vendredi 29 juin 2012

Géographie Sociale.

Raymond Depardon, La Vie Moderne, 2008.

Leçon de géographie sociale

Ainsi, pour y voir plus clair, une petite leçon de géographie sociale s'impose. La transformation des villes, les évolutions économiques, la démographie modèlent insensiblement le paysage social. La géographie sociale est aussi le fruit d'un héritage. Les représentations des territoires sont pour partie héritées de deux périodes : celle de la révolution industrielle et celle plus récente des Trente Glorieuses. La vision dix-neuvièmiste des territoires oppose les quartiers ouvriers et les régions industrielles aux quartiers bourgeois et aux régions tertiairisées. Née de la révolution industrielle, cette géographie structure encore socialement le territoire. Une autre est venue compléter ce dispositif, celle forgée durant les Trente Glorieuses (1945-1975). Cette géographie de la "moyennisation" est celle de la France pavillonnaire. Cette France périurbaine se confond avec la France des classes moyennes en voie d'ascension sociale.

Ces géographies sociales "héritées" s'effacent peu à peu dans les années 1980 pour laisser la place à une autre représentation sociales des territoires, celles des banlieues. Contrairement aux autres, cette géographie-là est d'abord une "géographie médiatique" : "vu à la télé", modelé au fil des ans par la puissance médiatique des images, le paysage des quartiers sensibles s'est imposé à l'ensemble des prescripteurs d'opinions avant même d'avoir fait l'objet d'une analyse sociale et scientifique sérieuse. L'étude des dynamiques sociales pèse en effet peut face aux images d'émeutiers armés de Villiers-le-Bel ou du quartier de la Villeneuve à Grenoble. Ainsi, et pour la première fois, ce ne sont plus les seuls acteurs sociaux qui modèlent et écrivent l'histoire sociale, mais les médias et plus largement les prescripteurs d'opinions. Le traitement médiatique de la question des banlieues n'aura pas seulement contribué à créer de nouvelles représentations sociologiques, il est aussi à l'origine d'une géographie sociale qui structure désormais les discours politiques. 

Il est ainsi frappant de constater la rapidité avec laquelle la géographie sociale traditionnelle s'est effacée. Les territoires de la France ouvrière, industrielle, l'histoire bicentenaire des quartiers populaires des grandes villes, sans parler de la France rurale... tout cela s'est évanoui peu à peu dans les années 1980-1990 au fur et à mesure qu'émergeait l'obsession des banlieues. Cette disparition n'est pas seulement la conséquence du passage de la société industrielle à la société postindustrielle, mais participe à un mouvement idéologique qui vise notamment à substituer la question sociale à des questions sociétales. Ce qui est vraiment en cause ici n'est pas le traitement de la crise des banlieues par les médias, mais l'utilisation politique de ce traitement. Le "paysage médiatique" est devenu le "paysage social de référence" et le reflet de l'idéologie des élites. L'analyse de la genèse de cette représentation permet d'éclairer cette dimension idéologique. 

Les urbanistes et sociologues ont l'habitude de faire démarrer la crise des banlieues et la politique de la ville en 1973. Les pouvoirs publics créent alors le premier groupe de réflexion sur les quartiers de grands ensembles de logements sociaux. Cette année de naissance est techniquement pertinente puisque que l'attention portée aux grands ensembles va précéder les émeutes urbaines. Cet acte de naissance marque une volonté, dès les années 1980, de "techniciser" et d'"urbaniser" une question qui est d'abord démographique, culturelle et idéologique. La banlieue comme "objet politique et médiatique" est née en septembre 1979, précisément dans la banlieue lyonnaise, à Vaulx-en-Velin. Pour la première fois, des émeutes urbaines, que l'on croyait réservées aux pays anglo-saxons ou à ceux du tiers-monde, venaient frapper le territoire français. Pendant plusieurs jours, les jeunes du quartier de la Grappinière multiplient les "rodéos", affrontent la police et incendient des voitures. Pire, ces échauffourées sporadiques se multiplient et touchent d'autres communes et quartiers de la banlieue lyonnaise. Villeurbanne, notamment la cité Olivier-de-Serres, est touchée en 1980. Un an plus tard, c'est au tour de Vénissieux et du quartier des Minguettes de subir des violences urbaines d'une rare intensité. Les politiques sont sous le choc, comme paralysés par la violences qui concernent une France qu'on ne connaît pas, celle des jeunes Français issus de l'immigration maghrébine. La banlieue, c'est d'abord une image, celle des jeunes Français qui défient la police. Le choc est d'abord culturel, et non pas urbain. Ces événements seront d'ailleurs le point de départ en 1983 de la "Marche civique pour l'égalité et contre le racisme", baptisée "Marche des Beurs" par les médias, dont les revendications sont sociales et culturelles ; la question urbaine et celle des violences n'apparaissent qu'en second plan. 

