jeudi 30 juin 2011

Sans Cartes.

Michael Druks, Druksland, 1974.

De nombreux voyageurs européens ont constaté avec étonnement et admiration que les peuplades de ces régions accompagnaient souvent leur descriptions orales de l'espace par de véritables cartes, qu'elles soient dessinées sur le sol ou le sable avec le doigt, le pied ou un bâton, comme dans les tribus autochtones d'Australie, d'Afrique ou d'Amérique, ou encore tracées avec du sang animal ou de la suie sur des écorces de peaux, comme chez certains indigènes de Sibérie ou Indiens d'Amérique du Nord. Ces cartes sont de nature temporaire, elles indiquent les principaux points de repères susceptibles de changer de place non pas dans l'espace mais dans le système de valeurs de ces peuplades. Ce type de carte est éphémère: certaines sont effacées, d'autres, exposées aux intempéries, se détériorent progressivement jusqu'à disparaître complètement.

(...)

Certaines cartes sont plus durables, la navigation nous a donné deux célèbres exemples: celui des cartes nautiques des habitants des îles Marshall, faîtes de bâtonnets articulés selon des angles différents, de coquillages et de petits os représentant les îles, les vents et les courants; celui des Esquimaux, gravant sur des morceaux de bois flotté le littoral, les baies, les îles isolées. Ces cartes ne sont pas explicites, elles ne peuvent être comprises par tous les membres de la communauté ou les étrangers sans le commentaire de ceux qui savent les lire. Elles servaient à illustrer une description orale ou à aider le guide ou le narrateur à mémoriser correctement, et dans l'ordre, la répartition de l'espace. Ces deux types de cartes, faites pour durer, restent des exceptions: elles sont apparues dans des sociétés comparables, sédentaires par la force des choses.

Toutes ces cartes ont été conçues et établies par des sociétés qui n'avaient pas encore trouvé le moyen de fixer en caractères écrits leurs traditions et leurs conventions orales; que ces cartes soient faites pour durer ou non, leur apparition précède celle de l'écriture et des textes. C'est en tant que représentations figuratives d'objets réels qu'apparurent, dans diverses parties du monde, les premiers caractères écrits. Au fil des siècles, certaines sociétés ont mis au point une version abrégée avec des syllabes et un alphabet, tandis que d'autres conservaient le mode d'écriture originel, en ne faisant que changer et simplifier les signes. Certains caractères conservent encore dans leur symbolique une vision plane et panoramique, ou perspective des éléments de l'environnement qu'ils représentent. Ces caractères dans leur forme originelle, illustrent la variété des perceptions de l'espace en fonction des conditions de l'environnement: l'homme sélectionne et dépeint des réalités géographiques suivant leur utilité sociale. Les symboles relèvent aussi les dons artistiques des écrivains et leur faculté à s'adapter aux matériaux dont ils disposaient. Si l'on compare les idéogrammes chinois, les hiéroglyphes égyptiens et les caractères aztèques, l'on s'aperçoit, pour des mots tels que montagne, grotte, source, rivière, lac, forêt, piste, maison et village, qu'il existe des ressemblances et des divergences fondamentales dans la perception et dans la représentation de l'espace.

Ulrich Freitag, traduit de l'anglais par Isabelle Brunet, Peuples Sans Cartes in Cartes et Figures de la Terre, Éditions du Centre Pompidou, 1980, p.62-63.

mercredi 29 juin 2011

Infection Lente.

Denis Darzacq, Hyper n°24, 2007-2009.

Ceux qui m'ont déjà fait l'honneur de me lire savent que je n'ai pas l'habitude de désigner sous le nom d'imbéciles les ignorants ou les simples. Bien au contraire. L'expérience m'a depuis longtemps démontré que l'imbécile n'est jamais simple, et très rarement ignorant. L'intellectuel devrait donc nous être, par définition, suspect? Certainement. Je dis l'intellectuel, l'homme qui se donne lui-même ce titre, en raison des connaissances et des diplômes qu'il possède. Je ne parle évidemment pas du savant, de l'artiste ou de l'écrivain dont la vocation est de créer - pour lesquels l'intelligence n'est pas une profession, mais une vocation.    

(...)

Ayant ainsi défini l'imbécile, j'ajoute que je n'ai nullement la prétention de le détourner de la Civilisation des Machines, parce que cette civilisation le favorise d'une manière incroyable aux yeux de cette espèce d'hommes qu'il appelle haineusement les "originaux", les "inconformistes". La Civilisation des Machines est la civilisation des techniciens, et dans l'ordre de la Technique un imbécile peut parvenir aux plus hauts grades sans cesser d'être imbécile, à cela près qu'il est plus ou moins décoré. La Civilisation des Machines est la civilisation de la quantité opposée à celle de la qualité. Les imbéciles y dominent donc par le nombre, ils y sont le nombre. J'ai déjà dit, je dirai encore, je le répéterai aussi longtemps que le bourreau n'aura pas noué sous mon menton la cravate de chanvre: un monde dominé par la Force est un monde abominable, mais le monde dominé par le Nombre est ignoble. La Force fait tôt ou tard surgir des révoltés, elle engendre l'esprit de Révolte, elle fait des héros et des Martyrs. La tyrannie abjecte du Nombre est une infection lente qui n'a jamais provoqué de fièvre. Le Nombre crée une société à son image, une société d'êtres non pas égaux, mais pareils, seulement reconnaissables à leurs empreintes digitales.

(...)

Lorsque j'exprime certaines vérités simples, semblables à celles qu'on vient de lire, je ne puis m'empêcher de penser avec un cruel plaisir à l'embarras des imbéciles qui se croient très différents les uns des autres, et qui vont pourtant se sentir atteints en me lisant au même point de leur sécurité d'imbéciles, par la même insupportable démangeaison. Car le cuir de l'imbécile est réellement un cuir difficile à trouer. Mais qui ne sait que la piqûre d'un moustique est plus douloureuse et plus durable aux endroits du corps les mieux défendus par l'épaisseur de la peau, si le dard de l'insecte est entré assez profond?

(...)

