vendredi 28 septembre 2012

The Connectome.


EPFL, Blue Brain Project, 2012.

Romain Bironneau et al., China Inc., Les Presses de Sciences Po, 2012.

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Quand la bureaucratie russe a enfin réussi à se défaire des traces de la propriété bourgeoise qui entravaient son règne sur l'économie, à développer celle-ci pour son propre usage, et à être reconnue au-dehors parmi les grandes puissances, elle veut jouir calmement de son propre monde, en supprimer cette part d'arbitraire qui s'exerçait sur elle-même : elle dénonce le stalinisme de son origine. Mais une telle dénonciation reste stalinienne, arbitraire, inexpliquée, et sans cesse corrigée, car le mensonge idéologique de son origine ne peut jamais être révélé. Ainsi la bureaucratie ne peut se libéraliser ni culturellement ni politiquement car son existence comme classe dépend de son monopole idéologique qui, dans toute sa lourdeur, est son seul titre de propriété. L'idéologie a certes perdu la passion de son affirmation positive, mais ce qui en subsiste de trivialité indifférente a encore cette fonction répressive d'interdire la moindre concurrence, de tenir captive la totalité de la pensée. La bureaucratie est ainsi liée à une idéologie qui n'est plus crue par personne. Ce qui était terroriste est devenu dérisoire, mais cette dérision même ne peut se maintenir qu'en conservant à l'arrière-plan le terrorisme dont elle voudrait se défaire. Ainsi, au moment même où la bureaucratie veut montrer sa supériorité sur le terrain du capitalisme, elle s'avoue un parent pauvre du capitalisme. De même que son histoire effective est en contradiction avec son droit, et son ignorance grossièrement entretenue en contradiction avec ses prétentions scientifiques, son projet de rivaliser avec la bourgeoisie dans la production d'une abondance marchande est entravée par ce fait qu'une telle abondance porte elle-même son idéologie implicite, et s'assortit normalement d'une liberté indéfiniment étendue de faux choix spectaculaires, pseudo-liberté qui reste inconciliable avec l'idéologie bureaucratique.


Guy Debord, La Société du Spectacle, Editions Gallimard, coll. Folio, 1992 (1967), p.106-107. 


Merci à M.S., G.H. et R.B.

vendredi 21 septembre 2012

Machines Sublimes.

Ryoichi Kurokawa, Rheo : 5 Horizons, 2010.

DIVINATION, ce nom, comment ne pas l'associer aux deux machines sublimes dont je me sers pour travailler? Caméra et magnétophone, emmenez-moi loin de l'intelligence qui complique tout.

Robert Bresson, Notes sur le Cinématographe, Éditions Gallimard, coll. NRF, 1975, p.140.

Merci à G.L.

vendredi 14 septembre 2012

Compte Rendu.

Marcel Proust, À l'Ombre des Jeunes Filles en Fleurs, placard d'épreuves corrigées de 1914.

À ce stade, la meilleure façon de procéder et de se nourrir de cette cinquième source d'incertitude est tout simplement de tenir un journal de tous nos mouvements, y compris de ceux qui concernent la production même du compte rendu. Ce n'est ni pour les beaux yeux de la réflexivité épistémique, ni par une sorte d'indulgence narcissique, mais parce que désormais tout fait partie des données : tout, depuis le premier coup de téléphone à un informateur potentiel, le premier rendez-vous avec le directeur de thèse, les premières corrections qu'un client a apportées à un projet de financement, le premier usage d'un moteur de recherche, la première liste d'éléments à cocher dans un questionnaire. Conformément à la logique de notre intérêt pour les rapports et la comptabilité écrite, il peut être utile d'énumérer les différents carnets qu'il faut tenir à jour - et peu importe désormais qu'ils soient manuels ou numériques (1).

Le premier carnet devra faire office de carnet de bord de l'enquête. C'est la seule façon de documenter les transformations que l'on subit en se déplaçant au cours des terrains. Les rendez-vous, les réactions des autres vis-à-vis de l'enquête, la surprise éprouvée face à l'étrangeté du terrain, etc., tout cela devra être consigné aussi régulièrement que possible. Sans cela, on perdra de vue l'expérience artificielle qui consiste à aller sur le terrain et à se mettre en présence d'une nouvelle situation. Il faut que, même des années plus tard, il soit possible de savoir comment l'étude a été conçue, quelles personnes ont été rencontrées, quelles sources ont été consultées, etc., le tout étant précisément daté.

Il faut consacrer un second carnet à la collecte de l'information, de telle sorte qu'il soit possible de classer toutes les entrées par ordre chronologique tout en les rassemblant dans des catégories destinées à évoluer vers des fichiers et des sous-fichiers de plus en plus raffinés. Il existe aujourd'hui de nombreux logiciels qui satisfont cette exigence contradictoire, mais les anciens comme moi ont énormément appris du travail ennuyeux consistant à reporter des données sur des fiches bristol... Quelle que soit la solution retenue, le passage d'un cadre de référence à l'autre se trouve grandement facilité si les données peuvent rester inaltérées tout en étant susceptibles d'être reclassées de multiples façons. C'est la seule manière de procéder pour qu'elles soient aussi flexibles et articulées que la question qu'il s'agit d'affronter.

