vendredi 25 mai 2012

Aucun Intérêt.

Professor Bourbaki, brut034, 2009

Le couple déborde 

On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais, en fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer. 

Les couples maudits sont ceux où la femme ne peut pas être distraite ou fatiguée sans que l’homme dise "Qu’est-ce que tu as ? exprime-toi...", et l’homme sans que la femme..., etc. La radio, la télévision ont fait déborder le couple, l’ont essaimé partout, et nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. Douceur de n’avoir rien à dire, droit ne n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit. Ce dont on crève actuellement, ce n’est pas du brouillage, c’est des propositions qui n’ont aucun intérêt. Or ce qu’on appelle le sens d’une proposition, c’est l’intérêt qu’elle présente. Il n’y a pas d’autre définition du sens, et ça ne fait qu’un avec la nouveauté d’une proposition. On peut écouter des gens pendant des heures : aucun intérêt... C’est pour ça que c’est tellement difficile de discuter, c’est pour ça qu’il n’y a pas lieu de discuter, jamais. On ne va pas dire à quelqu’un : "Ça n’a aucun intérêt, ce que tu dis !" On peut lui dire : "C’est faux." Mais ce n’est jamais faux, ce que dit quelqu’un, c’est pas que ce soit faux, c’est que c’est bête ou que ça n’a aucune importance. C’est que ça a été mille fois dit. Les notions d’importance, de nécessité, d’intérêt sont mille fois plus déterminantes que la notion de vérité. Pas du tout parce qu’elles la remplacent, mais parce qu’elles mesurent la vérité de ce que je dis. Même en mathématiques : Poincaré disait que beaucoup de théories mathématiques n’ont aucune importance, aucun intérêt. Il ne disait pas qu’elles étaient fausses, c’était pire.

Gilles Deleuze, Les intercesseurs in L'Autre Journal, n°8, octobre 1985.

vendredi 18 mai 2012

Engraissage Meticuleux.

Marc Antoine Mathieu, Les Sous-sols du Révolu, 2006.
 

En montant l'escalier d'honneur 

"Comment est-ce possible ? N'y a-t-il vraiment rien de plus élevé que ces infinitésimales discussions sur des mots et des textes dans cette cour dite suprême ?" se demande l'ethnographe en ajustant sa cravate, en redressant sa taille au bas de l'escalier solennel, en s'efforçant de marcher avec gravité afin de mimer, autant qu'il lui est possible, l'allure d'un conseiller d'État, en tournant six fois sa langue dans sa bouche dans le vain espoir d'apprendre à parler comme eux. "N'y a-t-il vraiment rien au-dessus des lois ?" C'est donc ainsi, dans ce palais tout de guingois, par ces escaliers dérobés, grâce à ces huissiers assoupis, sur ces moquettes usées, dans ces piles de papier et ces volumes reliés, à travers ces discussions interminables, ces aveux si candides de préjugés et d'ignorance, cette compilation archaïque par copier/coller de textes obscurs, que s'établit le règne du droit ? 

Naïvement, il regarde le plafond, tourne ses regards vers le beau trompe-l'oeil qui orne l'escalier d'honneur (encore un symbole curieusement choisi pour honorer la grandeur des juristes…), comme s'il avait raté quelque chose, comme s'il existait au-dessus du Palais-Royal quelqu'un d'autre de plus grand que ces énarques, une déesse Justice (mais non, se dit-il, les fresques-mêmes ont la désespérante banalité des mythologies les plus fades), un autre bureau peut-être (mais il les a tous visités), un autre corps peut-être (impossible, il a dressé des statistiques complètes sur tous les membres), une réserve de savoir (non, dans la cave on ne trouve que les archives ; dans les combles d'autres bureaux, d'autres archives), une source de certitude absolue qui lui avait échappé (le Lebon alors ? mais il en a ouvert les volumes, ce ne sont que des pages reliées à d'autres pages), un président au-dessus du président (mais non, c'est le Premier ministre qui jamais ne siège au Conseil), un trésor caché de commentaires assurés (impossible puisque la doctrine des universitaires et des glossateurs n'entraîne ici qu'une indifférence amusée) ? Il faut s'y faire : il n'y a pas d'autre moyen de dire le droit, de clore la dispute, d'avoir le dernier mot que de s'arrêter à ces dossiers épais, ce lent travail de réécriture, ces incessantes reprises de documents, ces précédents cherchés dans la poussière du passé, ces avis demandés à des collègues en costume cravate dont l'assemblage tranquille et terne ressemble plutôt à un club anglais du siècle dernier. Pour avoir le dernier mot, l'humanité n'a rien trouvé de plus fort, de plus moderne, de plus argumenté, de plus grandiose, de plus majestueux. Au-dessus de la cour suprême, rien qui soit supérieur. Au-dessus de cette institution quelque peu dérisoire, rien qui soit meilleur, plus rapide, plus efficace, plus rentable - rien surtout qui soit plus juste. 

