vendredi 26 octobre 2012

Sainte Vélocipédie.

Photographie non attribuée, Fausto Coppi, Contre la Montre au Gran Premio Vanini, 1952.

J'aime partialement le vélo, tendrement ceux qui aiment le vélo. Si, par extraordinaire, par un épouvantable effet de "passéisme", on abandonnait la route à ces doux folingues, à ces rétrogrades, à ces poètes à roulettes, on ne parlerait plus de route qui tue, de Pâques rouges, de Pentecôte sanglante, mais de route est longue, de route est large et de route enchantée.

On ne verrait plus au matin se dessécher sur le bitume tous les petits cadavres de la nuit, chat en bouillie, chiens écrasés, hérissons en galette, ces menus plaisirs du progrès.

Mais l'éternel procès de la bagnole, ce n'est pas moi, qui ne sais pas même conduire, qui m'en vais le refaire, dans le vide et pour les sourds. L'automobile a son emploi, qui est de permettre au suiveur de suivre la course cycliste.

J'imagine simplement, de Paris, une route tranquille comme il en demeure encore quelques-unes, insolites rescapées du chaos. Une route de silence où pousse encore parfois, bizarre excrément de Martien, un crottin de cheval.

J'imagine, et partant, je pars, je roule, je rêve, je monte sur mon vélo rouge.

Avant toute chose, il me faut préciser, et le plus catégoriquement du monde, qu'en aucun cas le vélo n'est une bicyclette.

Rien de commun.
Rien à voir.
Rien à faire.

La bicyclette, les amateurs de vélos sont formels sur ce point, injustes s'il le faut, odieux jusqu'au racisme, la bicyclette n'est pas un vélo.

Ce n'est pas là jouer sur les mots. On ne joue plus. "Joue pas avec mes cuisses", gouaille le populaire. Exact. Nos cuisses ne jouent pas avec la bicyclette. L'ignorent avec superbe du haut de leurs fémurs.

La bicyclette, c'est la bécane tordue du facteur, le biclou rouillé du curé, la charrue de la grand-mère, la sœur jumelle de sa machine à coudre. La bicyclette, c'est le percheron couronné, le véhicule utilitaire. En raccourci violent, le tracteur auprès du bolide de formule I.

On la reconnaît sans mal, la gueuse, à sa grosse selle camuse à ressorts, à ses garde-boue, à ses porte-bagages, à ses pneus d'arrosage, à sa sonnette, à sa lanterne et, surtout, à son guidon informe de toutes sortes, sauf la noble, dite "de course".

Ce guidon "à la papa", je me retiens de ne pas le traiter d'infâme, d'ignominieux. Somme toute, non, je ne me retiens pas. Cet objet ridicule et laid me répugne. Je le hais, avec ses révoltantes poignées de caoutchouc, encore plus atroces depuis qu'elles sont de plastique.

Qu'on ne s'y trompe pas : mon ostracisme envers cet engin sans élégance sera aussi écœurant que sa silhouette à cornes bovines. Il déshonore autant la sainte vélocipédie qu'une femme sans grâce ni charme ni attrait rabaisse le sexe féminin à la physiologie la plus élémentaire. Il est "boulot-métro-dodo". Le vélo, messieurs, c'est "Garbo-Bardot-Moreau".

René Fallet, Le Vélo, Éditions Denoël, 1992 (1972), p.7-9.  

vendredi 19 octobre 2012

Foi & Lucidité.

Kawase Hasui, Averse du Soir sur le Pont Imai, 1932.

 

Peut-on à la fois espérer et ne pas espérer, en suis-je encore à me demander. Que vaut la lucidité lorsque la foi la déserte?

Yves Bonnefoy, Du Haïku in Haïkus, Anthologie, Éditions Arthème Fayard, coll. Poésie, 1990 (1978), p.29.

[Musique: John Cage interprété par Cédric Pescia, Sonata I, 1946-1948.]

vendredi 12 octobre 2012

Information & Discussion.

Bruno Latour, Le Débat Tarde Durkheim, 2007.

