vendredi 24 février 2012

Penser / Classer.

00.08.43 What are you thinking? Funny Face, Stanley Donen (US 1957)

01.44.30 What are you thinking? Superman, RIchard Donner (CA UK US 1978)

00.09.40 What are you thinking? Goodfellas, Martin Scorcese (US 1990)

Images tirées de la série de Robin Waart, Thinking in Pictures, 2010 (via H I C E T N U N C).

D) Sommaire

Sommaire - Méthodes - Questions - Exercices de vocabulaire - Le monde comme puzzle - Utopies - Vingt Mille Lieues sous les mers - Raison et pensée - Les Esquimaux - L’Exposition Universelle - L'alphabet - Les classifications - Les hiérarchies - Comment je classe - Borges et les Chinois - Sei Shônagon - Les joies ineffables de l'énumération - Le Livre des records - Bassesse et infériorité - Le dictionnaire - Jean Tardieu - Comment je pense - Des aphorismes - "Dans un réseau de lignes entre-croisées" - Divers - ?

A) Méthodes

Bien sûr, aux différentes étapes de l'élaboration de ce travail - notes griffonnées sur des carnets ou sur des feuilles volantes, citations recopiées, "idées", voir, cf., etc. - j'ai accumulé les petits tas, petit b, GRAND I, troisièmement, deuxième partie. Ensuite, lorsqu'il s'est agi de rassembler ces éléments (et il fallait bien les rassembler pour que cet "article" cesse un jour enfin d'être seulement un projet vague et régulièrement remis à des lendemains moins bousculés), il s'est rapidement révélé que je n'arrivais jamais à les organiser en discours.

C'est un peu comme si les images et idées qui m'étaient venues - pour chatoyantes et prometteuses qu'elles m'aient d'abord pu paraître, une à une, ou même opposées deux à deux - s'étaient disposées d'emblée sur l'espace imaginaire de mes feuillets non encore noircis à la manière de pions (ou de croix) qu'un médiocre joueur de morpion aurait étalés sur son quadrillage sans jamais pouvoir en réunir cinq par une ligne droite.

Cette déficience discursive n'est pas due à ma seule paresse (ni à ma faiblesse au jeu de morpion) ; elle est davantage liée à ce que j'ai précisément tenté de cerner, sinon de saisir, dans le thème qui m'était ici proposé. Comme si l'interrogation déclenchée par ce "PENSER-CLASSER?" avait mis en question le pensable et le classable d'une façon que ma "pensée" ne pouvait réfléchir qu'en s'émiettant, se dispersant, qu'en revenant sans cesse à la fragmentation qu'elle prétendait vouloir mettre en ordre. 

Ce qui affleurait était tout entier du côté du flou, du flottement, du fugace, de l'inachevé, et j'ai finalement choisi de conserver délibérément à ces bribes informes leur caractère hésitant et perplexe, renonçant à feindre de les organiser en quelque chose qui aurait eu, de plein droit, l'apparence (et la séduction) d'un article, avec un début, un milieu, et une fin.

Peut-être est-ce là répondre à la question qui m'était posée avant de l'avoir posée. Peut-être est-ce éviter de la poser pour n'avoir pas à y répondre. Peut-être est-ce user et abuser de cette vieille figure rhétorique que l'on appelle l'excuse où, au lieu d'affronter le problème à résoudre, on se contente de répondre aux questions par d'autres questions, se réfugiant chaque fois derrière une plus ou moins feinte incompétence.

Peut-être est-ce aussi désigner la question comme justement sans réponse, c'est-à-dire renvoyer la pensée à l'impensé, qui la fonde, le classé à l'inclassable (l'innommable, l'indicible) qu'il s'acharne à dissimuler...

N) Questions

Penser/classer

Que signifie la barre de fraction? 

Que me demande-t-on, au juste? Si je pense avant de classer? Si je classe avant de penser? Comment je classe ce que je pense? Comment je pense quand je veux classer?

S) Exercices de vocabulaire

Comment pourrait-on classer les verbes qui suivent: cataloguer, classer, classifier, découper, énumérer, grouper, hiérarchiser, lister, numéroter, ordonnancer, ordonner, ranger, regrouper, répartir?

Ils sont ici rangés dans l'ordre alphabétique.

Ces verbes ne peuvent pas tous être synonymes; pourquoi aurait-on besoin de quatorze mots pour décrire une même action? Donc ils sont différents. Mais comment les différencier tous? Certains s'opposent d'eux-mêmes, tout en faisant référence à une préoccupation identique, par exemple, découper, qui évoque l'idée d'un ensemble à répartir en éléments distincts, et regrouper, qui évoque l'idée d'éléments distincts à rassembler dans un ensemble.

D'autres en suggèrent de nouveaux (par exemple : subdiviser, distribuer, discriminer, caractériser, marquer, définir, distinguer, opposer, etc.), nous renvoyant à ce balbutiement initial où s'énonce péniblement ce que nous pouvons nommer le lisible (ce que notre activité mentale peut lire, appréhender, comprendre). 

U) Le monde comme puzzle

On divise les plantes en arbres, fleurs et légumes.

Tellement tentant de vouloir distribuer le monde entier selon un code unique; une loi universelle régirait l'ensemble des phénomènes : deux hémisphères, cinq continents, masculin et féminin, animal et végétal, singulier pluriel, droite gauche, quatre saisons, cinq sens, six voyelles, sept jours, douze mois, vingt-six lettres.

Malheureusement ça ne marche pas, ça n'a même jamais commencé à marcher, ça ne marchera jamais.

N'empêche que l'on continuera encore longtemps à catégoriser tel ou tel animal selon qu'il a un nombre impair de doigts ou de cornes creuses.

R) Utopies

Toutes les utopies sont déprimantes, parce qu'elles ne laissent pas de place au hasard, à la différence, aux "divers". Tout à été mis en ordre et l'ordre règne.

Derrière toute utopie, il y a toujours un grand dessein taxinomique : une place pour chaque chose et chaque chose à sa place.