Il faut toujours avoir à portée de main un troisième carnet, destiné aux essais d'écriture ad libitum. On ne saurait parvenir à déployer de façon adéquate des imbroglios complexes sans un flot continu d'esquisses et de brouillons. Il serait maladroit de croire que le travail se divise en une première période, au cours de laquelle on se contenterait d'accumuler des données, suivie d'une seconde, au cours de laquelle on commencerait à écrire. La rédaction d'un rapport est une affaire trop risquée pour se plier à une distinction entre l'enquête et la rédaction. Ce qui en sort spontanément du clavier d'ordinateur, ce sont des généralités, des clichés, des définitions à tout faire, des comptes rendus remplaçables, des idéal-types, des explication puissantes, des abstractions, bref, les matériaux qui permettent de rédiger sans le moindre effort les textes de la sociologie du social (2). Pour contrer cette tendance, il faut redoubler d'efforts pour enrayer cette écriture automatique. Il n'est pas plus facile de découvrir le bon compte rendu que de savoir quel est, dans une expérience de laboratoire, le bon protocole. Mais les idées, les paragraphes, les métaphores et les astuces littéraires peuvent surgir de façon inattendue au cours d'une étude ; si on ne leur réserve pas une place ou un débouché, ils seront perdus ou, pire, ils viendront gâcher le dur labeur de l'accumulation des données en mélangeant le métalangage des acteurs et celui de l'observateur. C'est par conséquent une bonne habitude que de réserver un espace séparé aux nombreuses idées susceptibles de nous passer par l'esprit, même si elles ne trouveront un usage que des années plus tard.

Il n'est pas mauvais non plus de tenir soigneusement un quatrième carnet de bord pour consigner les effets que le compte rendu rédigé a produits sur les acteurs sont le monde a été déployé ou unifié. Cette seconde expérience, qui s'ajoute au travail de terrain à proprement parler, est décisive si l'on veut évaluer la façon dont un compte rendu contribue à assembler le social. L'étude peut bien être terminée, mais l'expérience continue : le nouveau compte rendu ajoute son action performative à toutes les autres, ce qui produit aussi des données. Cela ne veut pas dire que ceux qui ont fait l'objet de l'étude ont le droit de censurer ce que l'on a écrit à leur propos, ni que le sociologue s'arroge le privilège formidable d'ignorer ce que ces "informateurs" rétorquent au déploiement des forces invisibles qui les font agir. Cela signifie plutôt qu'une nouvelle négociation s'engage pour décider des ingrédients qui entreront ou non dans la composition du monde commun (3). Dans la mesure où un compte rendu risqué peut ne s'avérer pertinent que beaucoup plus tard, il faut soigneusement conserver les traces qu'il laisse dans son sillage.

Le lecteur sera peut-être déçu de voir que les grandes questions que nous avons étudiées jusqu'à présent sur la formation des groupes, les formes d'existence qui nous font agir, la métaphysique et l'ontologie doivent être abordées à l'aide de ressources aussi prosaïques que des petits carnets qu'il faut avoir sur soi pendant la procédure totalement artificielle du travail de terrain et des enquêtes. Mais il a été averti au préalable : il n'y a pas de raccourci. Après tout, Archimède n'avait besoin que d'un point fixe pour soulever le monde ; Einstein n'équipa ses observateurs que d'une règle et d'un chronomètre, pourquoi aurions-nous besoin d'un équipement plus lourd pour ramper à travers les conduits sombres et étroits tracés par des termites aveugles? Si vous ne souhaitez pas prendre de notes et vous appliquer à les écrire, la sociologie n'est pas pour vous : ce sont les seules façons d'accéder à un peu plus d'objectivité. Si l'on me dit que ces comptes rendus textuels ne sont pas "suffisamment scientifiques", je répliquerai en disant que s'ils n'ont pas l'air scientifiques, parce qu'ils diffèrent des clichés véhiculés par cet adjectif, ils sont susceptibles d'être rigoureux selon la seule définition qui m'intéresse ici : ils s'efforcent d'appréhender avec la plus grande précision possible des objets récalcitrants à travers un dispositif artificiel, même si cette entreprise peut très bien se révéler vaine. Si seulement une fraction de l'énergie dépensée dans les sciences sociales pour commenter nos éminents prédécesseurs était convertie en description de terrain ! Comme nous l'a appris Garfinkel : il s'agit toujours de pratiques "all the way down".

Bruno Latour, Changer de Société, Refaire de la Sociologie, Éditions La Découverte, 2006 (2005), p.194-197.

Notes

1. J'utilise le terme de "carnets" de façon plutôt métaphorique, puisqu'ils peuvent aujourd'hui prendre la forme de fichiers, de films, d'interviews ou de sites web.
2. Voir d'utiles précisions sur ce point dans H.S. BECKER, Les ficelles du métier (2002).
3. Dans le cas de l'expérience menée par la sociologie des sciences, il n'y a qu'à voir le laps de temps qui s'est écoulé entre les premières publications et la "guerre des sciences". Et pourtant, comme je l'ai montré dans le chapitre précédent, toute cette expérience serait passée par pertes et profits si elle n'avait pas été minutieusement consignée.

vendredi 7 septembre 2012

Rêveur Diurne.