Je demande pardon à Dieu de regarder avec trop de complaisance se gratter les imbéciles. La malfaisance n'est pas dans les imbéciles, elle est dans le mystère qui les favorise et les exploite, qui ne les favorise que pour mieux les exploiter. Le cerveau de l'imbécile n'est pas un cerveau vide, c'est un cerveau encombré où les idées fermentent au lieu de s'assimiler, comme les résidus alimentaires dans un côlon envahi par les toxines. Lorsqu'on pense aux moyens chaque fois plus puissants dont dispose le système, un esprit ne peut évidemment rester libre qu'au prix d'un effort continuel. Qui de nous peut se vanter de poursuivre cet effort jusqu'au bout? Qui de nous est sûr, non seulement de résister à tous les slogans, mais aussi à la tentation d'opposer un slogan à un autre? Et d'ailleurs le Système fait rarement sa propre apologie, les catastrophes se succèdent trop vite. Il préfère imposer à ses victimes l'idée de sa nécessité. Ô vous qui me lisez, veuillez vous examiner sans complaisance et demandez-vous si vous n'êtes pas imbéciles sur ce point? Que vous formuliez clairement ou non votre pensée, ne raisonnez-vous pas toujours, par exemple, comme si l'histoire obéissait à des lois aussi rigoureusement mécaniques que celle de la gravitation universelle, comme si le monde de 1945, achevé de toutes ses parties, jusqu'au dernier détail, était apparu à la seconde précise, ainsi qu'une comète dont on a calculé l'orbite?

(...)

A en croire les imbéciles, ce sont les savants qui ont fait le système. Le système est le dernier mot de la Science. Or, le système n'est pas du tout l'oeuvre des savants, mais celles des hommes avides qui l'ont créé pour ainsi dire sans intention - au fur et à mesure des nécessités de leur négoce. On connaît le mot de Guizot: "Enrichissez-vous!" Pour cet homme considérable, comme d'ailleurs pour tous les économistes libéraux de son temps, la lutte féroce des égoïsmes était la condition indispensable et suffisante du progrès humain. Je dis des égoïsmes, car le mot d'ambition a un sens trop noble. On peut être ambitieux de la gloire, de la puissance, on ne saurait être ambitieux de l'argent. "Qu'importe! se disaient alors les imbéciles, nous savons bien que la cupidité n'est pas une vertu, mais le monde n'a pas besoin de vertu, il réclame du confort, et la cupidité sans frein des marchands finira, grâce au jeu de la concurrence, par lui fournir ce confort à bas prix, à un prix toujours plus bas". C'est là une de ces évidences imbéciles qui assurent l'imbécile sécurité des imbéciles. Ces malheureux auraient été bien incapables de prévoir que rien n'arrêterait les cupidités déchaînées, qu'elles finiraient par se disputer la clientèle à coup de canon: "Achète ou meurs!" Ils ne prévoyaient pas davantage que le jour ne tarderait pas à venir où la baisse des prix, fût-ce ceux des objets indispensables à la vie, serait considérée comme un mal majeur - pour la raison trop simple qu'un monde né de la spéculation ne peut s'organiser que pour la spéculation. La première, ou plutôt l'unique nécessité de ce monde, c'est de fournir à la spéculation les éléments indispensables. Oh! sans doute il est malheureusement vrai que, en détruisant aujourd'hui les spéculateurs, on risqueraient d'atteindre du même coup des millions de pauvres diables qui en vivent à leur insu, qui ne peuvent vivre d'autre chose, puisque la spéculation a tout envahi. Mais quoi! le cancer devenu inopérable parce qu'il tient à un organe essentiel par toutes ses fibres hideuses n'en est pas moins un cancer.    

Georges Bernanos, La France Contre les Robots, Éditions Plon, collection Livre de Poche, 1947 (1999), p.104-109.

mardi 28 juin 2011

Hommes Reconstitués.

Thomas Bertay & Pacôme Thiellement, Le Dispositif 49, Le Peuple des Hommes Reconstitués, 2010.

Le Dispositif est un programme vidéo d’orientation, d’explicitation et de conditionnement composé de 52 films de durée variable. Conséquence paradoxale de la globalisation, la fragmentation interne à l’humain est un processus s’étalant tout au long des temps modernes. Ce phénomène est couramment rapproché par les spécialistes de l’Inde, de l’ère de la déesse Kali (Kali Yuga). Ils peuvent y voir se manifester une forme d’auto-anthropophagie passant le plus souvent par la découpe de soi-même en objets-fétiches.

Les symptômes sont nombreux : développement pandémique des personnalités multiples, projets de tabula rasa psychologiques du Dr. Cameron, apparition chaotique et simultanée des serials killers et des chaînes de restauration rapide, ou encore l’ubiquité métastatique des stars qui ne savent plus très bien où leur être se trouve lorsque les plus brillantes d’entre elles se posent encore la question (dans des affiches, des téléviseurs, des cerveaux humains ou des disques durs ?).

Le projet d’un "homme reconstitué" a maintes fois été évoqué dans l’Histoire : il serait le fait de la voix divine bicamérale – représentée tour à tour par le visage du Renard, du Papillon et de l’Hippocampe – et celle-ci s’épiphaniserait sous la forme des Hommes- Oiseaux, lointains représentants d’une humanité de souche aux origines mal établies (Fravartis mazdéens, Anges, Petite Reines...). Tout récemment, les concepteurs des Villes Nouvelles, certainement très mal informés, confondirent le monde en suspend des Hommes-Oiseaux avec leur réalité d’ici-bas et en expérimentèrent les sinistres conséquences.

Dans le monde contemporain, un homme n’apparaît jamais que par morceaux. Le Dispositif produit un courant électrique et une fréquence vibratoire qui se propose de réagencer la multitude éparpillée de morceaux d’hommes pour faire jaillir en vous, La Seconde Mémoire.

Thomas Bertay & Pacôme Thiellement, Rituel de Décapitation du Papier, 2011.

Merci à T.B.

lundi 27 juin 2011

Irrégularités & Changements.

Gregory Chatonsky, Destruction IV, Logiciel de Destruction Urbaine et Dessins, 2010.