E) Vingt Mille Lieues sous les mers

Conseil sait CLASSER les poissons.

Ned Land sait CHASSER les poissons.

Conseil établit le catalogue raisonné des poissons que Ned Land arraisonne.                 

L) Raison et pensée

Quelle relation, au fait, y a t-il entre la raison et la pensée (indépendamment du fait que ce furent les titres de deux revues philosophiques)? Les dictionnaires ne nous aident guère à répondre ; par exemple, dans le Petit Robert, pensée = tout ce qui affecte la conscience, et raison = la faculté pensante ; on trouverait plus facilement, me semble-t-il, une relation ou une différence entre les deux termes en étudiant les adjectifs dont ils peuvent s'agrémenter : une pensée peut être émue, profonde, banale, ou libre ; la raison peut être profonde aussi, mais également sociale, pure, suprême, inverse, d'État ou du plus fort.

I) Les Esquimaux

Les Esquimaux, m'a-t-on affirmé, n'ont pas de nom générique pour désigner la glace ; ils ont plusieurs mots (j'ai oublié le nombre exact, mais je crois que c'est beaucoup, quelque chose comme une douzaine) qui désignent spécifiquement les divers aspects que prend l'eau entre son état tout à fait liquide et les diverses manifestations de sa plus ou moins intense congélation.

Il est difficile, évidemment, de trouver un exemple équivalent en français ; il se peut que les Esquimaux n'aient qu'un mot pour désigner l'espace qui sépare leurs igloos alors que nous en avons au moins, dans nos villes, sept (rue, avenue, boulevard, place, cours, impasse, venelle) et les Anglais au moins vingt (street, avenue, crescent, place, road, row, lane, mews, gardens, terrace, yard, square, circus, grove, court, greens, houses, gate, ground, way, drive, walk), mais nous avons tout de même un nom ("artère", par exemple) qui les englobe tous. De même, si nous parlons à un pâtissier de la cuisson du sucre, il nous répondra justement qu'il ne saurait nous comprendre si nous ne précisons pas le degré de cuisson voulu (filé, cassé, roulé, etc.), mais enfin le concept "cuisson du sucre" sera pour lui tout à fait établi.

G) L'Exposition Universelle

Les objets exposés lors de la grande Exposition Universelle de 1900 étaient répartis en 18 groupes et 121 classes. "Il faut, écrivait M. Picard, commissaire général de l'Exposition, que les produits s'offrent aux visiteurs dans un ordre logique, que le classement réponde à une conception simple, nette et précise, qu'il porte en lui-même sa philosophie et sa justification, que l'idée mère s'en dégage sans peine".

A la lecture du programme établi par M. Picard, il apparaît surtout que cette idée mère était une idée courte.

Une métaphore banale justifie la première place accordée à l'Éducation et l'Enseignement : "C'est par là que l'homme entre  dans la vie". Les Œuvres d'Art viennent ensuite parce qu'il faut leur conserver "leur rang d'honneur". "Des motifs du même ordre" font que les "Instruments et Procédés généraux des Lettres et Arts" occupent la 3e place. On y trouve, je me demande bien pourquoi, dans la classe 16, la Médecine et la Chirurgie (chemise de force des aliénés, lits d'infirmes, béquilles et jambes de bois, trousses de médecins militaires, matériels de secours de la Croix-Rouge, appareils de secours pour les noyés et les asphyxiés, appareils en caoutchouc de la maison Bognier et Burnet, etc.).

Du 4e au 14e groupe, les catégories se succèdent sans qu'aucune idée de système se dégage avec évidence. On voit encore assez bien comment s'organisent les groupes 4, 5 et 6 (Mécanique ; Électricité ; Génie civil et Moyens de transport) et les groupes 7, 8 et 9 (Agriculture ; Horticulture et arboriculture ; Forêts, chasse et pêche), mais ensuite ça va vraiment dans tous les sens :

Groupe 10 : Aliments
Groupe 11 : Mines et métallurgie
Groupe 12 : Décoration et Mobiliers des Édifices publics et des habitations
Groupe 13 : Fils, tissus, vêtements
Groupe 14 : Industrie chimique.

Le 15e groupe est, comme il se doit, consacré à tout ce qui n'a pas trouvé place dans les quatorze autres, c'est-à-dire aux "Industries diverses" (papeterie ; coutellerie ; orfèvrerie ; joaillerie et bijouterie ; horlogerie ; bronze, fonte, ferronnerie d'art, métaux repoussés ; brosserie, maroquinerie, tabletterie et vannerie ; caoutchouc et gutta ; bimbeloterie).

Le 16e groupe (Économie sociale, augmentée d'Hygiène et Assistance publique) est là parce qu'elle (l'économie sociale) "devait venir naturellement (c'est moi qui souligne) à la suite des diverses branches de la production artistique, agricole ou industrielle [puisque] elle en est la résultant en même temps que la philosophie".

Le 17e groupe est consacré à la "Colonisation" ; c'est un groupe nouveau (par rapport à l'Exposition de 1889) dont la "création est amplement justifiée par le besoin d'expansion coloniale qu'éprouvent tous les peuples civilisés".

Enfin, la dernière place est occupée tout simplement par les armées de terre et de mer.

La répartition des produits à l'intérieur de ces groupes et de leurs classes réserve d'innombrables surprises dans le détail desquelles il est impossible d'entrer.

T) L'alphabet

Plusieurs fois je me suis demandé quelle logique avait présidé à la distribution des six voyelles et des vingt consonnes dans notre alphabet : pourquoi d'abord A, et ensuite B, et ensuite C, etc.?

L'impossibilité évidente de toute réponse a, au départ, quelque chose de rassurant : l'ordre alphabétique est arbitraire, inexpressif, donc neutre : objectivement A ne vaut pas plus que B, l'ABC n'est pas un signe d'excellence, mais seulement de commencement (l'ABC du métier).