Dans la vision de Lippmann, le rôle de la presse était de faire circuler de l'information et non d'encourager la discussion. La relation entre information et discussion était antagoniste, et non complémentaire. Sa position n'était pas qu'une information fiable était une condition préalable nécessaire à la discussion ; au contraire, ce qu'il voulait dire, c'est que l'information excluait la discussion, rendait toute discussion inutile. Les débats étaient ce qui se produisaient en l'absence d'information fiable. Lippmann avait oublié ce qu'il avait appris (ou ce qu'il aurait dû apprendre) de William James et John Dewey : que notre quête d'une information fiable est elle-même guidée par les questions qui sont soulevées au cours des discussions portant sur une série d'actions donnée. C'est seulement en soumettant nos préférences et nos projets à l'épreuve du débat que nous en arrivons à comprendre ce que nous savons et ce qu'il nous reste à apprendre. Tant que nous n'avons pas à défendre nos opinions en public, elles demeurent des opinions au sens péjoratif que Lippmann donne à ce mot - des convictions à moitié formées fondées sur des impressions aléatoires et des présupposés admis sans examen. C'est l'acte de formuler nos conceptions et de les défendre qui les tire de la catégorie des "opinions", qui leur donne forme et définition et permet également à d'autres de les identifier comme la description de leur propre existence. Bref, nous n'en arrivons à connaître ce que nous avons en tête qu'en nous expliquant devant les autres.

Bien sûr, la tentative de convertir autrui à notre propre point de vue comporte le risque qu'il puisse nous arriver d'adopter plutôt le leur. Il nous faut entrer par l'imagination dans les arguments de nos adversaires, ne serait-ce que dans l'intention de les réfuter, et peut-être qu'au bout du compte nous nous retrouverons persuadés par ceux que nous cherchions à persuader. La discussion est risquée et imprévisible, et pour cette raison elle est éducative. Pour la plupart d'entre nous, nous tendons à y voir (comme Lippmann) le choc de dogmes rivaux, une foire d'empoigne où chacun des deux camps ne cède de terrain. Mais on ne remporte pas une discussion en faisant taire ses adversaires à force de hurlements. On la remporte en faisant changer d'avis son adversaire - chose qui ne peut arriver que si l'on accorde une écoute respectueuse aux arguments adverses et que l'on persuade quand même ceux qui les avancent qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans ces arguments. Pendant que nous sommes engagés dans cette activité, il se peut bien que ce soit nous qui décidons qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans les nôtres.

Si nous maintenons fermement que le débat est l'essence de l'éducation, nous défendrons la démocratie comme la forme de gouvernement non pas la plus efficace mais la plus éducative, telle qu'elle étend aussi largement que possible le cercle de la discussion et oblige ainsi tous les citoyens à articuler leurs conceptions, à les mettre en danger et à cultiver les vertus de l'éloquence, de la clarté de pensée et d'expression, et du jugement solide. Comme le relevait Lippmann, les petites communautés constituent le lieu classique de la démocratie - non pas toutefois parce qu'elles sont "refermées sur elles-mêmes", mais simplement parce qu'elles permettent à tout le monde de prendre part aux débats publics. Au lieu de rejeter sommairement la démocratie directe comme n'ayant aucune pertinence dans les conditions modernes, il nous faut la recréer sur une grande échelle. De ce point de vue, la presse sert d'équivalent à l'assemblée communale.

C'est de fait ce qu'a soutenu Dewey - peu clairement toutefois hélas! - dans The Public and Its Problems (1927), ouvrage écrit en réponse aux réflexions désobligeantes de Lippmann sur l'opinion publique. La distinction établie par Lippmann entre vérité et information reposait sur une "théorie passive de la connaissance comme spectacle" ainsi que l'explique James W. Carey dans son Communication as Culture (1989). Dans la conception des choses que se faisait Lippmann, la connaissance est ce que nous recevons quand un observateur, de préférence formé scientifiquement, nous présente une copie de la réalité que nous pouvons tous reconnaître. De son côté, Dewey savait que même les scientifiques débattent entre eux. Il soutenait qu'une "enquête systématique" n'était que le commencement de la connaissance et non pas sa forme finale. La connaissance dont avait besoin toute communauté - qu'il s'agisse d'une communauté de chercheurs scientifiques ou d'une communauté politique - ne se dégageait que du "dialogue" et d'un "échange direct".

Comme l'indique Carey, il est significatif que l'analyse de la communication selon Dewey mette plutôt l'accent sur l'oreille que sur l’œil. Dewey écrit en effet : "La conversation a une importance vitale qui manque dans les paroles fixées et gelées de l'écrit... Les liaisons de l'oreille avec la pensée et l'émotion vitales qui s'expriment sont immensément plus étroites et plus diverses que celles de l’œil. La vision est spectatrice ; l’ouïe est participante".