Du fond des étroites rues, les autos filaient dans la clarté des places sans profondeur. La masse sombre des piétons se divisait en cordons nébuleux. Aux points où les droites les plus puissantes de la vitesse croisaient leur hâte flottante, ils s'épaississaient, puis s'écoulaient plus vite et retrouvaient après quelques hésitations, leurs pouls normal. L'enchevêtrement d'innombrables sons créait un grand vacarme barbelé aux arêtes tantôt tranchantes, tantôt émoussées, confuse masse d'où saillait une pointe ici ou là et d'où se détachaient comme des éclats, puis se perdaient, des notes plus claires. A ce seul bruit, sans qu'on en pût définir pourtant la singularité, un voyageur eût reconnu les yeux fermés qu'il se trouvait à Vienne, capitale et résidence de l'Empire.

On reconnaît les villes à leur démarche, comme les humains. Ce même voyageur, en rouvrant les yeux, eût été confirmé dans son impression par la nature du mouvement des rues, bien avant d'en être assuré par quelque détail caractéristique. Et s'imaginerait-il seulement qu'il le pût, quelle importance? C'est depuis le temps des nomades, où il fallait garder en mémoire les lieux de pâture, que l'on surestime ainsi la question de l'endroit où l'on est. Il serait important de démêler pourquoi, quand on parle d'un nez rouge, on se contente de l'affirmation fort imprécise qu'il est rouge, alors qu'il serait possible de le préciser au millième de millimètres près par le moyen des longueurs d'onde; et pourquoi, au contraire, à propos de cette entité autrement complexe qu'est la ville où l'on séjourne, on veut toujours savoir exactement de quelle ville particulière il s'agit. Ainsi est-on distrait de questions plus importantes.

Il ne faut donc donner au nom de la ville aucune signification spéciale. Comme toutes les grandes villes, elle était faite d'irrégularités et de changement, de choses et d'affaires glissant l'une devant l'autre, refusant de marcher au pas, s'entrechoquant; intervalle de silence, voies de passage et amples pulsations rythmiques, éternelles dissonances, éternel déséquilibre des rythmes; en gros, une sorte de liquide en ébullition dans quelque récipient fait de la substance durable des maisons, des lois, des prescriptions et des traditions historiques.

Robert Musil, traduit de l'allemand par Philippe Jaccottet, L'Homme Sans Qualités, Tome 1, Éditions du Seuil, collection Points, 1956 (2004), p.31-32.

Voir également ici

dimanche 26 juin 2011

Worth Living.

Colin Blunstone, One Year, Epic Records, 1971.


An idea for a short story about, um, people in Manhattan 
who are constantly creating 
these real, unnecessary, 
neurotic problems for themselves
because it keeps them from dealing with
more unsolvable, terrifying problems 
about... the universe. 
Let's... 
Well, it has to be optimistic. 
Well, all right, why is life worth living? 
That's a very good question. 
Well, there are certain things, I guess, 
that make it worthwhile. 
Like what? Ok… for me... 
Ooh, I would say Groucho Marx, to name one thing. 
And Willie Mays. 
And... the second movement of the Jupiter Symphony. 
And... Louis Armstrong's recording of Potato Head Blues. 
Swedish movies, naturally. 
Sentimental Education by Flaubert. 
Marlon Brando, Frank Sinatra. 
Those incredible apples and pears by Cézanne. 
The crabs at Sam Wo's. 
Tracy's face.

Woody Allen, Manhattan, 1979.

samedi 25 juin 2011

Interviewer & Sonder.


William Klein, Le Couple Témoin, 1976.

Le 7 septembre 1944, Libération consacre un quart de sa une aux résultats du "Gallup français", qui a interrogé la nation sur son sentiment vis-à-vis de la Libération et en a interprété les réponses. Le journal offre à ses lecteurs "l'exclusivité des résultats obtenus à la suite de la première enquête que l'Institut français d'opinion publique ait effectuée depuis septembre 1939". Il note que l'IFOP "est le premier organisme qui ses soit constitué en France pour l'étude scientifique de l'opinion publique et des phénomènes psycho-sociaux". Lorsque, dans les derniers mois de 1957, L'Express annonce l'arrivée de la "Nouvelle Vague", celle-ci est tout autant discernée, définie et marquée par une vague de sondages d'opinion et "d'études psycho-sociales". L'Express publie son étude d'opinion sous cette bannière de la Nouvelle Vague, dont il se proclame l'organe. Les questions du sondage sont publiées pour la première fois le 3 octobre 1957, puis les résultats paraissent à un rythme hebdomadaire entre le 10 octobre et le 14 novembre. Enfin, la conclusion éditoriale et l'analyse de l'IFOP sont publiées dans les numéros des 5 et 12 décembre, avant que le numéro du 19 décembre ne propose une analyse critique du sondage par Henri Lefebvre et la réaction de Françoise Sagan aux questions du même sondage.

Dans sa première incarnation, celle d'un phénomène générationnel, la Nouvelle Vague est donc lancée par un vaste mouvement d'expérimentation et de vulgarisation dans les sciences sociales et le journalisme. Les outils méthodologiques et les formes rhétoriques qui en constituent le fondement sont le questionnaire et l'entretien de sondage. De la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années soixante, les sondages d'opinion, ainsi que les enquêtes et les études sociologiques les plus variées, deviennent un aspect de plus en plus visible de la reconstruction et du processus de modernisation de la France.

(...)

Dans ce contexte de montée en puissance du sondage d'opinion, le format de l'interview prend une importance nouvelle. L'interview est soudain omniprésente: dans les journaux, à la télévision, à la clinique, au tribunal, au commissariat de police, au laboratoire. La professionnalisation et la visibilité grandissantes de l'interviewer et du sondeur pendant cette période suscitent fascination et suspicion. Ainsi en est-il de Masculin féminin, de Godard (1966), dont le personnage principal, interprété par Jean-Pierre Léaud, conduit des entretiens pour l'IFOP. Le film s'intéresse de manière centrale aux différentes formes que prend l'enquête moderne (interviews journalistiques, études sociologiques, interrogatoires de polices, sondages d'opinion et études de marché). Jean Oulif, responsable des sondages d'opinion à la Radio-Télévision française de 1950-1972, s'y fait l'apôtre de la "modernisation" de son service, y installant des "experts" - socio-psychologues, statisticiens, spécialistes de communication - tout en lorgnant vers l'industrie (américaine) pour s'inspirer de ces modèles de modernisation, et vers l'enseignement supérieur et les sociétés de sondage commerciales pour leurs techniques de recherche. Les universités connaissent elles-mêmes une transformation intellectuelle et administrative et, comme le note Georges Perec, "depuis plusieurs années déjà, les études de motivation avaient fait leur apparition en France [...], de nouvelles agences [de sondage] se créaient chaque mois". Aussi, l'institutionnalisation des études d'opinion dans les organes médiatiques de l'après-guerre s'établit à la faveur d'échanges intensifs entre les sciences sociales universitaires, les études commerciales et les sphères en expansion rapide de la "communication" et de la "modernisation politique". 