Le traitement médiatique et politique de ces événements modèle assez rapidement l'image-type d'un paysage angoissant, celui de grands ensembles de logements sociaux, souvent dégradés et où les violences sont récurrentes. Le discours sur l'"urbanisme criminogène" prend le pas sur la question sociale et culturelle. La loi d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire définira en 1995 ces quartiers difficiles comme des "zones sensibles se caractérisant par la présence de grands ensembles ou de quartiers d'habitat dégradés". Plus tard, sur un même registre, on évoquera la question de la "concentration des difficultés", l'idée étant toujours d'aborder le sujet à travers le prisme urbanistique, qui suggère qu'il existe une volonté politique de concentrer les populations issues de l'immigration maghrébine dans des ghettos. La surreprésentation depuis trente ans des banlieues difficiles, non seulement dans les médias mais aussi dans le monde de la recherche, impose alors le ghetto comme le paysage emblématique de la crise de la société française. La thématique banlieusarde est désormais omniprésente. Sur le sujet, la littérature, notamment sociologique, est prolifique. Il n'y a désormais plus un seul quartier sensible qui n'ait échappé à sa thèse, à sa recherche urbaine, plus un seul îlot qui ne vive en permanence sous l’œil d'un observatoire local ou national. On connaît tout, absolument tout de ces territoires les plus étudiés de France ; de l'immeuble à l'îlot, rien n'échappe à l'analyse. Paradoxalement, cette attention extrême ne semble pas remettre en cause l'idée selon laquelle la banlieue resterait une "terra incognita" ; une idée très répandue qui permet au passage de faire perdurer la production de reportage sous prétexte d'investigations inédites ou de nouvelles recherches. Cette attention générale impose de fait les quartiers difficile dans l'agenda des politiques. Pour l'année 2008, le journal Le Monde avait relevé que le seul département difficile de la Seine-Saint-Denis avait ainsi enregistré 174 déplacements ministériels.

Voir également ici et .

Christophe Guilluy, Fractures Françaises, François Bourin Éditeur, 2010, p.18-22.  

Merci à M.S.

vendredi 22 juin 2012

Bref Ouvrage.


Georges Lautner, Le Monocle Rit Jaune, 1964.

Quelque critiques que puissent être la situation et les circonstances où vous vous trouvez, ne désespérez de rien ; c’est dans les occasions où tout est à craindre, qu’il ne faut rien craindre ; c’est lorsqu’on est environné de tous les dangers, qu’il n’en faut redouter aucun ; c’est lorsqu’on est sans aucune ressource, qu’il faut compter sur toutes ; c’est lorsqu’on est surpris, qu’il faut surprendre l’ennemi lui-même. 

Sun Tse (L’Art de la Guerre)

I

Ces Commentaires sont assurés d’être promptement connus de cinquante ou soixante personnes ; autant dire beaucoup dans les jours que nous vivons, et quand on traite de questions si graves. Mais aussi c’est parce que j’ai, dans certains milieux, la réputation d’être un connaisseur. Il faut également considérer que, de cette élite qui va s’y intéresser, la moitié, ou un nombre qui s’en approche de très près, est composée de gens qui s’emploient à maintenir le système de domination spectaculaire, et l’autre moitié de gens qui s’obstineront à faire tout le contraire. Ayant ainsi à tenir compte de lecteurs très attentifs et diversement influents, je ne peux évidemment parler en toute liberté. Je dois surtout prendre garde à ne pas trop instruire n’importe qui. 