Laissons à d'autres le triste rôle de se plaindre de l'arrogance du Conseil - les conseillers d'ailleurs s'amusent assez fréquemment d'eux-mêmes, moquant leurs moeurs et leurs manies. Tout bien considérés, c'est plutôt de l'émotion que ressent l'ethnographe en marchant vers son terrain, revêtant peu à peu, comme une toge, les habitudes corporelles de ceux qu'il étudie afin d'être mieux à même de ressentir le lieu et de se fondre dans le paysage. Oui, avouons-le, l'analyste trouve plutôt touchant cet agencement périlleux, ce château de cartes, ce palais des lois, cette montagne de papier, dont la fragilité assure seule, sans autre ressource, sans autre appel, sans autre réserve, la force du droit. "Que nul n'entre ici s'il croit à la transcendance du droit", voilà ce qu'il faudrait inscrire en haut de ce trop solennel escalier. Ni ange, ni démon, ni surhomme : d'ordinaires énarques, sans aucun autre instrument que des textes et des mots. Ici toute la qualité du travail tient dans les corps, dans la bouche et la voix, dans l'écriture et dans l'archivage, dans la conversation régulièrement entretenue, dans l'engraissage méticuleux des dossiers sous chemises grises ou jaunes. On comprend que les Romains aient été stupéfiés par la grandeur de cette immanence-là, si totalement différente des passions savantes, des enthousiasmes religieux ou politiques, des haines vivaces, des risques foudroyants de la stratégie. Un ravaudage, un tricotage, un grignotement incessant, patient, obstiné, piétonnier ; une grisaille tellement plus belle et surtout tellement plus juste que les couleurs vives de la passion. 


[Musique: Nathan Larson, Margin Call, 2012.]

vendredi 11 mai 2012

Design Atmosphérique.

Marcel Carné, Hôtel du Nord, 1938.

Première approche de l'écume : la découverte de la fragilité

L’écume se présente d’ordinaire comme l’image de l’entrée de l’air dans la substance ou la perversion du solide. Cette écume, reconnue dans l’eau, dans la cellule ou la fabrication de mousse, se conçoit dans un rapport à l’air comme évasion. La théorie des écumes appliquée à la société sera une "théorie technologique des espaces habités par l’humain et symboliquement climatisé" (1). L’anthropologie s’intéressera aux systèmes sociaux caractérisés par la fragilité mutuelle, ou coïsolation, dont l’écume est la matrice. Nous vivons dans des espaces intérieurs se développant au contact de l’air, un médium primaire que nous sommes porté à oublier. Or, l’entrée de l’air dans nos sociétés repose sur la découverte de la fragilité, de la possibilité de sa disparition : 

"L’air que nous respirons sans réfléchir, les situations saturées d’ambiance dans lesquelles nous existons d’une manière inconsciemment contenue et contenante […] il a fallu que l’on découvre qu’ils étaient fragiles, destructibles et susceptibles d’être perdus pour qu’ils accèdent à l’état de domaine de travail préalables pour les phénoménologues de l’air et de l’ambiance, pour les thérapeutes de la relation, pour les ingénieurs en atmosphère et les architectes d’intérieur, mais aussi pour les théoriciens de la culture et les techniciens des médias ; ils sont forcément devenus irrespirables avant que les hommes n’apprennent à se concevoir comme les gardiens et les reconstructeurs de ce qui, jusqu’alors, n’avait été que présupposé" (2). 