(...)

Le travail de Godard (comme celui de Rouch et de Marker) se trouve pris dans ce moment où l'interview, en France, devient une pratique discursive au carrefour des sciences sociales, de l'étude de marché, du sondage politique et de la culture populaire, moment dont il tente de faire la critique. L'enthousiasme de L'Express pour les sondages, qui mêle opportunisme journalistique, prétention scientifique et objectifs politiques, reste emblématique de cette période. Un sempiternel objet d'enquête est "la jeunesse": la jeunesse de l'après-guerre produit et consomme des formes culturelles nouvelles, d'où les nombreuses enquêtes sur la mode, la musique et le cinéma, dans lesquelles sondage et publicité coïncident. Cette jeunesse est traitée comme un acteur politique et un moteur de la modernisation; un phénomène social troublant et fascinant, un problème philosophique; et même une catégorie biologique, qui se caractérise par des rituels d'accouplement particuliers (L'Express examine "les vitrines de la jeunesse"; la contraception et les habitudes sexuelles sont des sujets d'enquête très populaires, les reproductions biologique et sociale étant invariablement liées). Enquêter sur un phénomène si apparemment nouveau semble exiger de nouveaux instruments d'enquête, et le format de l'interview va servir de technique journalistique, d'instruments scientifique, de forme de rhétorique politique, d'outil administratif et, pour Godard, de méthode de tournage et de mise en scène.

(...)

En réponse à un autre questionnaire envoyé par les Cahiers (auquel Godard a également répondu), Italo Calvino identifie le "film-questionnaire" comme emblématique de l'une des tendances les plus intéressantes du cinéma français: "Plus que l'aspect film-roman, je trouve intéressant aujourd'hui tout ce qui va dans la direction du film-essai. Le côté film-questionnaire de Masculin féminin me semble caractéristique de cette direction: pour tout ce que ce film nous fait voir directement, pour ce qu'il représente comme forme de récit, et pour la critique que ce film développe envers les enquêtes sociologiques, dont il emprunte les démarches. C'est le point fondamental: le film-enquête sociologique ou le film-recherche historiographique n'ont de sens que s'ils sont autre chose que des illustrations filmées d'une vérité que la sociologie ou l'historiographie ont déjà établie, s'ils interviennent pour contester de quelque façon ce que la sociologie, l'historiographie disent [...] J'envisage pour le vrai film-essai une attitude non pédagogique, mais d'interrogation". Calvino et les metteurs en scène concernés voient le sondage d'opinion non comme une simple technique, mais comme une nouvelle forme de représentation, moderne et expérimentale. Elle produit des nouvelles formes rhétoriques, graphiques et narratives, auxquelles les expérimentations de cinéastes tels que Godard répondent et empruntent.  

La culture de l'étude d'opinion, sur laquelle Godard concentre sa critique, et dont il participe, est intrinsèque à un projet de l'après-guerre conscient de son rôle dans la modernisation. Il s'agit aussi d'une culture qui revendique son caractère supposément populaire. Ces enquêtes déclinent en effet la notion du "populaire" de plusieurs façons. Tout d'abord, elles naissent d'un désir technocratique d'évaluer l'état contemporain de la nation à travers une détermination statistique de ses "populations". Elles sont "populistes" dans la mesure où elles prétendent donner voix aux intérêts, aux anxiétés, et aux opinions de "Français ordinaires". Enfin, elles sont "populaires" dans le sens où elles sont consommées largement et sans réticence. Qui plus est, en tant que forme de représentation populaire, le sondage d'opinion participe directement de la fébrilité qui entoure les expérimentations nationales en matière de représentation politique, le référendum en particulier (de Gaulle en initiera quatre entre le 28 septembre 1958 et le 28 octobre 1962). Le sondage participe d'une culture de contrôle sur "l'état de la nation", sa "santé", ses appétits, ses aspirations et ses angoisses croissantes: l'américanisation et, bien sûr, l'Algérie.

Michael Uwemedimo, Nouvelle Vague et Questionnaire in Jean-Luc Godard Documents, Éditions du Centre Pompidou, 2006, p.16-19. 

vendredi 24 juin 2011

Palimpseste Naturel.

Monastère Sainte-Catherine du Sinaï, Codex Armenicus Rescriptus, 6e siècle & 10e siècle. 

Qu'est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel? Mon cerveau est un palimpseste, le tien aussi, lecteur. Des couches innombrables d'idées, d'images, de sentiments tombés successivement sur ton cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais en réalité aucune n'a péri.

Thomas De Quincey, Les Confessions d'un Mangeur d'Opium Anglais, Éditions Gallimard, collection L'Imaginaire, 1845 (1990), p.214.

jeudi 23 juin 2011

Perdre Visage.

John Stezaker, Mask XLVI, 2007 (via H I C E T N U N C).

Ton secret, on le voit toujours sur ton visage et dans ton œil. Perds le visage. Deviens capable d'aimer sans souvenirs, sans fantasmes et sans interprétations, sans faire le point. Qu'il y ait seulement des flux, qui tantôt tarissent, se glacent ou débordent, tantôt se conjuguent ou s'écartent. Un homme et une femme sont des flux. Tous les devenirs qu'il y a dans faire l'amour, tous les sexes, les n sexes en un seul ou dans deux, et qui n'ont rien à voir avec la castration. Sur les lignes de fuites, il ne peut plus y avoir qu'une chose, l'expérimentation-vie.

Gilles Deleuze & Claire Parnet, Dialogues, Éditions Flammarion, 1977 (1996), p.59.

mercredi 22 juin 2011

Révolution Cognitive.

Michel Serres, Les Nouvelles Technologies: Révolution Culturelle et Numérique, 2007.