La presse étend la portée du débat en apportant au mot parlé le supplément du mot écrit. Si la presse doit s'excuser de quelque chose ce n'est pas du fait que le mot écrit soit un piètre substitut pour la langue pure des mathématiques. Dans ce rapport, ce qui compte, c'est que le mot écrit soit un piètre substitut pour le mot parlé. Mais c'est toutefois un substitut acceptable aussi longtemps que l'écrit prend pour modèle l'oral et non pas les mathématiques. Si la presse n'était pas fiable selon Lippmann, c'était parce qu'elle ne pouvait jamais nous donner des représentations exactes de la réalité, mais seulement des "images symboliques" et des stéréotypes. L'analyse de Dewey sous-entendait une voie critique plus pénétrante. Pour citer Carey : "La presse en percevant son rôle comme celui d'informer le public abandonne le rôle d'organisme chargé de faire vivre la conversation de notre culture". Ayant adhéré à l'idéal d'objectivité de Lippmann, la presse ne sert plus à cultiver "certaines habitudes vitales" dans la communauté : "la capacité de suivre un argument, de saisir le point de vue d'autrui, d'élargir les frontières de l'entendement, de débattre les différentes finalités que l'on pourrait choisir de viser".

La montée parallèle et simultanée de la publicité et des relations publiques contribue à expliquer pourquoi la presse a renoncé à sa propre fonction la plus importante - celle d'agrandir le forum public - en même temps qu'elle devenait plus "responsable". Une presse responsable, par opposition à une presse partisane ou ancrée dans ses opinions attirait le type de lecteurs que les publicitaires étaient avides de toucher : des lecteurs nantis, qui pour la plupart se considéraient probablement des électeurs indépendants. Ces lecteurs voulaient avoir l'assurance de lire toutes les nouvelles qu'il est convenable de publier et non pas la vision des choses d'un rédacteur arrivé à ce que responsabilité soit synonyme de recul devant toute controverse, parce que les annonceurs étaient disposés à payer pour cela. Certains annonceurs étaient également disposés à payer pour du sensationnalisme, quoiqu'au total ils aient préféré un lectorat respectable plutôt que simplement une forte circulation. En tout cas, ce qu'ils ne préféraient pas, c'était de "l'opinion" - non que les arguments philosophiques de Lippman les aient marqués, mais parce qu'un journalisme aux opinions tranchées ne leur garantissait pas le bon public. Sans doute espéraient-ils aussi qu'une aura d'objectivité, marque caractéristique du journalisme responsable, viendrait déteindre aussi sur les réclames qui entouraient des colonnes de texte de plus en plus minces.

Par un curieux retournement de l'histoire, la publicité, la promotion et les autres formes de persuasion commerciale en sont venues elles-mêmes à se déguiser en information. Publicité et promotion se sont substituées au débat ouvert. "Les persuadeurs cachés" (selon la formule de Vance Packard) ont remplacé les rédacteurs d'antan, les essayistes et les orateurs qui ne faisaient pas mystère de leur engagement partisan. L'information et la promotion sont devenues de plus en plus impossibles à distinguer. L'essentiel des "nouvelles" dans nos journaux - 40% selon l'estimation optimiste de M. Scott Cutlip, professeur à l'université de Georgie - est constitué d'éléments qui sont débités par des agences de presse et des offices de relations publiques et régurgités ensuite sans modification par les organes journalistiques "objectifs". Nous nous sommes habitués à l'idée que l'essentiel de l'espace dans nos quotidiens d'information, si l'on peut dire, soit consacré à la publicité - au moins les deux tiers dans la plupart des quotidiens. Mais si nous considérons les relations publiques comme une autre forme de publicité, ce qui n'est pas vraiment tiré par les cheveux puisque les deux sont alimentées par des entreprises privées d'inspiration commerciale, il nous faut à présent nous faire à l'idée qu'une grande partie des "nouvelles" est constituée aussi de publicités.

Le déclin de la presse partisane et l'avènement d'un nouveau type de journalisme qui professe des normes rigoureuses d'objectivité ne nous assurent pas un apport constant d'informations utilisables. Si l'information n'est pas produite par un débat public soutenu, elle sera pour l'essentiel au mieux dépourvue de pertinence, et au pire trompeuse et manipulatrice. De plus en plus, l'information est produite par des gens qui désirent promouvoir quelque chose ou quelqu'un - un produit, une cause, un candidat ou un élu - sans s'en remettre pour cela à ses qualités intrinsèques ni en faire explicitement la réclame en avouant qu'ils y ont un intérêt personnel. Dans son zèle à informer le public, une bonne partie de la presse est devenue le canal tout trouvé de ce qui est l'équivalent de cet insupportable courrier promotionnel qui encombre nos boîtes aux lettres. Comme la poste - encore une institution qui servait autrefois à élargir la sphère de la discussion interpersonnelle et à créer des "comités de correspondance" - elle distribue aujourd'hui une profusion d'information inutile, indigeste, dont personne ne veut, et pour la plus grande part va finir au panier sans qu'on l'ait lue. L'effet le plus important de cette obsession de l'information, à part la destruction d'arbres pour fabriquer du papier et le fardeau croissant que représente "la gestion des déchets", est d'affaiblir l'autorité du mot. Quand on se sert des mots comme de simples instruments de propagande et de promotion, ils perdent leur pouvoir de persuasion. Ils cessent bientôt d'avoir la moindre signification. Les gens perdent leur capacité à se servir du langage avec précision et de façon expressive, ou même à distinguer un mot d'avec un autre. Le mot parlé se modèle sur le mot écrit au lieu que ce soit l'inverse, et la parole ordinaire commence à ressembler au jargon ampoulé que nous trouvons dans les journaux. La parole ordinaire commence à ressembler à de "l'information" - catastrophe dont peut-être la langue anglaise ne se relèvera jamais.