Le malheur des temps m’obligera donc à écrire, encore une fois, d’une façon nouvelle. Certains éléments seront volontairement omis ; et le plan devra rester assez peu clair. On pourra y rencontrer, comme la signature même de l’époque, quelques leurres. À condition d’intercaler çà et là plusieurs autres pages, le sens total peut apparaître : ainsi, bien souvent, des articles secrets ont été ajoutés à ce que des traités stipulaient ouvertement, et de même il arrive que des agents chimiques ne révèlent une part inconnue de leurs propriétés que lorsqu’ils se trouvent associés à d’autres. Il n’y aura, d’ailleurs, dans ce bref ouvrage, que trop de choses qui seront, hélas, faciles à comprendre.

Guy Debord, Commentaires sur la Société du Spectacle, Éditions Gérard Lebovici, 1988.

vendredi 15 juin 2012

Être Mort.

Buzzoff, Être Mort, 2012. 

Les règles du jeu ont changé. Toute lutte, tout conflit, toute protestation possède maintenant son écho, sa rumeur sourde sur les réseaux. Nourris d’images, de passion, ils sont devenu monde. 

Ce n’est pas sans vice que les communicants se réapproprient les images du monde. Gorgée d’anti-discours et de symbolique vide, l’image succombe à un remplissage purement plastique. 

Montrer le contraire de ce que l’on vend est devenu une norme à laquelle on ne peut déroger. La liberté et la protestation sont devenues des concepts visuels vendeurs auxquels un produit peut être associé. 

Les forces armées françaises sont notre choix non par antimilitarisme pavlovien mais par consternation face au discours en vigueur. Pourquoi l’armée ne pourrait-elle pas évoquer la mort, si c’est ce qu’elle promet ? 

Les belles images allument en nous des fumées sans feu. En se rapprochant, le flou demeure et la fumée s'évanouit. Il ne reste que le sentiment amer d'avoir été trompé. 

Buzzoff, Être Mort, 2012.

Voir également ici et .

vendredi 8 juin 2012

Remarquable Retournement.

Jean Renoir, La Grande Illusion, 1937.
 
Naguère, c'était la "révolte des masses qui était considérée comme la menace contre l'ordre social et la tradition civilisatrice de la culture occidentale. De nos jours, cependant, la menace principale semble provenir de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie sociale et non des masses. Ce remarquable retournement dans l'histoire confond nos attentes quant au cours qu'elle était censée prendre et remet en question des présuppositions depuis longtemps établies.

Quand José Ortega y Gasset publia son célèbre essai La Révolte des masses en 1930 (première traduction anglaise en 1932), il ne pouvait prévoir une époque où il serait plus approprié de parler de révolte des élites. Écrivant à l'époque de la Révolution bolchévique et de la montée du fascisme, dans l'après-coup d'une guerre cataclysmique qui avait déchiré l'Europe, Ortega attribuait la crise de la culture occidentale à la "domination politique des masses". Aujourd'hui, ce sont toutefois les élites - ceux qui contrôlent les flux internationaux d'argent et d'informations, qui président aux fondations philanthropiques et aux institutions d'enseignement supérieur, gèrent les instruments de la production culturelle et fixent ainsi les termes du débat public - qui ont perdu foi dans les valeurs de l'Occident, ou ce qu'il en reste. Pour beaucoup de gens, le terme même de "civilisation occidentale" appelle aujourd'hui à l'esprit un système organisé de domination conçu pour imposer la conformité aux valeurs bourgeoises et pour maintenir les victimes de l'oppression patriarcale - les femmes, les enfants, les homosexuels et les personnes de couleur - dans un état permanent d'assujetissement.

Du point de vue d'Ortega, point de vue largement partagé à l'époque, la valeur des élites culturelles réside dans leur disposition à assumer la responsabilité des normes astreignantes sans lesquelles la civilisation est impossible. Elles vivaient au service d'idéaux exigeants. "La noblesse se définit par les exigences qu'elle nous impose - par des obligations, pas par des droits". L'homme de la masse, de son côté, n'avait ni obligations, ni compréhension de ce qu'elles sous-entendaient, "ni sensibilité pour les grands devoirs historiques". Au lieu de cela, il affirmait les "droits du trivial". À la fois plein de ressentiment et satisfait de lui, il rejetait "tout ce qui est excellent, individuel, qualifié et choisi". Il était "incapable de se soumettre à une direction d'aucune sorte". Privé de toute compréhension de la fragilité de la civilisation ou du caractère tragique de l'histoire, il vivait étourdiment dans "l'assurance que demain (le monde) sera plus riche, plus vaste, plus parfait, comme s'il disposait d'un pouvoir d'accroissement spontané inépuisable". Il ne se souciait que de son bien-être personnel et envisageait avec confiance un avenir de "possibilités illimitées" et de "liberté complète". Parmi ses nombreux défauts, figurait un "manque de romanesque dans ses rapports avec les femmes". L'amour, idéal astreignant à part entière, n'avait aucune séduction pour lui. Son attitude envers le corps était sévèrement pratique : il érigeait en culte la forme physique et se soumettait à des régimes hygiéniques qui promettaient de le maintenir en bon état et de prolonger sa longévité. Ce qui caractérisait par-dessus tout l'esprit de la masse, toutefois, c'était "la haine mortelle de tout ce qui n'était pas elle-même", selon la description d'Ortega. Incapable d'émerveillement ou de respect, l'homme de la masse était "l'enfant gâté de l'histoire humaine".