Les nouvelles technologies nous ont condamné à devenir intelligent. Comme nous avons le savoir devant nous, comme nous avons l'imagination devant nous, nous sommes condamnés à devenir inventif, à devenir intelligent, c'est-à-dire devenir transparent. Nous sommes à distance du savoir, à distance de l'imagination, à distance de la cognition en général et il nous reste exactement que l'inventivité. C'est à la fois une nouvelle catastrophique pour les grognons, mais c'est une nouvelle enthousiasmante pour les nouvelles générations.

Michel Serres, Les Nouvelles Technologies: Révolution Culturelle et Numérique, 2007.

Divisé en 7 parties, le film est consultable ici.

mardi 21 juin 2011

Sale Situation.

Alex Prager, Susie and Friends, 2008.

La Fête.

Le but de la fête est de nous faire oublier que nous sommes solitaires, misérables et promis à la mort; autrement dit, de nous transformer en animaux. C'est pourquoi le primitif a un sens de la fête très développé. Une bonne flambée de plantes hallucinogènes, trois tambourins et le tour est joué: un rien l'amuse. A l'opposé, l'Occidental moyen n'aboutit à une extase insuffisante  qu'à l'issue de raves interminables dont il ressort sourd et drogué: il n'a pas du tout le sens de la fête. Profondément conscient de lui-même, radicalement étranger aux autres, terrorisé par l'idée de la mort, il est bien incapable d'accéder à une quelconque exaltation. Cependant, il s'obstine. La perte de sa condition animale l'attriste, il en conçoit honte et dépit; il aimerait être un fêtard, ou du moins passer pour tel. Il est dans une sale situation.  

Michel Houellebecq, Interventions 2, Éditions Flammarion, 2009, p.85.

Initialement paru dans le magazine 20 ans en 1996, puis dans le recueil Rester Vivant et Autres Textes, Éditions Librio, 1999. 

lundi 20 juin 2011

Descriptible & Analysable.

Marc-Antoine Mathieu, La Qu..., 1993 (via The Funambulist).

Marc-Antoine Mathieu, La Qu..., 1993 (via The Funambulist).

L'examen qui place les individus dans un champ de surveillance les situe également dans un réseau d'écriture; il les engage dans toute une épaisseur de documents qui les captent et les fixent. Les procédures d'examen ont été tout de suite accompagnées d'un système d'enregistrement intense et de cumul documentaire. Un "pouvoir d'écriture" se constitue comme une pièce essentielle dans les rouages de la discipline.

Grâce à tout cet appareil d'écriture qui l'accompagne, l'examen ouvre deux possibilités corrélatives: la constitution de l'individu comme objet descriptible, analysable, non point cependant pour le réduire en traits "spécifiques" comme le font les naturalistes à propos des êtres vivants; mais pour le maintenir dans ses traits singuliers, dans son évolution particulière, dans ses aptitudes ou capacités propres, sous le regard d'un savoir permanent; et d'autre part la constitution d'un système comparatif qui permet la mesure de phénomène globaux, la description des groupes, la caractérisation de faits collectifs, l'estimation des écarts de individus les uns par rapport aux autres, leur répartition dans une "population".

Pendant longtemps l'individualité quelconque - celle d'en bas et de tout le monde - est demeurée au-dessous du seuil de description. Être regardé, observé, raconté dans le détail, suivi au jour le jour par une écriture ininterrompue était un privilège. La chronique d'un homme, le récit de sa vie, son historiographie rédigée au fil de son existence faisaient partie des rituels de sa puissance. Or les procédés disciplinaires retournent ce rapport, abaissent le seuil de l'individualité descriptible et font de cette description un moyen de contrôle et une méthode de domination. Non plus monument pour une mémoire future, mais document pour une utilisation éventuelle.

L'individu, c'est sans doute l'atome fictif d'une représentation "idéologique" de la société; mais il est aussi une réalité fabriquée par cette technologie spécifique de pouvoir qu'on appelle la "discipline". Il faut cesser de toujours décrire les effets de pouvoir en termes négatifs: il "exclut", il "réprime", il "refoule", il "censure", il "abstrait", il "masque", il "cache". En fait le pouvoir produit; il produit du réel; il produit des domaines d'objets et des rituels de vérité. L'individu et la connaissance qu'on peut en prendre relèvent de cette production.

Mais prêter une telle puissance aux ruses souvent minuscules de la discipline, n'est-ce pas leur accorder beaucoup? D'où peuvent-elles tirer de si smalls effets?

Michel FoucaultSurveiller et Punir, Naissance de la Prison, Éditions Gallimard, collection Tel, 1975 (1993), p.222-227.

dimanche 19 juin 2011

Sim City.

Vincent Ocasla, Magnasanti, 2010 (via Flux).

L'espace géographique et la spatialité humaine naissent donc de l'existence pour les sociétés d'une difficulté fondamentale - que chacune d'entre elles tend à régler avec ses moyens propres, variables selon l'époque et l'état des structures sociétales: la distance. L'espace et la spatialité ne constituent rien d'autre que des réponses à un problème majeur. Il existe une solution simple pour éprouver la validité de cette affirmation. Il suffit de jouer, sur un ordinateur, au jeu le plus géographique qui soit: Sim City.

(...)

Ce jeu, doté d'un redoutable système d'intelligence artificielle qui fait évoluer la ville créée en fonction des choix du joueur, constitue à sa manière un formidable laboratoire spatial - qui, bien sûr, exprime une certaine conception de l'urbain, puisque tout mène à constituer une métropole mondiale de type américain. Mais je ne voudrais pas ici emprunter la veine de la critique sociale et politique du contenu de ce programme ludique. Car ce qui m'intéresse, c'est ce que Sim City révèle à propos de la distance et de ses effets.

(...)

Si le joueur parvient, à partir de l'impératif de distance, à bien délimiter, correctement placer et bien gérer les proximités, il organise une coexistence spatiale vertueuse, récompensée par la croissance géographique (horizontale et verticale, puisque les constructions gagnent de la hauteur), démographique, économique et rapide de sa ville, via le programme. La chose est plus difficile à obtenir qu'il n'y paraît (même pour un géographe!) et conduit le joueur très au-delà d'une simple gestion de l'étendue - qui au demeurant disparaît rapidement des préoccupations, si ce n'est par le retour des contraintes "naturelles". Il devient producteur d'espace géographique, virtuel certes, mais très proche de la réalité, de par les logiques qui président à sa conception. Pour y parvenir au mieux, il doit engager des techniques, des compétences, des savoirs, des idéologies, des imaginaires sociaux qui guideront les modalités de structuration physique de l'espace qu'il va choisir. 

