombe, quelle trajectoire il remplit, quel temps il emploie pour le remplir et quelle accélération il subit. L'Église catholique a commis une grave faute en forçant cet homme à se rétracter sous peine de mort au lieu de le supprimer sans plus de cérémonies : c'est parce que lui et ses frères spirituels ont considéré les choses sous cet angle que sont nés plus tard (et bien peu de temps après si l'on adopte les mesures de l'histoire) les indicateurs de chemin de fer, les machines, la psychologie physiologique et la corruption morale de notre temps, toutes choses à quoi elle ne peut plus tenir tête. Sans doute est-ce par excès d'intelligence qu'elle a commis cette faute, car Galilée n'était pas seulement l'homme qui avait découvert la loi de la chute des corps et le mouvement de la terre, mais un inventeur à qui le grand capital, comme on dirait aujourd'hui, s’intéressait ; de plus, il n'était pas le seul à son époque qu'eût envahi l'esprit nouveau. Au contraire, les chroniques nous apprennent que la sobriété d'esprit dont il était animé se propageait avec la violence d'une épidémie ; si choquant qu'il soit aujourd'hui de dire de quelqu'un qu'il est animé de sobriété, quand nous penserions plutôt en être saturés, le pas que l'homme fit à cette époque hors du sommeil métaphysique vers la froide observation des faits dut entraîner, si l'on en croit quantité de témoignages, une véritable ardeur, une véritable ivresse de sobriété. Si l'on se demande comment l'humanité a pu penser à se transformer ainsi, il faut répondre qu'elle a agi comme tous les enfants raisonnables quand ils ont essayé trop tôt de marcher ; elle s'est assisse par terre, elle a touché la terre avec une partie du corps peu noble sans doute, mais sur laquelle on peut se reposer. L'étrange est que la terre se soit montrée si sensible à ce procédé et qu'elle se soit laissé arracher, depuis cette prise de contact, une telle foison de découvertes, de commodités et de connaissances qu'on en crierait presque au miracle.

Robert Musil, traduit de l'allemand par Philippe Jaccottet, L'Homme Sans Qualités, Tome 1, Éditions Seuil, collection Points, 1956 (2004), p.409-411.

Voir également ici et .