Ma thèse est que toutes ces attitudes mentales sont davantage caractéristiques aujourd'hui des niveaux supérieurs de la société que des niveaux inférieurs ou médians. On ne saurait guère dire aujourd'hui que les gens ordinaires envisagent avec confiance un monde de "possibilité illimitée". On a depuis longtemps perdu toute idée que les masses surfent sur les vagues de l'histoire. Les mouvements radicaux qui ont troublé la paix du XXe siècle ont échoué l'un après l'autre, et aucun successeur n'est apparu à l'horizon. La classe ouvrière, autrefois pilier du mouvement socialiste, est devenue une pitoyable relique d'elle-même. L'espoir que de "nouveaux mouvements sociaux" prendraient sa place dans la lutte contre le capitalisme, espoir qui a brièvement soutenu la gauche à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, n'a débouché sur rien. Non seulement les nouveaux mouvements sociaux - le féminisme, les droits des homosexuels, les droits au minimum social, l'agitation contre la discrimination raciale - n'ont rien en commun, mais leur seule exigence cohérente vise à être inclus dans les structures dominantes plutôt qu'à une transformation révolutionnaire des rapports sociaux. 

Ce n'est pas seulement que les masses ont perdu tout intérêt pour la révolution ; on peut arguer que leurs instincts politiques sont plus conservateurs que ceux de leurs porte-parole auto-désignés et de leurs libérateurs potentiels. Après tout, ce sont les ouvriers et la petite bourgeoisie qui veulent voir limiter le droit à l'avortement, qui se cramponnent à la famille bi-parentale comme source de stabilité dans un monde agité, qui s'oppose aux expériences de "modes de vie alternatifs", et qui nourrissent des réserves profondes sur la discrimination positive et autres efforts d'ingénierie sociale à grande échelle. Pour revenir plus étroitement aux termes de la description d'Ortega, ils ont un sens des limites plus hautement développé que les classes supérieures. Ils comprennent, à la différence de celles-ci, qu'il y a des limites inhérentes au contrôle de l'homme sur le cours du développement de la société sur la nature et sur le corps, sur les éléments tragiques de la vie et de l'histoire humaines. Tandis que les jeunes gens appartenant à la classe managériale et aux professions intellectuelles se soumettent à un programme rigoureux d'exercices physiques et de contrôles diététiques conçus pour tenir la mort à distance - pour se maintenir dans un état de jeunesse permanente, éternellement séduisants et remariables - les gens ordinaires de leur côté acceptent la déchéance physique comme quelque chose contre quoi il est plus ou moins inutile de lutter.

Incapable de saisir l'importance des différences de classe dans la formation de nos attitudes envers la vie, les libéraux de la bourgeoisie aisée (upper middle class) ne parviennent pas à prendre la mesure de la dimension de classe caractérisant leur obsession pour la santé et la droiture morale. Ils ont du mal à comprendre pourquoi leur conception hygiénique de la vie n'arrive pas à susciter un enthousiasme universel. Ils ont entrepris une croisade pour aseptiser la société américaine : il s'agit de créer un "environnement sans fumeurs", de tout censurer, depuis la pornographie jusqu'aux "discours de haine", et en même temps, de façon incongrue, d'élargir le champ du choix personnel dans des questions où la plupart des gens éprouvent le besoin de disposer de solides orientations morales. Lorsqu'ils se trouvent confrontés à de la résistance devant ces initiatives, ils révèlent la haine venimeuse qui ne se cache pas loin sous le masque souriant de la bienveillance bourgeoise. La moindre opposition fait oublier aux humanitaristes les vertus généreuses qu'ils prétendent défendre. Ils deviennent irritables, pharisiens, intolérants. Dans le feu de la controverse politique, ils jugent impossible de dissimuler leur mépris pour ceux qui refusent avec obstination de voir la lumière - ceux qui "ne sont pas dans le coup", dans le langage auto-satisfait du prêt-à-penser politique.