(...)

Si le caractère ludique de Sim City n'est pas niable, le sérieux des concepts qui le sous-tendent ne l'est pas plus - et l'on sait depuis longtemps que le jeu est une activité qui en dit long sur les sociétés humaines. Je me saisis donc de Sim City comme d'un modèle au sens strict du mot: un schéma simplifié et symbolique permettant de rendre compte d'une réalité, ici la réalité spatiale. J'y trouve la mise en évidence des principes élémentaires de l'espace humain et, en particulier, une claire illustration de la prégnance de la distance, mais aussi de l'importance de la délimitation.

Michel Lussault, L'Homme Spatial, la Construction Sociale de l'Espace Humain, Éditions du Seuil, collection La Couleur des Idées, 2007, p.47-50.

samedi 18 juin 2011

Facts & Narrative.

Gilles Coudert, Celebration Park, (extraits de A Journey that Wasn't de Pierre Huyghe), 2010.

In spite of the air of fable which had been so ingeniously thrown around that portion of my statement which appeared in the Messenger (without altering or distorting a single fact), the public were still not at all disposed to receive it as fable, and several letters were sent to Mr. P.'s address distinctly expressing a conviction to the contrary. I thence concluded that the facts of my narrative would prove of such a nature as to carry with them sufficient evidence of their own authenticity, and that I had consequently little to fear on the score of popular incredulity. 

Edgar Allen Poe, The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket, Oxford University Press, 1838 (1994), p.3.

vendredi 17 juin 2011

Proche Sacre.

John Adams, The Dharma at Big Sur, Nonesuch Records, 2006.


Médaillon

Eaux de verte foudre qui sonnent l'extase du visage aimé, eaux cousues de vieux crimes, eaux amorphes, eaux saccagées d'un proche sacre...

Dût-il subir les semonces de sa mémoire éliminée, le fontainier salue des lèvres l'amour absolu de l'automne.

Identique sagesse, toi qui composes l'avenir sans croire au poids qui décourage, qu'il sente s'élancer dans son corps l'électricité du voyage. 

René Char, Seuls Demeurent in Fureur et Mystère, Éditions Gallimard, collection Poésie,  1943 (1967), p.30.

jeudi 16 juin 2011

Essaimage Fractal.


 Claude Faroldo, Themroc, 1973.

"Une armée d'Etat qui affronte un ennemi dispersé en un réseau de bandes plus ou moins organisées [...] doit s'affranchir des vieilles notions de lignes droites, d'unités en formation linéaire, de régiments et de bataillons [...] et devenir elle-même beaucoup plus diffuse et disséminée, flexible et capable d'essaimer. [...] Elle doit en fait s'adapter à la capacité furtive de l'ennemi. [...] L'essaimage est à mon sens la convergence simultanée sur une cible d'un grand nombre de noeuds - la cernant, si possible, à 360° - [...] qui ensuite se scindent et se dispersent à nouveau". Selon le général Gal Hirsch, également diplômé de l'Otri, l'essaimage crée un "bourdonnement bruyant" qui rend très difficile à l'ennemi de savoir où se trouve l'armée et dans quelle direction elle avance. Naveh ajoute qu'un essaim "n'a pas de forme, ni de face, ni dos, ni flancs, mais se déplace comme un nuage" (image qui semble directement empruntée à T.E. Lawrence [d'Arabie] qui, dans Les Septs Pilliers de la Sagesse, soulignait que les groupes de guérilla devait opérer "comme un nuage de gaz"). Et ce nuage, il conviendrait de la mesurer en fonction de sa localisation, de sa rapidité et de sa densité, plutôt que de sa puissance et de sa masse. 

(...) 

Dans les opérations d'essaimage, le paradigme classique de la manoeuvre laisse place à une géométrie complexe qui revendique une dimension "fractale" et dans laquelle, explique Kochavi, "chaque unité [...] relfète par son mode d'action tout à la fois la logique et la forme de la manoeuvre d'ensemble".

(...) 

En termes organisationnels, contrairement aux chaînes de commandement et de communication linéaires et hiérarchiques, les essaims sont des réseaux polycentriques, dans lesquels chaque "unité autarcique" (pour reprendre l'expression de Shimon Naveh) peut communiquer avec les autres sans passer par le commandement central. La cohésion physique de l'unité de combat est remplacée par une cohésion relationnelle.

(...) 

Les militaires envisagent également l'essaimage comme une manoeuvre non linéaire en termes temporels. Les plannings militaires classiques sont chrono-linéaires, en ce sens qu'ils visent à suivre une séquence d'évènements donnée, concrétisée par la notion de "plan". En termes militaires traditionnels, cette idée de "plan" implique que les actions sont jusqu'à un certain point conditionnées par l'aboutissement des actions précédentes. Un essaim, au contraire, opère sur la simultanéité des actions. Si elles restent dépendantes les unes des autres, elles ne sont plus prédéterminées les unes par les autres. Le récit du plan de bataille fait place à ce que les militaires appellent "l'approche de la boîte à outils": il s'agit de donner aux unités les outils dont elles ont besoin pour gérer plusieurs situations et scénarios donnés, sachant qu'il n'est pas possible de prédire dans quel ordre ces événements se dérouleront sur le terrain.

(...)

Naveh explique: "à Naplouse, les forces israéliennes ont commencé à envisager le combat urbain comme un problème spatial". Il confirme par ailleurs que ces tactiques avaient été largement influencés par l'Otri: "En formant plusieurs officiers de haut rang, nous avons saturé le système d'agents subversifs, qui posent des questions... Certains officiers supérieurs au sommet de la hiérarchie ne craignent pas de se réclamer de Deleuze ou de [l'architecte déconstructiviste Bernard] Tschumi". A la question de savoir pourquoi être allé chercher quelqu'un comme Tschumi (à qui l'histoire de l'architecture réserve une place à part, comme architecte "extrémiste" de gauche), il m'a répondu: "L'idée de disjonction, que développe Tschumi dans son livre Architecture and Disjunction, a pris tout son sens pour nous. [...] Tschumi a une autre approche de l'épistémologie; il veut rompre avec le savoir à perspective unique et la pensée centralisée. Il envisage le monde à travers tout un éventail de pratiques sociales différentes, à partir d'un point de vue qui se déplace constamment".