Avec la montée de l’air, ce qui était à l’arrière-plan est passé au premier plan. Dans une perspective philosophique, on dira que l’invisible tend à l’explicitation, alors que dans une perspective technique, on ajoutera que l’homme, être d’innovation, ressemble à un "élève de l’air" qui peut utiliser des outils pour agrandir afin devoir ce qui lui échappait. L’apparition de l’air implique que les conséquences peuvent être plus fondatrices que les fondations. Cette idée importe, car elle bouleverse l’interprétation humaniste du milieu. Il fallait sentir la disparition de l’air avant de connaître ce qu’il est. Le caractère révolutionnaire consiste à devoir vivre un renversement (la perte de l’air), un peu comme Vésale présentant l’intérieur du corps humain en dévoilant son côté monstrueux. Quand l’implicite devient explicite, on assiste à la déstabilisation de ce que la pensée concevait comme assuré. Pour comprendre, rien ne vaut un rappel historique. 

Tremblement d’air : vers l’homme comme designer d’atmosphère 

Nous avons connu l’explicitation de notre environnement durant la guerre lorsque les troupes allemandes ont mené la guerre du gaz. Le rappel est simple : les troupes allemandes, à distance de l’ennemi, ont eut l’audace, à Ypres, le 22 avril 1915, d’utiliser un gaz afin de réduire le champ du respirable des ennemis. On alla alors jusqu’à réfléchir à la composition d’un poison, à la force des vents pouvant le transporter et aux conditions présidant à la formation d’un nuage toxique capable d’envelopper suffisamment longtemps l’adversaire afin de le forcer à respirer contre sa vie. Avant cette avancée "atmoterroriste", on ne réalisait pas que l’air pouvait un jour manquer et que le besoin si naturel de respirer pouvait se retourner contre nous. Dans ce contexte, on saisira la signification du masque à gaz comme outil en milieu menacé : 

"Le concept de masque à gaz, qui connut une popularité tellement rapide, exprime l’idée que l’agressé tentait d’abolir sa dépendance à l’égard de son milieu immédiat, l’air qu’il respirait, en se dissimulant derrière un filtre à air - un premier pas vers le principe de l’installation climatique, qui se fonde sur la coupure qui se fonde sur un volume d’air défini et l’air qui l’entoure" (3). 

La Gaz-Krieg est devenu un théâtre atmoterroriste appelant un design atmosphérique régional dans la mesure où il s’agissait de créer un milieu mortifère précis. L’atmoterrorisme est le nom que Sloterdijk donne à la guerre menée contre les conditions de vie. Ce mot implique l’union, dans l’explicitation, du terrorisme et du design appliqué à l’environnement. Il signifie que l’homme est capable de contaminer le média primaire pour tuer ses semblables en déjouant les conditions climatiques. Quant à l’entrée de l’air dans nos sociétés et nos savoirs, elle s’avère une innovation déstabilisante qu’il convient de saisir dans son aspect anthropoétique. Si l’homme dépend du climat, il est en mesure, par la technique, de s’en fabriquer un lui-même. L’homme est un designer d’atmosphère. On saisira l’idée de design en l’opposant à la phénoménologie, qui est "la restauration de la perception après son dépassement par l’utilisation de machine": 

"La discipline du design - comme production artificielle de surfaces de perception et de surface d’utilisateurs placés au-dessus de fonction invisibles ou comme mise en relief, voulue par l’esthétique, de motifs fonctionnels - commence à un degré de modernité supérieur à la phénoménologie, d’âge identique, dans la mesure où il opère dans la deuxième perceptibilité, c’est-à-dire par l’observation par des instruments et des capteurs" (4). 