En même temps arrogants et peu sûrs d'eux-mêmes, les membres de ces nouvelles élites, ceux qui appartiennent aux professions intellectuelles en particulier, considèrent les masses avec un dédain teinté d'appréhension. Aux États-Unis, "l'Amérique du milieu" - terme qui a des implications aussi bien géographiques que sociales - en est venue à symboliser tout ce qui se dresse sur la route du progrès : "les valeurs de la famille", le patriotisme irréfléchi, le fondamentalisme religieux, le racisme, l'homophobie, les opinions rétrogrades sur les femmes. Les Américains du milieu, dans l'idée que s'en font ceux qui fabriquent l'opinion cultivée, sont désespérément minables, ringards et provinciaux, ils sont peu au fait des évolutions du goût ou des modes intellectuelles, ils sont obnubilés par la littérature de gare, les romans d'amour ou d'action, et abrutis par une surdose de télévision. Ils sont à la fois absurde et vaguement menaçants - non pas qu'ils souhaitent renverser l'ordre ancien, mais précisément parce qu'ils le défendent avec une irrationalité si profonde qu'elle s'exprime, dans ses accès d'intensité maximale, en religiosité fanatique, par une sexualité répressive qui se défoule à l'occasion dans des explosions de violence contre les femmes et les homosexuels et par un patriotisme qui soutient les guerres impérialistes et une éthique nationale de masculinité agressive.   

Christopher Lasch, La Révolte des Élites et la Trahison de la Démocratie, Édition Flammarion, collection Champs, 2007 (1995), p.37-41

vendredi 1 juin 2012

Etat Technoscientifique.

NASA, Walt Disney & Werner Von Braun, 1954.

L'établissement des latitudes et des longitudes, installant une grille de mesure régulière sur les accidents du paysage a été un atout essentiel dans la maîtrise des territoires et surtout des routes océanes si importantes dans la construction du capitalisme mondialisé au XVIIe siècle. L'articulation de cette rationalisation de l'espace à la rationalisation du temps (séquençé en douze sections d'un disque dans l'horloge), produisit ce vaste système graphique en trois dimensions, cette carte des fuseaux horaires permettant de synchroniser les activités tout autour de la planète. 

À cet outil graphique sont venus s'ajouter des organes de perception permettant à l'État rationnel de “voir“ le passé et le présent et, par conséquent de prévoir et de programmer le futur de la société. Ainsi, Playfair introduit à la fin du XVIIIe siècle, le diagramme en barre et le diagramme en secteur. Puis au XIXe siècle, apparaissent le cartogramme (1882), les courbes de mortalité de Quételet (1828) et la pyramide des âges de Walker (1874). La statistique graphique permit d’embrasser d’un seul regard la société, de comparer les objets qui la composent et d'émettre des prévisions. Elle a contribué, en fait, à remplacer l'hégémonie du discours par la dictature des faits mesurés base des sciences, de la planification, de la sécurité sociale et de la comptabilité nationale. Ce faisant, elle a institué la société au même titre que la Constitution ou les manuels scolaires. 

À la cartographie et au diagramme, l'administration ajouta une technique lui permettant de se représenter elle-même comme machine de production : l'organigramme. Cette représentation, issue de l'organisation du peuple armé, a été menée à un haut degré de perfection par le général von Moltke en Allemagne, qui, s'inspirant de Napoléon, organisa l'armée en divisions standardisées quant à leur taille, leur entraînement et leur structure les dotant de managers interchangeables uniformément formés dans des écoles militaires. Ce système divisionnaire fût copié par toutes les nations industrielles et perfectionné avec les nouvelles technologies du téléphone et du télégraphe. Le système administratif de l'entreprise Ford s'inspira largement de l'armée prussienne avec ses plans logistiques, ses règles et ses procédures, sa décomposition des problèmes en leur plus simples éléments et son principe du mérite. La bureaucratie militaire utilisée par Ludendorff pour mobiliser les ressources allemandes pendant la Première guerre mondiale (le plan d'économie de guerre, Kriegwirtschaftsplan) était pratiquement identique au système administratif de Ford. Le Gosplan destiné à mettre en œuvre les plans stratégiques à long terme de l'Union soviétique, était lui-même une adaptation du plan d'économie de guerre allemand (1). 