Mais sans doute suffit-il qu'il y ait ordre pour qu'insidieusement la place des éléments dans la série se charge, tôt ou tard et peu ou prou, d'un coefficient qualitatif : ainsi un film de série "B" sera-t-il considéré comme "moins bon" qu'un autre film que, d'ailleurs, on n'a pas encore jamais songé à appeler film de série "A" ; ainsi un fabricant de cigarettes qui fait imprimer sur ses paquets "Class A" veut-il nous laisser entendre que ces cigarettes sont supérieures à d'autres.

Le code qualitatif alphabétique n'est pas très fourni ; en fait, il n'a guère que trois éléments

A = excellent
B = moins bon
Z = nul (film de série "Z").

Mais ça ne l'empêche pas d'être un code et de superposer à une série par définition inerte tout un système hiérarchique.

Pour des raisons assez différentes, mais néanmoins voisines de notre propos, on notera que de nombreuses sociétés s'efforcent, dans l'intitulé de leur raison sociale, d'aboutir à des sigles du genre "AAA", "ABC", "AAAC", etc., de manière à figurer dans les premiers dans les annuaires et bottins professionnels.

Par contre, un lycéen à tout intérêt à avoir un nom dont l'initiale se situe dans le milieu de l'alphabet : il aura un peu plus de chance de ne pas être interrogé.

C) Les classifications

Il y a un vertige taxonomique. Je l'éprouve chaque fois que mes yeux tombent sur un indice de la Classification Décimale Universelle (C. D. U.). Par quelles successions de miracles en est-on venu, pratiquement dans le monde entier, à convenir que :

668. 184. 2.099

désignerait la finition du savon de toilette et

629. 1.018-465 

les avertisseurs pour véhicules sanitaires, cependant que :

621. 3.027. 23
621. 436 : 382
616. 24-002. 5-084
796. 54   
913. 15

désigneraient respectivement : les tensions ne dépassant pas 50 volts, le commerce extérieur des moteurs Diesel, la prophylaxie de la tuberculose, le camping et la géographie ancienne de la Chine et du Japon!

O) Les hiérarchies

Il y a les sous-vêtements, les vêtements et les sur-vêtements, cela sans idée de hiérarchie. Mais il y a des chefs et des sous-chefs, des sous-fifres et des sous-ordres, il n'y a pratiquement jamais de surchefs ou superchefs ; le seul exemple que j'ai repéré est "surintendant", qui est une appellation ancienne ; d'une manière plus significative encore, il y a dans le corps préfectoral des sous-préfets, au-dessus des sous-préfets des préfets, et au-dessus des préfets, non pas des surpréfets ou des super-préfets mais, qualifiés d'un acronyme barbare apparemment choisi pour signaler qu'il s'agit de grosses légumes, des "IGAMES".

Parfois même le sous-fifres persiste même après que le fifre a changé de nom ; dans le corps des bibliothécaires, il n'y a précisément plus de bibliothécaires ; on les appelle conservateurs et on les classe en classes ou en chef (conservateur de deuxième, de première classe, de classe exceptionnelle, conservateur en chef) ; par contre, dans les bas étages, on continue d'employer des sous-bibliothécaires.

P) Comment je classe

Mon problème, avec les classements, c'est qu'ils ne durent pas ; à peine ai-je fini de mettre de l'ordre que cet ordre est déjà caduc.

Comme tout le monde, je suppose, je suis pris parfois de frénésie de rangement ; l'abondance des choses à ranger, la quasi-impossibilité de les distribuer selon des critères vraiment satisfaisants font que je n'en viens jamais à bout, que je m'arrête à des rangements provisoires et flous, à peine plus efficaces que l'anarchie initiale.

Le résultat de tout cela aboutît à des catégories vraiment étranges ; par exemple, une chemise pleine de papiers divers et sur laquelle est écrit "A CLASSER" ; ou bien un tiroir étiqueté "URGENT 1" et ne contenant rien (dans le tiroir "URGENT 2" il y a quelques vieilles photographies, dans le tiroir "URGENT 3" des cahiers neufs).

Bref, je me débrouille.

F) Borges et les Chinois

"A) appartenant à l'Empereur, B) embaumés, C) apprivoisés, D) cochons de lait, E) sirènes, F) fabuleux, G) chiens en liberté, H) inclus dans la présente classification, I) qui s'agitent comme des fous, J) innombrables, K) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, L) et cætera (1), M) qui viennent de casser la cruche, N) qui de loin semblent des mouches".

Michel Foucault a popularisé à l'extrême cette "classification" des animaux que dans Enquêtes Jorge Luis Borges attribue à certaine encyclopédie chinoise qu'un dénommé docteur Franz Kuhn aurait eue en main. L'abondance des intermédiaires et le goût bien connu de Borges pour les éruditions ambigües permettent de se demander si cet hétéroclisme un peut trop parfaitement sidérant n'est pas d'abord un effet de l'art. De simples ponctions dans des textes administratifs tout ce qu'il y a de plus officiels suffisent à produire une énumération presque aussi rondeflanesque : 

A) animaux sur lesquels on fait des paris, B) animaux dont la chasse est interdite du 1er avril au 15 septembre, C) baleines échouées, D) animaux dont l'entrée sur le territoire national est soumise à quarantaine, E) animaux en copropriété, F) animaux empaillés, G) et cætera (1), H) animaux susceptibles de communiquer la lèpre, I) chiens d'aveugles, J) animaux bénéficiaires d'héritages importants, K) animaux pouvant être transportés en cabine, L) chiens perdus sans Collier, M) ânes, N) juments présumées pleines.