(...)

Historiquement, dans la guerre de siège, une brèche ouverte dans le mur extérieur d'une ville indiquait l'effondrement de la souveraineté de la cité-Etat. L'art de la guerre de siège portait sur la géométrie des murs d'enceinte et s'efforçait de développer des technologies complexes pour les approcher et y ouvrir des brèches. Dans le combat urbain moderne, on se focalise au contraire sur des méthodes de transgression des limites, la limite par excellence étant le mur de l'enceinte domestique. 

(...)

Cette volonté de défaire le mur pour la "transcender" pourrait expliquer l'intérêt de l'armée depuis les années 1960 et 1970, pour les théories et l'art de la transgression. Les techniques "passe-murailles" ne sont pas sans rappeler ce que l'artiste américain Gordon Matta Clark appelait "le démurage du mur". De 1971 jusqu'à son suicide en 1978, Matta Clark a travaillé sur la transformation et le démantèlement virtuel de bâtiments abandonnés. Dans sa célèbre série de "bâtiments coupés" et son approche d'anarchitecture (architecture anarchique), il s'armait de marteaux, burins et scies pour découper en tranches des bâtiments et creuser de larges ouvertures dans des intérieurs domestiques et industriels. On peut voir dans cette démarche une tentative de subvertir l'ordre répressif de l'espace domestique, et, du même coup, la puissance et la hiérarchie qu'il représente. A l'Otri on montrait souvent dans les exposés les "bâtiments coupés" de Matta Clark, en regard de photographies des brèches que le FDI avaient ouvertes dans les murs palestiniens. 

L'Otri s'est également interessé à d'autres grandes références de la théorie urbaine, et en particulier aux procédés situationnistes de la dérive (le déplacement dans la ville à travers des ambiances variées pour saisir ce que les situationnistes appelaient la psychogéographie), et du détournement (adaptation de bâtiments à d'autres usages que ceux pour lesquels ils ont été conçus). Ces principes, élaborés par Guy Debord et d'autres membres de l'Internationale situationniste, s'inscrivaient dans une approche plus globale cherchant à remettre en cause la hiérarchie du bâti dans la ville capitaliste. Ils espéraient ainsi gommer les distinctions entre privé et public, dedans et dehors, usage et fonction, et remplacer l'espace privé par une surface publique fluide, volatile et "non bornée", à travers laquelle le déplacement se ferait selon les modalités inatendues. L'Otri se réclamait aussi du travail de Georges Bataille, qui parlait d'un désir d'attaquer l'architecture: cet appel aux armes visait à démanteler le rationalisme rigide de l'ordre de l'après-guerre, à échapper au "carcan architectural", et à libérer les désirs humains refoulés. Autant de tactiques conçues pour transgresser "l'ordre bourgeois" de la ville telle qu'elle était planifiée et produite, où l'élément architectural du mur - domestique, urbain ou géopolitique (comme le rideau de fer qui s'était abattu sur l'Europe) - perçu comme solide et inébranlable, matérialisait l'ordre sociopolitique et la répression. Comme le mur a non seulement une fonction de barrière physique mais aussi d'isolant visuel et sonore, il constitue depuis le XVIIIe siècle l'infrastructure physique qui est à la base de la construction de l'intimité et de la subjectivité bourgeoise. De fait, le discours architectural envisage généralement les murs comme des données irréductibles de l'architecture. Or, puisque les murs tendent à brider l'entropie naturelle de l'urbain, en les abattant, on libèrerait de nouvelles formes sociales et politiques.  

Eyal Weizman, A Travers les Murs, l'Architecture de la Nouvelle Guerre Urbaine, Éditions La Fabrique, 2007, (extraits assemblés).

Divisé en 8 parties, le film est consultable ici.

mercredi 15 juin 2011

Somewhere Beyond.

Photobucket
Andrei Tarkovsky, Stalker, 1979 (via Iwdrm).

LVII

somewhere i have never travelled, gladly beyond
any experience, your eyes have their silence:
in your most frail gesture are things which enclose me,
or which i cannot touch because they are too near

your slightest look easily will unclose me
though i have closed myself as fingers,
you open always petal by petal myself as Spring opens
(touching skilfully, mysteriously) her first rose

or if your wish be to close me, i and
my life will shut very beautifully, suddenly,
as when the heart of this flower imagines
the snow carefully everywhere descending;

nothing which we are to perceive in this world equals
the power of your intense fragility: whose texture
compels me with the colour of its countries,
rendering death and forever with each breathing

(i do not know what it is about you that closes
and opens; only something in me understands
the voice of your eyes is deeper than all roses)
nobody, not even the rain, has such small hands

E.E. Cummings, W [ViVa] in Complete Works 1904-1962, Liveright, 1931 (1991), p.367.

mardi 14 juin 2011

Terrain Vague.

Pieter Hugo, Abu Kikan with Frayo, Asaba, Nigeria, 2007.

Dans le langage du développement et de l'aménagement urbains, un terrain vague est un vide "résiduel", une "réserve foncière", un site plus ou moins "constructible"; la situation du terrain, ses dimensions, sa morphologie définissent un potentiel "d'intervention". Toute description photographique qui se conforme à cette interprétation fonctionnelle constitue un travail de "repérage" et participe des "études préliminaires". De toute évidence, il s'agissait ici d'autre chose.

Jean-François Chevrier, Des territoires (l'Intimité Territoriale) in Des Territoires, Éditions l'Arachnéen, 2011, p.17.

lundi 13 juin 2011

Ville Générique.

Mario Chiattone, Construzioni per una Metropoli Moderna, 1914.

 1.Introduction  1.6 La Ville Générique est la ville libérée de l'emprise du centre, du carcan de l'identité. La Ville Générique rompt avec le cycle destructeur de la dépendance: elle n'est rien d'autres que le reflet des besoins actuels et des moyens actuels. Elle est la ville sans histoire. Elle est assez grande pour tout le monde. Elle est commode. Elle n'a pas besoin d'entretien. Si elle devient trop petite, elle s'étend, simplement. Si elle devient vieille, elle s'autodétruit et se renouvelle, simplement. Elle est partout aussi attirante - ou sans attrait. Elle est "superficielle" - comme un studio hollywoodien, elle peut produire une nouvelle identité du jour au lendemain. 