La croissance de la rationalisation sociale et l'émergence de l'État technoscientifique (2) suscitèrent de nouveaux modes de modélisation dont le développement fût fortement stimulé par les deux guerres mondiales. La planification centralisée de leurs moyens de production par l'État soviétique, les États américain et anglais pendant la Seconde guerre mondiale, vint à bout de la planification centralisée des États allemands et japonais. Le tableau de comptabilité nationale fût mis au point pour préciser quantitativement les conditions de la politique de résistance et de victoire de l'Angleterre contre l'Allemagne. Parallèlement, le tableau input-output d'échanges interindustriels (TEI) montrant les interdépendances entre les secteurs de production, en reliant les flux d'entrée (facteurs de production) aux flux de sortie (produits) a été établi en 1941 par Leontieff aux Etats-Unis (3). Les théories de l'équilibre général (4) et du système social (5) deviennent alors les figures clés de la planification.

Après la seconde guerre mondiale, la planification à grande échelle fût largement stimulée par les ordinateurs qui accrurent considérablement les capacités de modélisation. Les programmes informatiques permirent d'intégrer des dizaines puis des centaines de branches des tableaux input-output. Ces tableaux se généralisèrent dans les systèmes nationaux de comptabilité par le biais des instances internationales (ONU, OCDE), au début des années soixante. Dans toutes les régions sous contrôle américain, ils devinrent donc un outil de normalisation et de standardisation des politiques économiques. 

Sous l'impulsion de la seconde cybernétique (6), un déplacement s'opéra cependant dans la modélisation de l'État et de l'organisation mondiale dans les années 70. Le modèle de l'ordre socio-économique spontané, auto-organisé, émergeant “de la relation et des ajustements mutuels des éléments qui le constituent“ (7) permit de sortir du modèle trop souverain, trop national de l'État planificateur, tout en favorisant le développement de nouveaux outils de contrôle (voir le schéma en dernière page). Il permit la construction d'un ordre social, qui plutôt que d'être seulement impulsée par le haut selon des plans de normativité, peut également résulter d'une multitudes d'actions et d'ajustements partiels effectués par une multiplicité d'instances et d'acteurs sociaux. L'État régulateur, constitué en système d'instances publiques et privées, d'associations, syndicats, ONG, entreprises, confréries, collectivité locales et administrations centrales n'a pas même besoin de monopoliser le pouvoir normatif ou fiscal. Il ne se fonde même plus nécessairement sur une logique de légalité : il peut distribuer des patronages aux associations et ONG, aux bandits et mercenaires. Il peut fabriquer même une dissidence pour exercer son autorité par la division ou pour transformer une situation selon les fins qu'il aura choisi. Bref, il peut organiser son espace par la ruse et la négociation plutôt que par la violence et le commandement. Il répond ainsi à la définition de la seconde cybernétique ou les systèmes auto-organisateurs se transforment et s'adaptent en fonction des désordres informationnels. Il tolère et tire profit des crises, des conflits et du désordre pour sa transformation et son adaptation permanente aux variations du milieu terrestre (8). Les techniques de gouvernement cherchent simplement à réduire le maximum de bruit en information en les les intégrant au fur et à mesure à son environnement. 

La gestion gouvernementale de cette complexité sociale passe donc par le développement des systèmes d'information et de communication depuis la sub-surface jusqu'à l'outre-espace, dotant le réel planétaire d'un double info-communicationnel. Ce double permet de subordonner le territoire à sa représentation (et, par conséquent, renforce la capacité de gestion et de contrôle à distance). Chaque point du territoire, chaque objet ou sujet qui le peuple est donc assujetti à son double informationnel. Ainsi tend à se réaliser ce fantasme gestionnaire où la carte étant le territoire, l'action sur la carte est également action sur le territoire. 