H) Sei Shônagon

Sei Shônagon (2) ne classe pas ; elle énumère et recommence. Un thème provoque une liste, de simples énoncés ou d'anecdotes. Plus loin, une thème presque identique produira une autre liste, et ainsi de suite ; on aboutit ainsi à des séries que l'on peut regrouper ; par exemple les "choses" émouvantes (choses qui font battre le cœur, choses que l'on entend parfois avec plus d'émotion qu'à l'ordinaire, choses qui émeuvent profondément) ou bien, dans la série des "choses" désagréables :

Choses désolantes
Choses détestables
Choses contrariantes
Choses gênantes
Choses pénibles
Choses qui remplissent d'angoisse
Choses qui paraissent affligeantes
Choses désagréables
Choses désagréables à voir

Un chien qui aboie pendant le jour, une chambre d'accouchement où le bébé est mort, un brasier sans feu, un conducteur qui déteste son bœuf, font partie des choses désolantes ; dans les choses détestables, on trouve : un bébé qui crie juste au moment où l'on voudrait écouter quelque chose, des corbeaux qui s'assemblent et croassent en se croisant dans leur vol, et des chiens qui hurlent longtemps, longtemps, à l'unisson, sur un ton montant ; dans les choses qui paraissent affligeantes : la nourrice d'un bébé qui pleure la nuit ; dans les choses désagréables à voir : la voiture d'un haut dignitaire, dont les rideaux intérieurs paraissent sales.

V) Les joies ineffables de l'énumération

Il y a dans toute énumération deux tentations contradictoires ; la première est de TOUT recenser, la seconde d'oublier tout de même quelque chose ; la première voudrait clôturer définitivement la question, la seconde la laisser ouverte ; entre l'exhaustif et l'inachevé, l'énumération me semble ainsi être, avant toute pensée (et avant tout classement), la marque même de, ce besoin de nommer et de réunir sans lequel le monde ("la vie") resterait pour nous sans repères : il y a des choses différentes qui sont pourtant un peu pareilles ; on peut les assembler dans des séries à l'intérieur desquelles il sera possible de les distinguer.

Il y a dans l'idée que rien au monde n'est assez unique pour ne pas pouvoir entrer dans une liste, quelque chose d'exaltant et de terrifiant à la fois. On peut tout recenser : les éditions du Tasse, les îles de la côte atlantique, les ingrédients nécessaires à la confection d'une tarte aux poires, les reliques majeures, les substantifs masculins dont le pluriel est féminin (amours, délices et orgues), les finalistes de Wimbledon, ou bien, arbitrairement ici limités à dix :

1) les patronymes du beauf' à Brû :
Bolucra
Bulocra
Brelugat
Brolugat
Botugat
Bodruga
Broduga
Bretago
Butaga
Brétaga

2) les lieux-dits des environs de Palaiseau :
Les Glaises
Le Pré-Poulin
La Fosse-aux-Prêtres
Les Trois-Arpents
Les Joncherettes
Les Clos
Le Parc-d'Ardenay
La Georgerie
Les Sablons
Les Plantes

3) les douleurs de M. Zachary McCaltex :
Saisi de vertige par le parfum de 6000 douzaines de roses
S'ouvre le pied sur une boîte de conserve
A moitié dévoré par un chat féroce
Para-amnésie post-alcoolique
Sommeil incoercible
Manque se faire renverser par un camion
Vomit son repas
Orgelet de cinq mois
Insomnie
Alopécie

M) Le livre des records

Les listes qui précédent ne sont pas ordonnées, ni alphabétiquement, ni chronologiquement, ni logiquement ; le malheur veut que la plupart des listes sont aujourd'hui des palmarès : il n'y a que les premiers qui existent ; depuis longtemps déjà les livres, les disques, les films, les émissions de télévision ne sont considérés qu'en fonction de leur place au box-office (ou au hit-parade) ; récemment, même, la revue Lire a "classé la pensée", décidant à la suite d'un référendum quels étaient les intellectuels qui exerçaient aujourd'hui la plus grande influence.

Quitte à recenser des records, mieux vaut aller les chercher dans des domaines un peu plus excentriques (par rapport au sujet qui nous occupe) :

monsieur David Maund possède 6 506 bouteilles miniatures ; monsieur Robert Kaufman 7 495 sortes de cigarettes ; monsieur Ronald Rose a fait sauter  un bouchon de champagne à 31 mètres ; monsieur Isao Tsychiya a rasé 233 personnes en une heure et monsieur Walter Cavanagh possède 1 003 cartes de crédits valides.

X) Bassesse et infériorité

En vertu de quel complexe la Seine et la Charente ont-elles tenu à devenir "maritime" pour ne plus être "inférieure"? De même les "basses" Pyrénées, devenues "atlantiques", les "basses" Alpes, devenue "de Haute-Provence", et la Loire "inférieure" devenue "atlantique". Par contre, et pour une raison qui m'échappe, le "bas" Rhin ne s'est toujours pas offusqué de la proximité du "haut".

On remarquera, de même, que la Marne, la Savoie et la Vienne ne se sont jamais senties humiliées par l'existence de la Haute-Marne, de la Haute-Savoie et de la Haute-Vienne, ce qui devrait vouloir dire quelque chose quant au rôle du marqué et du non-marqué dans les classifications et les hiérarchies.

Q) Le dictionnaire

Je possède un des plus curieux dictionnaires du monde : il s'intitule Manuel biographique ou Dictionnaire historique abrégé des grands hommes depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours ; il date de 1825 et son éditeur n'est autre que Roret, l'éditeur des fameux Manuels.

Le dictionnaire est en deux parties, totalisant 588 pages ; les 288 premières sont consacrées aux 5 premières lettres ; la deuxième partie (300 pages) aux 21 autres lettres de l'alphabet. Les 5 premières lettres ont droit chacune en moyenne à 58 pages, les 21 dernières à seulement 14 ; je sais bien que la fréquence des lettres est loin d'être uniforme (dans le Larousse du XXe ciècle, A, B, C, et D occupent à eux seuls 2 volumes sur 6), mais ici la distribution est vraiment trop déséquilibrée. Si on la compare, par exemple, à celle de la Biographie universelle de Lalanne (Paris, Dubocliet, 1844), on s'aperçoit que la lettre C y occupe proportionnellement trois fois plus de place, le 1 et le E deux fois plus, mais par contre le M, le R, le S, le T et le V ont droit à peu près à deux fois moins.