Or, l’homme applique à lui-même sa capacité de design. Non seulement peut-il s’opérer, mais il est devenu le sujet de l’auto-design. Il est devenu, en modifiant un milieu de combat, en remodelant l’environnement, le designer de son atmosphère, qu’il soit physique ou culturel. La révélation de l’air par la science engage, lorsque ajoutée à la force du design, des considérations philosophiques, culturelles, sociologiques, architecturales et politiques inédites. L’auto-design suggère que l’homme est technique, qu’il peut maîtriser sa réalité climatique - les Etats-Unis ont pour projet de maîtriser l’environnement, notamment par le contrôle des conditions climatiques en temps de guerre d’ici 2025 - et qu’il peut se créer un espace sur mesure, ce qui inclut une politique (5). Nous devons revoir notre conception du milieu en intégrant l’idée d’atmosphère, telle est la leçon de l’épisode du gaz que viendra confirmer l’architecture des habitations. En bref : l’explicitation de l’air a marqué le dernier siècle, de la première Guerre à la seconde, de l’invention du Zyklon B aux chambres à gaz et l’arme atomique. Les découvertes militaires appliquées à l’air modifieront pour toujours la vie culturelle et sociale, ce qu’il faut voir ici. 

L’Air Design, la configuration de l’avenir et la culture 

En effet, la conquête et le développement du "design d’atmosphère" se développe pour toute la population et répond au caractère immunitaire. Non seulement le gaz conduit à la mort, dans l’atmosphère ou dans une chambre, mais il modifie l’environnement de ceux qui dépendent de l’air. L’immunologie exige des hommes qu’ils modifient à leur avantage les conditions de leur espace extérieur, celui du globe, comme celui des espaces intérieurs, leurs habitations. On pourra distinguer le "climat intérieur" du "climat extérieur" (6) en interprétant la vie comme un rapport à l’atmosphère. Ainsi assistons-nous à un déplacement : nécessaires à la vie, l’air et l’espace peuvent être configurés, ils deviennent alors une affaire de culture. Après Herder et Nietzsche, Sloterdijk retrouve l’atmosphère dans toute culture, car le respirable est commun et malléable. Il voudra en finir avec la métaphysique de la substance, car l’air est l’élément commun présupposé, à expliciter dans la culture, et qu’il devient le projet d’une "science de l’avenir" (7). 

Il faudra alors s’intéresser à l’homme comme être d’Air/Condition, puisque la culture est l’unité de formes de vie auto-climatisantes. Si la première Guerre reposait sur l’absence d’éthique atmosphérique et révélait l’enjeu de l’immunité, on ne peut plus être insensible à la dimension métaphorique de la respiration dans les espaces culturels. En s’inspirant de l’artiste Salvador Dalí qui avait risqué sa vie en enfilant, lors d’une performance, un scaphandre sans s’assurer de la disponibilité de l’air (8), Sloterdijk montrera que la culture est une affaire d’explicitation d’air. La nouvelle science de la culture devra s’intéresser à la pneumatologie. Depuis le début du siècle, la place accordée à la météo n’a fait que croître, laissant voir par là l’intérêt pour la maîtrise de l’ambiance. Le rôle décisif de la météo prouve la montée de l’extérieur dans l’espace public : "Les sociétés modernes sont des communautés qui discutent du climat dans la mesure où un système officiel d’information place dans la bouche des citoyens les thèmes de leur entente sur les conditions climatiques en vigueur" (9). Sloterdijk n’hésitera pas à faire un lien entre le climat et l’humeur, entre le climat psychologique et le temps, ce que nous retiendrons pour l’établissement d’une "climatologie politique" digne de ce nom. 

Les hommes sont devenus des designers du climat intérieur. L’Air Design traduit cette volonté, postmétaphysique et biosophique, d’utiliser techniquement l’air à son avantage : "L’Air Design est la réponse technique à la compréhension phénoménologique du fait que l’être-dans-le-monde humain se présente toujours et sans exception comme une modification de l’être-dans-l’air" (10). Il vise la modification de l’ambiant comme un centre commercial dont l’air conditioning renforce la consommation. La volonté de purifier l’air et l’émergence de l’éthique des odeurs s’inscrivent dans le cadre d’installations climatiques artificielles obéissant à un impératif de contrôle de l’atmosphère. Quand il se penche sur l’histoire de la climatisation des intérieurs, des maisons, des centres commerciaux et des stades, se montrant par là sensible à la quête de confort, Sloterdijk prouve sa thèse : la configuration du climat est culturelle. Si les médias servent à la guerre, c’est en intoxiquant les populations dans les stades auto-hypnotiques ou en réussissant à modifier le climat culturel. Le design d’environnement sert aux œuvres d’art que les hommes s’offrent pour leur survie. L’analyse immunologique des écumes rencontrera l’explicitation de l’habiter dans l’architecture, car la culture s’entend comme l’art dans lequel les hommes se transforment dans les "conteneurs" qu’ils construisent eux-mêmes. 