Bureau d'Études, Représenter le Système in La Planète Laboratoire, 62e année, 2007, p.16.

Notes. 

1. Lénine a joint explicitement les deux éléments de l'organisation fordiste dans sa définition du socialisme : "[Le socialisme c'est] les soviets plus l'administration prussienne du chemin de fer plus l'organisation industrielle américaine." 
2. L'État technoscientifique apparaît d'abord en Union soviétique avant de se généraliser dans les États industriels avec la Seconde guerre mondiale.
 
3. L’entrée en guerre des Etats-Unis a ouvert à l’analyse input-output (qui s'est amorcée avant-guerre) un nouveau champ de développement. L’administration Roosevelt s’interroge en effet sur les risques de dépression d’après-guerre suite à une démobilisation rapide. Au même moment, le Pentagone s’intéresse à l’analyse input-output à des fins de planification militaire et d’informatisation, mais aussi pour préparer des bombardements de l’Allemagne : il s’agissait de choisir stratégiquement les industries à détruire. Il est possible que Leontieff ait été influencé par les recherches soviétiques des années 1920 telles qu'elles se sont exprimées dans le premier bilan de l'économie nationale de l'URSS pour les années 1923-1924. 
4. La théorie de l’équilibre général a prétendue démontrer rigoureusement l’existence, l’unicité et la stabilité d’un équilibre général en économie et donc produire une méthode d’évaluation de la politique économique. Cette théorie a été développée par von Neumann, Hicks, Arrow, Debreu
5. La théorie du système social est inspiré de Pareto qui présente son Traité de sociologie générale comme un prolongement de l’équilibre économique général. Ce traité a connu une postérité aux Etats-Unis avec le Harvard Pareto Circle qui réunit - dans les années 1930 - sociologues, biologistes, mathématiciens, linguistes, politologues, philosophes des sciences et historiens autour de Henderson, professeur de biochimie à Harvard. Participèrent à ce séminaire, parmi d’autres : Schumpeter, Merton, Parsons et Homans. Pour Henderson, le concept de "système social généralisé" propose pour les sciences sociales un schéma analogue à celui proposé par Gibbs pour les systèmes physico-chimiques et rend possible un “traitement systématique des phénomènes complexes“. Cette idée est reprise et développée largement dans la sociologie fonctionnaliste américaine, notamment chez Parsons (Voir Jean-Sébastien Lenfant, L’équilibre général comme savoir de Walras à nos jours). 
6. La première cybernétique (McCulloch) a été une démarche de modélisation capable de lire les systèmes vivants par analogie aux systèmes machines. Avec la seconde cybernétique au contraire, l’autonomie du système considéré se construit dans l’action. Dans ce cas, contrairement à la première cybernétique, les entrées ne dépendent pas du seul retour des sorties et la boîte noire n’est plus considérée comme totalement opaque. La seconde cybernétique a été une première fois définie par Heinz von Forster qui élabora le principe d'organisation par le bruit (1960). Ce principe stipule que les systèmes vivants - en tant que systèmes auto-organisateurs - se transforment et s'adaptent en fonction des désordres informationnels. Alors que dans la première cybernétique, le désordre entraînait le système fermé vers l'entropie, il devient désormais la source même de l'évolution des systèmes vivants. Ce principe a été adapté à la théorie des systèmes sociaux par le sociologue Niklas Luhmann
7. F.A. Hayek, Notes on the evolution of systems of Rules of conduct, Studies in philosophy, politics and economics, Routledge & Kegan, 1967, p.73 
8. Ainsi, l'adaptation des équations permettant de décrire la propagation de la chaleur dans un corps par Bachelier au calcul des probabilités de hausse et de baisse des cours des emprunts, inspira la Théorie moderne du portefeuille ou MPT (Modern Theory of Portefolio), une méthode de sélection des investissements. Cette théorie fut largement utilisée par l'industrie financière à partir des années 60 pour gérer la complexité. Le krach du 19 octobre 1987 mis en question l'efficience de cette approche probabilitaire stimulant en retour l'utilisation d'une nouvelle modélisation de la complexité avec la mathématique des turbulences de Mandelbrot ou Elliott. (cf. Benoît Mandelbrot et Richard L. Hudson, Une approche fractale des marchés, Odile Jacob, 2004 et Ralph Nelson Elliott, The Wave Principle, 1938.).