 
Danyel Waro, La Mauvaise Réputation,  2011.

Il n'y a pas de problème plus important que celui de la disposition qui entraîne Lawrence, et le détache des "chaines de l'être". Même un psychanalyste hésitera à dire que cette disposition subjective est l'homosexualité, ou plus précisément l'amour caché dont Lawrence fait le ressort de son action dans le splendide poème de dédicace, bien que l'homosexualité soit sans doute comprise dans la disposition. On ne croira pas plus que c'est une disposition à trahir, bien que la trahison en découle peut-être. Il s'agirait plutôt d'un profond désir, d'une tendance à projeter dans les choses, dans la réalité, dans le futur et jusque dans le ciel, une image de soi-même et des autres assez intense pour qu'elle vive sa vie propre : image toujours reprise, rapiécée, et qui ne cesse de grandir en chemin, jusqu'à devenir fabuleuse (1). C'est une machine à fabriquer des géants, ce que Bergson appelait une fonction fabulatrice. 

Lawrence dit qu'il voit à travers la brume, qu'il ne perçoit immédiatement ni les formes ni les couleurs, et ne reconnaît les choses qu'à leur contact immédiat ; qu'il n'est guère homme d'action, qu'il s'intéresse aux Idées plutôt qu'aux fins et à leurs moyens ; qu'il n'a guère d'imagination et n'aime pas les rêves... Et dans ces traits négatifs il y a déjà beaucoup de motifs qui l'apparient aux Arabes. Mais ce qui l'inspire et l'entraîne, c'est d'être un "rêveur diurne", un homme dangereux en vérité, qui ne se définit ni par rapport au réel ou à l'action, ni par rapport à l'imaginaire ou aux rêves, mais seulement par la force avec laquelle il projette dans le réel les images qu'il a su arracher à lui-même et à ses amis arabes (2). L'image correspond-elle à ce qu'ils furent? Ceux qui reprochent à Lawrence de s'être donné une importance qu'il n'eut jamais montrent seulement leur petitesse personnelle, leur aptitude au dénigrement comme leur inaptitude à comprendre un texte. Car Lawrence ne cache pas à quel point le rôle qu'il se donne est local, pris dans un fragile réseau ; il souligne l'insignifiance de beaucoup de ses entreprises, quand il pose des mines qui ne sautent pas et ne se souvient pas de l'endroit où il les a posées. Quant au succès final dont il se vante sans se faire d'illusions, c'est d'avoir amené les partisans arabes à Damas, avant l'arrivée des troupes alliées, dans des conditions très analogues à celles que nous avons vu se reproduire à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, lorsque les résistants s'emparaient des bâtiments officiels d'une ville libérée et avaient même le temps de neutraliser les représentants d'un compromis de la dernière heure (3). Bref, ce n'est pas une misérable mythomanie individuelle qui pousse Lawrence à projeter sur sa route des images grandioses, au-delà d'entreprises souvent modestes. La machine à projection n'est pas séparable du mouvement de la Révolte elle-même : subjective, elle renvoie à la subjectivité du groupe révolutionnaire. Encore faut-il que l'écriture de Lawrence, son style, la reprenne à son compte ou la relaie : la disposition subjective, c'est-à-dire la force de projection d'images, est inséparablement politique, érotique, artiste. Lawrence montre lui-même comment son projet d'écrire s'enchaîne avec le mouvement arabe : manquant de technique littéraire, il a besoin du mécanisme de la révolte et de la prédication pour devenir écrivain (4). 

Gilles Deleuze, Chapitre XIV, La Honte et la Gloire : T.E. Lawrence in Critique et Clinique, Les Éditions de Minuit, coll. Paradoxe, 1993, p.147-148. 

Notes 

1. Cf. comment Jean Genet décrit cette tendance : Un captif amoureux, Gallimard, p.353-355. Les ressemblances de Genet et Lawrence sont nombreuses, et c'est encore d'une disposition subjective que Genet se réclame, quand il se retrouve dans le désert parmi les Palestiniens, pour une autre Révolte. Cf. le commentaire de Félix Guattari, "Genet retrouvé" (Cartographies schizoanalytiques, Galilée, p.272-275). 
2. Chapitres d'introduction: "les rêveurs diurnes, hommes dangereux...". Sur les caractères subjectifs de sa perception, I, 15 II, 21 IV, 48. 
3. CF. X, 119, 120, 121 (la déposition du pseudo-gouvernement du neveu d'Abd-el-Kader). 
4. IX, 99 : "enfin le hasard, avec un humour pervers, en me faisant jouer le rôle d'un homme d'action, m'avait donné une place dans la Révolte arabe, thème épique tout prêt pour un œil et une main directs, m'offrant ainsi une issue vers la littérature..."