Il serait intéressant d'aller voir de plus près comment cette iniquité a influé les notices : ont-elles été réduites, et comment? Ont-elles été supprimées, et lesquelles, et pourquoi? A titre d'exemple, Anthémius, architecte du VIe siècle à qui l'on doit (partiellement) Sainte-Sophie, a droit à une notice de 31 lignes, tandis que Vitruve n'en a que six ; Anne de Boulen ou Boleyn a droit elle aussi à 31 lignes, mais Henri VIII seulement à 19.

B) Jean Tardieu

On a inventé dans les années 1960 un dispositif permettant de varier de façon continue la distance focale d'un objectif cinématographique, simulant ainsi (assez grossièrement d'ailleurs) un effet de mouvement, sans avoir à déplacer effectivement la caméra. Ce dispositif s'appelle un "zoom" et le verbe correspondant "zoomer", bien que non encore admis dans les dictionnaires, s'est très vite imposé dans la profession.

Ce n'est pas toujours le cas : par exemple, il y a, dans la plupart des véhicules automobiles, trois pédales, et pour chacune d'entre elles un verbe spécifique : accélérer, débrayer, freiner ; mais aucun verbe (à ma connaissance) ne correspond au levier de vitesses ; il faut dire "changer de vitesse", "passer en troisième", etc. De même, il y a un verbe pour les lacets (lacer), pour les boutons (boutonner), mais il n'y en a pas pour les fermetures à glissière (ou "Éclair") alors qu'il y en a un en américain (to zip).

Les Américains ont aussi un verbe qui signifie "habiter en banlieue et travailler en ville" (to commute) mais, pas plus que nous, ils n'en ont un qui voudrait dire "boire un verre de vin blanc avec des camarades bourguignon, au café des Deux-Magots, vers six heures, un jour de pluie, en parlant de la non-signification du monde, sachant que vous venez de rencontrer votre ancien professeur de chimie et qu'à côté de vous une jeune femme dit à sa voisine : "Je lui en ai fait voir des toutes les couleurs, tu sais"! (Jean Tardieu, "Petits problèmes et travaux pratiques", in Un mot pour un autre, Paris, N. R. F., 1951).

J) Comment je pense

Comment je pense quand je pense? Comment je pense quand je ne pense pas? En cet instant même, comment je pense quand je pense à comment je pense quand je pense?

"Penser/classer", par exemple, me fait penser à "passer/clamser", ou bien à "clapet sensé" ou encore à "quand c'est placé". Est-ce que cela s'appelle "penser"?

Il me vient rarement des pensées sur l'infiniment petit ou sur le nez de Cléopâtre, sur les trous de gruyère ou sur les sources nietzschéennes de Maurice Leblanc et de Joe Shuster ; c'est beaucoup plus de l'ordre du griffonnage, du pense-bête, du lieu commun.

Mais tout de même, comment, "pensant" (réfléchissant?) à ce travail ("PENSER/CLASSER"), en suis-je venu à "penser" au jeu de morpion, à Leacock, à Jules Vernes, aux Esquimaux, à l'Exposition de 1900, aux noms que les rues ont à Londres, aux igames, à Sei Shônagon, au Dimanche de la vie, à Anthémius et à Vitruve? La réponse à ces questions est parfois évidente et parfois totalement obscure : il faudrait parler de tâtonnements, de flair, de soupçon, de hasard, de rencontres fortuites ou provoquées ou fortuitement provoquées :

méandres au milieu des mots ; je ne pense pas mais je cherche mes mots : dans le tas, il doit bien y en avoir un qui va venir préciser ce flottement, cette hésitation, cette agitation qui, plus tard, "voudra dire quelque chose".

C'est aussi, et surtout, affaire de montage, de distorsion, de contorsion, de détours, de miroir,

voire de formule, comme le paragraphe suivant voudrait le démontrer.

K) Des aphorismes

Marcel Benabou (Un aphorisme peut en cacher un autre, Bibliothèque Oulipienne, n°13, 1980) a conçu une machine à fabriquer des aphorismes ; elle se compose de deux parties : une grammaire et un lexique.

La grammaire recense un certain nombre de formules communément utilisées dans la plupart des aphorismes ; par exemple :

A est le plus court chemin de B à C
A est la continuation de B par d'autres moyens
Un peu de A éloigne de B, beaucoup en rapproche
Les petits A font les grands B
Le bonheur est dans A, non dans B
A est une maladie dont B est le remède
Etc.

Le lexique recense des couples (ou trios, ou quatuors) de mots qui peuvent être des faux synonymes (amour/amitié, parole/langage), des antonymes (vie/mort, forme/fond, mémoire/oubli), des mots phonétiquement proches (foi/loi, amour/humour), des mots groupés par l'usage (crime/châtiment, faucille/marteau, science/vie), etc.

L'injection du vocabulaire dans la grammaire produit ad lib. des quasi-infinités d'aphorismes tous plus porteurs de sens les uns que les autres. D'ores et déjà, un programme d'ordinateur, conçu par Paul Braffort, en débite à la demande une bonne douzaine en quelques secondes :

La mémoire est une maladie dont l'oubli est le remède
La mémoire ne serait pas mémoire si elle n'était oubli    
Ce qui vient par la mémoire s'en va par l'oubli
La mémoire ajoute à nos peines, l'oubli à nos plaisirs
La mémoire délivre de l'oubli, mais qui nous délivrera de la mémoire?
Le bonheur est dans l'oubli, non dans la mémoire
Le bonheur est dans la mémoire, non dans l'oubli
Un peu d'oubli éloigne de la mémoire, beaucoup en rapproche
L'oubli réunit les hommes, la mémoire les sépare
La mémoire nous trompe plus souvent que l'oubli
Etc.

Où est la pensée? Dans la formule? Dans le lexique? Dans l'opération qui les marie?

W) "Dans un réseau de lignes entrecroisées"

L'alphabet utilisé pour "numéroter" les différents paragraphes de ce texte respecte l'ordre d'apparition des lettres de l'alphabet dans la traduction française du 7e récit de Si par une nuit d'hiver un voyageur ... d'Italo Calvino.