 2.Statistiques  2.3 Certains continents, comme l'Asie, aspirent à la Ville Générique;  d'autres en ont honte. Parce qu'elle tend vers le monde tropical en convergeant vers l'équateur - une grande partie des Villes Génériques est située en Asie - elle semble induire une contradiction dans les termes: l'hyper-familier habité par l'énigmatique.

 3.Généralités  3.1 La Ville Générique est ce qui reste une fois que de vastes pans de la vie urbaine se sont transférés dans le cyberespace. C'est un lieu de sensations faibles et distendus, d'émotions rares et espacées, un lieu discret et mystérieux, comme un vaste espace qui serait éclairé par une lampe de chevet. Comparée à la ville classique, la Ville Générique est sous sédatif, généralement perçue d'un point de vue sédentaire. A défaut de concentration - de présence simultanée - on trouve, dans la Ville Générique, des "moments" particuliers espacés pour créer un état de transe à partir d'expériences esthétiques presque insensibles: les variations de couleurs dans l'éclairage fluorescent d'un immeuble de bureaux à l'approche du coucher du soleil, les subtilités des blancs légèrement différents sur une signalisation lumineuse la nuit. Comme pour la nourriture japonaise, ces sensations peuvent être reconstituées et intensifiées dans l'esprit, ou non - elle peuvent être simplement ignorées (On a le choix.) Ce manque envahissant de pression et d'acuité agit comme une drogue dure: elle induit une hallucination du normal.

 4.L'Aéroport  4.1 Jadis manifestations de l'extrême neutralité, les aéroports sont à présent parmi les éléments les plus singuliers, les plus caractéristiques de la Ville Générique, ses plus forts véhicules de différenciation. Cela s'impose car, de plus en plus, ils sont tout ce qu'une personne connaît, en général, d'une ville donnée.

 5.Population  5.2 La Ville Générique est toujours fondée par des hommes en mouvement, prêts à repartir. C'est ce qui explique le manque de substance de ses fondations. 

 6.Urbanisme  6.10 La meilleure définition de l'esthétique de la Ville Générique est le free style. Comment le décrire ? Imaginez un espace ouvert, une clairière dans la forêt, une ville plane. Il y a trois éléments: des routes, des bâtiments, et la nature; ils coexistent dans des relations flexibles, apparemment sans raison, dans une spectaculaire diversité d'organisation. 

 7.Politique  7.1 La Ville Générique entretien une relation (parfois lointaine) avec un régime plus ou moins autoritaire - local ou national. En général, les copains du "chef" - qui que ce fût - ont décidé de promouvoir une partie du "centre ville", ou la périphérie, ou même de construire une nouvelle ville au milieu de nulle part, et ont ainsi déclenché l'élan qui a fait apparaître la ville sur la carte. 

 8.Sociologie  8.2 A l'évidence, il y'a une prolifération de communautés - une sorte de zapping sociologique - rétive à toute interprétation trop générale. La Ville Générique défait chacune des structures qui assuraient jadis la cohérence de toutes choses.

 9.Quartiers  9.3 Malgré son absence, l'histoire est la principale préoccupation, ou même la principale industrie de la Ville Générique. Sur les terrains libérés, autour des taudis restaurés, on construit sans cesse plus d'hôtels pour accueillir des touristes supplémentaires, en proportion directe de l'érosion du passé.  

 10.Programme  10.2 Le shopping est la seule activité. Mais pourquoi ne pas considérer que le shopping est temporaire, provisoire ? Des temps meilleurs viendront. C'est de notre faute - nous n'avions rien trouvé de mieux à faire. Les mêmes espaces, inondés par d'autres programmes - des bibliothèques, des thermes, des universités - seraient formidables; nous serions impressionnés par leur grandeur. 

 11.Architecture  11.13 Maxime Gorki parle, au sujet de Coney Island, d'un "ennui varié". Il entend manifestement cette expression comme un oxymore. La variété ne peut pas être ennuyeuse. L'ennui ne peut pas être varié. Mais l'infinie variété de la Ville Générique n'est pas loin, c'est le moins que l'on puisse dire, de rendre la variété normale, banalisée; contre toute attente, c'est la répétition qui est devenue inhabituelle et, partant, potentiellement audacieuse et passionnante.

 12.Géographie  12.2 Dans la Ville Générique, les gens ne sont pas seulement plus beaux que leurs pairs, ils sont aussi réputés pour être d'humeur plus égale, moins angoissés par leur travail, moins agressifs, plus agréables - preuve, en d'autres termes, qu'il y a bel et bien un lien entre l'architecture et le comportement, que la ville peut rendre les gens meilleurs, quoique ce soit par des méthodes non identifiées.

 13.Identité  13.1 On trouve une redondance calculée (?) dans l'iconographie adoptée par la Ville Générique. Si elle est au bord de l'eau, des symboles fondés sur l'eau seront répandus dans l'ensemble de son territoire. Si c'est un port, on verra apparaître des bateaux et des grues jusque loin dans les terres.

 14.Histoire  14.4 En exportant/éjectant ses améliorations, la Ville Générique perpétue sa propre amnésie (son seul lien à l'éternité). Son archéologie sera donc la preuve de son oubli progressif, la trace de son évaporation. 

 15.Infrastructure  15.2 L'infrastructure n'est plus une réponse, plus ou moins en retard, à un besoin plus ou moins urgent, mais une arme stratégique, un calcul préventif: si le port X est agrandi, ce n'est pas pour desservir les consommateurs frénétiques de l'arrière-pays, mais pour anéantir/réduire les chances que le port Y survive au XXIe siècle.

 16.Culture  16.3 La ville était jadis le grand terrain de chasse sexuel. La Ville Générique est comme une agence de rencontres: elle relie efficacement l'offre et la demande. L'orgasme au lieu de l'angoisse: il y a bel et bien un progrès. Les possibilités les plus obscènes sont présentées avec la typographie la plus sage; Helvetica est devenue pornographique.

 17.Fin  17.1 Imaginez un film hollywoodien sur la Bible. 

Rem Koolhaas, La Ville Générique in Junkspace, Éditions Payot & Rivages, 1995 (2011), (extraits assemblés).

Merci à M.J.