Christopher Lasch, traduit de l'anglais par Christian Fournier, La Révolte des Élites et la Trahison de la Démocratie, Éditions Flammarion, coll. Essais, 2007 (1995), p.176-180.

vendredi 5 octobre 2012

Paradigme Scientifique.

Auteur non attribué, Rhizome Network // Foam, 2012 (via archaesthetic). 
 
Pendant quatre siècles, la science s'est bâtie sur l'application de principes mathématiques conquis par Galilée et ses successeurs. Sa formidable réussite, qui a permis l'avènement de la culture technologique moderne, s'est appuyée sur une pratique scientifique reposant sur l'épistémologie cartésienne du réductionnisme, c'est-à-dire sur l'idée que pour comprendre un phénomène il faut considérer comment on peut le décomposer et étudier les interactions de ses composants. De proche en proche, des sciences de l'Homme à la physique, cette épistémologie aboutit au physicalisme, doctrine défendue aujourd'hui par de nombreux physiciens des particules, qui voient leur spécialité comme la science reine, l'ultime savoir explicatif de toutes choses. 

Les révolutions intellectuelles et les changements de paradigmes scientifiques ne se font pas en un jour. L'héliocentrisme n'est pas apparu d'un coup comme une évidence, mais avait été préparé et longuement mûri grâce à des astronomes tels qu'Aristarque de Samos, Copernic, Kepler, ou à des philosophes comme Giordano Bruno, avant d'apparaître comme une clarté éblouissante chez Galilée astronome. De même, l'idée d'émergence, c'est-à-dire celle de l'apparition de propriétés nouvelles quand on gravit les échelles de complexité des objets que nous propose la nature, a été longuement mûrie chez des philosophes tels que John Stuart Mill, Alfred North Whitehead, Karl Popper, des biologistes tels que Ernst Mayr et Roger Sperry, des physiciens tels que Robert B. Laughlin. Dans les années 1920, le concept fit une percée considérable sous la plume d'auteurs anglais tels que Charlie Dunbar Broad, Samuel Alexander et Conwy Lloyd Morgan, mais le mouvement s'étiola, sans jamais s'éteindre tout à fait, dans les décennies suivantes sous les critiques du matérialisme scientifique. Ces dernières décennies cependant, l'idée d'émergence a été remise à l'honneur et apparaît aujourd'hui à une minorité agissante comme une nouvelle évidence. 

Nous sommes donc peut-être à l'une de ces périodes privilégiées, à l'instar du Dialogue sur les deux principaux systèmes du monde, où un changement de perspective entraînera une meilleure compréhension du monde. Cette fois, ce ne sont pas les astronomes qui sont en première ligne, mais plutôt les chimistes, les physiciens du solide, des biologistes et des neurophysiologistes, accompagnés bien sûr par un nombre croissant de philosophes. Un petit nombre d'entre eux proposent de renverser, au sens propre, l'ancienne épistémologie : au lieu que les propriétés de l'Univers dépendent de celles de ses parties, les propriétés de toutes les parties de l'Univers dépendraient de l'Univers tout entier. À l'image d'un Galilée, pour qui les cieux étaient trop grands pour être subordonnées à la Terre, les "émergentistes" pensent non seulement que le tout est plus que la somme des parties, qu'il en conditionne non seulement le comportement, mais même les lois auxquelles ces parties obéissent. Ils constatent que les "acteurs" principaux de l'émergence sont le temps et l'environnement, les deux vrais universaux philosophiques, dont la nature et le mode d'action dans le monde sont parmi les problèmes les plus difficiles à saisir. 

Rémy Lestienne, Dialogues sur l'Émergence, Éditions Le Pommier, 2012, p.18-19.