Le titre de ce récit, "Dans un réseau de lignes entrecroisées", contient cet alphabet jusqu'à sa treizième lettre, O. La première ligne du texte permet d'aller jusqu'à la 18e lettre, M, la 2e donne le X, la 3e le Q, la 4e rien, la 5e le B et le j ; les quatre dernières lettres, K, W, Y, Z, se trouvent respectivement aux lignes 12, 26, 32 et 41 du récit.

On en déduira aisément que ce récit (du moins dans sa traduction française) n'est pas lipogrammatique ; on constatera également que trois lettres de l'alphabet ainsi formé sont à la même place que dans l'alphabet dit normal (I, Y et Z).

Y) Divers

Classement des interjections selon un (très médiocre) dictionnaire de mots croisés (extraits) :

D'admiration : EH
De colère : BIGRE
De mépris : BEUH
Dont se sert le charretier pour avancer : HUE
Exprimant le bruit d'un corps qui tombe : PATATRAS
Exprimant le bruit d'un coup : BOUM
Exprimant le bruit d'une chose : CRAC, CRIC
Exprimant le bruit d'une chute : POUF
Exprimant le cri des bacchantes : EVOHÉ
Pour animer ses chiens de chasse : TAIAUT
Exprimant un espoir déçu : BERNIQUE
Exprimant un juron : MORDIENNE
Exprimant un juron espagnol : CARAMBA
Exprimant un juron familier de Henri IV : VENTRE-SAINT-GRIS
Exprimant un jurant exprimant l'approbation : PARBLEU
Qui s'emploie pour chasser quelqu'un : OUST, OUSTE

Z) ?

George Perec, Penser/Classer, Éditions du Seuil, collection La Librairie du XXIe siècle, 1985 (2003), p.149-174.

Voir également ici.

Notes                 

1. Cet "etc." n'a rien de surprenant en soi ; c'est seulement sa place dans la liste qui le rend curieux. 
2. Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, coll. "Connaissance de l'Orient", 1966.

vendredi 17 février 2012

Sciences Camérales.

Image non attribuée, Architecture without Contents' Studio at Mendrizio, 2011 (via NDLR).

Dans son analyse des formes d'exercice du pouvoir, Max Weber a tenu un rôle pionnier, en faisant de la création des bureaucraties un indicateur majeur du degré de rationalisation des sociétés (1). En soulignant l'importance des dispositifs incarnant une rationalité légale formelle, dans le développement des sociétés capitalistes, il a autonomisé la place des technologies matérielles de gouvernement par rapport aux théories classiques centrées principalement sur la souveraineté et la légitimité des gouvernants (2). Il a également proposé une première problématisation du rôle des instruments d'action publique en les envisageant comme technique de domination.

Michel Foucault a repris à sa façon cet objet. Il a souligné l'importance de ce qu'il nomme "les procédures techniques" du pouvoir, c'est-à-dire "l'instrumentation" en tant qu'activité centrale dans "l'art de gouverner" (3). Dans un texte de 1984, il formule ainsi son programme d'étude de la gouvernementalité : cette approche "impliquait que l'on place au centre de l'analyse non le principe général de la loi, ni le mythe du pouvoir, mais les pratiques complexes et multiples de "gouvernementalité" qui supposent, d'un côté, des formes rationnelles, des procédures techniques, des instrumentations à travers lesquelles elle s'exerce et, d'autre part, des enjeux stratégiques qui rendent instables et réversibles les relations de pouvoir qu'elles doivent assurer" (4). Foucault à contribué à renouveler la réflexion sur l'État et les pratiques gouvernementales, en délaissant les débats classiques de philosophie politique sur la nature et la légitimité des gouvernements pour s'attacher à leur matérialité, leurs actions et leurs modes d'agir (5). Dans sa réflexion sur le politique, il met en avant la question de "l'étatisation de la société", c'est-à-dire le développement de dispositifs concrets, de pratiques qui fonctionnent plus par la discipline que par la contrainte et cadrent es actions et représentations de tous les acteurs sociaux. Pour fonder son approche, il se réfère alors à l'apport des sciences camérales.

C'est à la fin des années 1970 que Michel Foucault, dans le cadre de ses travaux sur le libéralisme politique, porte son attention sur les écrits des sciences camérales (6). Cette science de la police, c'est-à-dire de l'organisation concrète de la société, prend forme en Prusse dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Elle combine une vision politique basée sur la philosophie de l'Aufklärung et des principes d'administration des affaires de la cité qui se veulent rationnels (7). Selon l'expression de Pascale Laborier, ce courant de pensée rationaliste s'est progressivement déplacé du "souci populationniste au bonheur des populations", combinant des dimensions d'ordre public, de bien-être et de culture. Dans la philosophie politique classique (par exemple chez Jean Bodin au XVIe siècle), on trouve une séparation majeure entre les attributs de la souveraineté et l'administration du quotidien. En revanche, dès la fin du XVIIe siècle, on recherche une unité dans l'exercice du pouvoir, et ces deux dimensions vont progressivement être intégrées. Les sciences camérales sont ainsi le creuset des politiques publiques contemporaines. Dans son raisonnement, Michel Foucault distingue trois étapes dans le développement de ce type de savoir:

-une étape initiale d'utopie critique où la conceptualisation d'un modèle alternatif de gouvernement permet la critique implicite du régime monarchique. Il se réfère alors à Louis Turquet de Mayerne qui, dès 1611, envisage le développement d'une spécialisation du pouvoir exécutif, "la police", pour veiller tant à la productivité de la société qu'à la sûreté de ses habitants. Il envisage ainsi une quatrième "grande fonction" aux côtés des attributs régaliens classiques, la Justice, l'Armée et les Finances;

-une deuxième étape de précise au début du XVIIIe siècle, dans le mouvement général de rationalisation qui est appliqué à l'administration royale par certains de ses agents soucieux d'une meilleure efficacité. Différents traités se proposent de mettre en ordre la jungle des réglementations royales. Ils réalisent un travail d'inventaire, de classement et de catégorisation, afin de renforcer l'organisation de l'action publique. Necker se livre ainsi à un travail de synthèse d'une matière très éparse dans De l'administration des finances, paru en 1794. Un des plus célèbres en Europe reste celui de Nicolas Delamare qui publie en 1705 son Traité de police. Selon lui, "le bonheur (c'est-à-dire "la sécurité et la prospérité individuelle") est une nécessité pour le développement de l'État" et il est de la responsabilité du politique d'atteindre cet objectif;

-une troisième étape est marquée par la constitution, en Allemagne, de la Polizeiwissenschaft, approche plus théorique qui devient également un savoir académique. L'ouvrage de référence est celui de von Justi, L'État de police, paru en 1756. Il propose des principes d'action pour "veiller aux individus vivant en société" et vise à "consolider la vie civique en vue du renforcer la puissance de l'État". Des centres de formation sont développés qui accueillent les futurs fonctionnaires prussiens, autrichiens, mais aussi russe qui seront promoteurs de différentes réformes dans leurs administrations. La diffusion en Europe est plus large, et l'on considère qu'une partie des réformes napoléoniennes de l'exécutif s'inspire de ce courant de pensée;

-enfin, dans le cadre de sa réflexion sur le bio-pouvoir et la gestion politique des populations, Foucault souligne l'importance de l'ouvrage d'un auteur allemand J.P. Franck qui publie entre 1780 et 1790 le premier traité de santé publique: "l'ouvrage de Franck est le premier grand programme systématique de santé publique pour l'État moderne. Il indique avec un luxe de détails ce que doit faire une administration pour garantir le ravitaillement général, un logement décent, la santé publique sans oublier les institutions médicales nécessaires à la bonne santé de la population, bref, pour protéger la vie des individus" (8). Michel Foucault y voit la première formulation du "souci de la vie individuelle" en tant que devoir de l'État.

C'est sur la base de ces travaux qu'il introduit la notion de gouvernementalité, afin de caractériser la formation d'un nouveau type de rationalité politique qui se constitue au cours du XVIIe siècle et prend une forme aboutie au XVIIIe siècle (9). Elle succède à l'État de justice du Moyen-Âge et à ce qu'il nomme l'État administratif des XVe et XVIe siècle. Mais, le point le plus important pour lui concerne la rupture dans la conception du pouvoir par rapport à celle qui prévalait depuis Machiavel et Le Prince (1552). L'art du gouvernant, son savoir-faire et ses techniques étaient concentrés sur son habileté à conquérir et, surtout à conserver le pouvoir (10). Parler de la gouvernementalité, c'est pour Foucault souligner un changement radical dans les formes d'exercice du pouvoir par une autorité centralisée, processus qui résulte d'une rationalisation et d'une technicisation. Cette nouvelle rationalité politique s'appuie sur deux éléments fondamentaux: une série d'appareils spécifiques de gouvernement et un ensemble de savoirs, plus précisément de systèmes de connaissance. L'ensemble qui articule l'un et l'autre constitue les fondements des dispositifs de sécurité de la police générale (11). Ces techniques et savoirs s'appliquent à un nouvel ensemble, "la population", pensée comme une totalité de ressources et de besoins. C'est l'économie politique qui fonde cette catégorie en définissant un acteur collectif et en l'envisageant comme une source de richesse potentielle. De là, découle une transformation centrale de la conception de l'exercice du pouvoir. Il ne s'agit plus de conquérir et de posséder, mais de produire, de susciter, d'organiser la population afin de lui permettre de développer toutes ses propriétés. Ainsi, la référence à l'économie politique suscite un changement majeur dans la conception de la puissance. Celle-ci ne provient plus de la domination par la guerre et de la capacité de prélèvement fiscal sur les territoires dominés ; elle va désormais reposer sur la mise en valeur des richesses par des activités structurées par l'autorité politique.

Cette approche en termes de gouvernementalité fonde l'analyse du politique effectuée par Foucault. Tout d'abord, il souligne l'importance de la différenciation entre Politik et Polizei, qui se retrouve en langue anglaise, alors qu'elle n'a pas son équivalent en français. Cette distinction est importante car la Polizei est dotée d'une rationalité politique propre ayant une double composante. D'un côté, une rationalité de but qui énonce l'interdépendance entre productivité de la société civile et puissance de l'État. De l'autre, une rationalité de moyens qui considère que la foi religieuse, l'amour du souverain ou de la République sont des facteurs insuffisants pour la construction du collectif. Celle-ci passe obligatoirement par des pratiques concrètes en matière de sûreté, d'économie et de culture (éducation, santé, commerce, arts, etc.) qui sont autant de missions essentielles de l'État. Ensuite, cette approche lui permet de se démarquer des grands débats idéologiques des années 1960-1970. La question centrale n'est pas tant, pour lui, la nature démocratique ou autoritaire de l'État. Elle ne porte pas non plus sur l'essence de l'État ou sur son idéologie, facteurs qui lui donneraient, ou non, sa légitimité. Il inverse le regard et considère que la question centrale est celle de l'étatisation de la société, c'est-à-dire du développement d'un ensemble de dispositifs concrets, de pratiques par lesquels s'exerce matériellement le pouvoir. Dans un article fondateur "Qu'est-ce que les Lumières?", il se propose déjà d'analyser des "ensembles pratiques". En d'autres termes, il ne souhaite pas aborder les sociétés telles qu'elles se présentent ni s'interroger sur les conditions qui déterminent ces représentations. En revanche, il s'attache à ce qu'elles font et à la façon dont elles le font. Ceci le conduit à proposer une étude des formes de rationalité qui organisent les pouvoirs. Enfin, dans l'analyse des pratiques, il met l'accent sur l'exercice de la discipline, au moins aussi importante que la contrainte. Contrairement à la conception traditionnelle d'un pouvoir descendant, autoritaire et fonctionnant à l'injonction et à la sanction, il propose une conception disciplinaire qui repose sur des techniques concrètes de cadrage des individus qui permettent de conduire à distance leurs conduites. C'est pourquoi, l'instrumentation est au centre de la gouvernementalité.

Pierre Lascoumes et Patrick Le Gallès, Weber et la bureaucratie, Foucault et les sciences camérales in Gouverner par les Instruments, Éditions Presses de Sciences Po, 2004, p.17-20.

Voir également ici.

Merci à M.S.

Notes.

1. Szakolczai A., Max Weber and Michel Foucault : Parallel Life-Works, Londres, Routledge, 1998.
2. Weber M., Economy and Society : An Outline of Interpretative Sociology, New York, Bedminster Press, 1968, p.949-980 ; Chazel F. Éléments pour une Reconsidération de la Conception Wébérienne de Bureaucratie in Lascousme P., Actualité de Max Weber pour la Sociologie du Droit, Paris, LGDJ, 1995, p.179-198.
3. Senellart M., Les Arts de Gouverner, Paris, Éditions Le Seuil, 1995.
4. Foucault M., La Gouvernementalité in Dits et Écrits, tome 3, Paris, Éditions Gallimard, 1994, p.635-657.
5. Rappelons aussi que c'est dans cette période (1975-1982) que des sociologues français commencent à étudier les travaux de public policies aux États-Unis et préparent leur adaptation française. En particulier Jean-Gustave Padioleau qui publie L'État au concret, en 1982, après une série d'articles préparatoires.
6. Foucault M., La Gouvernementalité in Dits et Écrits, tome 3, Paris, Éditions Gallimard, 1994, p.635-657. ; Audren F., Laborier P. et al., Les Sciences Camérales : Activités Pratiques et Histoire des Dispositifs Publics, Paris, Éditions PUF-CURAPP, 2005.
7. Senellart M., Les Arts de Gouverner, Paris, Éditions Le Seuil, 1995. ; Laborier P., La Bonne Police, Sciences Camérales et Pouvoir Absolutiste dans les États Allemands in Politix, n°48, 1999, p.7-35.
8. Michel Foucault, "La technologie politique des individus", Dits et Écrits, vol. IV, Paris, Gallimard, 1994, p.814-815.
9. Dean M., Governmentality. Power and Rule in Modern Society, Londres, Sage, 1999.
10. Gauthier C., À Propos du Gouvernement des Conduites chez Foucault in CURAPP, La Gouvernementalité, Paris, Éditions PUF, 1996, p.19-33.
11. Napoli P., Naissance de la Police Moderne : Pouvoir, Normes, Société, Paris, Éditions La Découverte, 2004.

vendredi 10 février 2012

Chose Perçue.

Henri MichauxSans Titre (Mouvements), 1950-51.

Puisqu'il y'a autant de caractères dans l'écriture que d'idées simples dans la langue, les caractères semblent révéler la réalité dans toute sa diversité. Les écritures alphabétiques qui réduisent les mots à leur petit dénominateur commun, sons et lettres, occultent au contraire la diversité du réel. Comme la monnaie, qui réduit tous les produits de la nature et de l'industrie humaine au dénominateur commun de la valeur d'échange, l'alphabet ramène la richesse infinie de la réalité sensible aux combinaisons de quelques signes dénués de valeur propre. On devine les incidences de ces deux systèmes sur les formes de pensée : parce qu'elle dissocie le signe de la chose pensée, l'écriture alphabétique suggère qu'il existe au-delà des signes visibles un domaine des idées, un monde d'identités abstraites que nos sens ne peuvent atteindre, mais que notre esprit peut concevoir. Elle invite à se représenter comme une ascension vers la vérité le passage des sons aux mots, des mots aux pensées, des pensées aux idées en soi. Associant au contraire étroitement le signe et la chose pensée, l'écriture chinoise fait plutôt concevoir le signe comme une pensée et la pensée comme un signe, ou le signe comme une chose perçue et la chose perçue comme un signe. Elle incite moins à chercher derrière les signes visibles des réalités abstraites qu'à étudier les relations, les configurations, les récurrences de phénomènes qui sont des signes et de signes qui sont des phénomènes, à s'interroger sur la dynamique de leurs apparitions et de leurs disparitions. Elle engage la réflexion dans des voies différentes des nôtres, mais tout aussi fécondes.

Jean François Billeter, Essai sur l'Art Chinois de l'Écriture et ses Fondements, Éditions Allia, 1989 (2007), p.20.

vendredi 3 février 2012

Décrire & Expliquer.

Dennis Wojtkiewicz, Rosette Series #15, 2012.

Je vous l’ai dit, notre business, ce sont les descriptions. Tous les autres font du trafic de clichés. Nous, en sciences sociales, par enquêtes, par sondages, par dépouillement d’archives, par des documentaires, etc., on y va, on écoute, on apprend, on pratique, on devient compétent, on modifie nos conceptions. C’est vraiment très simple : ça s’appelle le travail de terrain. Un bon travail de terrain produit toujours de nombreuses descriptions nouvelles.

(...)

Je dirais que si votre description a besoin d’une explication, ce n’est pas une bonne description, voilà tout. Seules les mauvaises descriptions ont besoin d’une explication. C’est vraiment très simple. En quoi consiste une "explication", le plus souvent ? À ajouter un acteur afin d’apporter aux acteurs déjà décrits l’énergie nécessaire qui lui manque pour agir. Mais si vous avez ainsi besoin de rajouter un acteur, c’est que votre réseau n’était pas complet, et si les acteurs déjà assemblés n’ont pas assez d’énergie pour agir, alors ce ne sont pas des "acteurs", des médiateurs, mais plutôt des intermédiaires, des dupes, des marionnettes. Ils ne font rien, donc ils ne devraient pas figurer dans la description. Je n’ai jamais vu une bonne description qui aurait ensuite besoin d’une explication. En revanche, j’ai lu un grand nombre de mauvaises descriptions auxquelles une addition massive d’"explications" n’a rien ajouté. Et là, l’ANT n’est d’aucun secours...

Bruno Latour, Comment Finir une Thèse de Sociologie, Petit Dialogue entre un Étudiant et un Professeur (Quelque peu Socratique) in Revue du MAUSS, n°24, 2004, p.160-161.