De l’immunitaire et de l’insulaire : la fabrication des îles humaines 

Limité à l’environnement, l’animal n’est pas homme, car il ne connaît pas la "clairière", l’ouverture vers la vérité qui définit l’espace humain comme événement ontologique ouvrant un monde. L’homme se développe en s’immunisant contre l’extérieur, voilà pourquoi il assure une couveuse à sa progéniture en construisant des maisons. Immunologique, la vie humaine se réalise dans l’insularisation naturelle ou artificielle. Avec Deleuze, Sloterdijk critique la métaphysique en notant que l’homme moderne a renversé le monde : il n’habite qu’un lieu protégé, une "île", sans référence au sol (11). Les îles sont "des modèles de monde dans le monde" (12). Trois types d’îles explicitent son séjour : absolue, atmosphérique et anthropogène. Est "absolue" l’île dans laquelle il contrôle toutes les conditions, comme la station spatiale. Est "atmosphérique" l’espace dans lequel il peut modifier les conditions extérieures par la technique, comme le Palais de Cristal (13) ou le Shopping Center. Est anthropogène celle dans laquelle il se transforme dans l’insularisation, comme c’est le cas pour la couveuse. Ce genre d’île est l’atelier humain de la création d’espace qui se compose de neuf dimensions que traduisent la venue au monde et l’évolution des mammifères humains. La fabrication d’îles modernes opérera un "renversement environnemental" (Umwelt-umkehrung) dans la mesure où l’île se veut le contraire de l’habitat, car il ne s’agit plus pour le designer d’atmosphère de construire, dans le plan humaniste, un édifice dans un environnement, mais plutôt de faire entrer un environnement dans un édifice. Si l’homme se fait des espaces à l’image d’îles, une pluralité d’espaces individuels et sociaux, il apparaît alors comme un designer de son anthropogénie, puisqu’il conçoit des îles qui le formeront à leur tour. Ce n’est plus la terre qui est le référent du milieu de vie, mais la mer. "L’expérience insulaire est climatique, note Sloterdijk, elle est conditionnée par la plongée du visiteur dans l’atmosphère insulaire" (14). Les écumes renvoient donc à l’idée d’un voisinage d’unités fragiles dans un espace comprimé obligeant à la "coïsolation" et capables d’auto-climatisation. Créateur d’îles artificielles, l’homme a renversé l’humanisme en devenant le designer de milieux insulaires, ce qu’il faut voir en étudiant l’architecture des écumes. 

Des cellules individuelles à la Foam city : la passion pour l’antigravitation 

L’architecture est l’explicitation de l’habiter intérieur, Indoors. Son histoire marque le passage des conteneurs communs aux cellules légères et individualisées. L’étude des conteneurs modernes dans l’écume témoigne d’une tendance à l’aérien, d’un combat contre l’inertie et d’une poussée verticale. La maison est l’habitation de celui qui habite sur la terre - elle implique le temps des récoltes, le grenier et la famille - alors que le logement renvoie au partage des parois et à la coïsolation (15). La modernité s’est donné des cellules allant de pairs avec le mouvement et la "mobilisation" (16). L’appartement, tel un vase autogène, est égocentrique : il est une construction visant l’ambiance personnelle. "L’appartement moderne […], précise Sloterdijk, matérialise la tendance à la constitution de cellules, tendance où l’on peut distinguer l’analogie architecturale et topologique avec l’individualisme de la société moderne […]" (17). Quant aux collecteurs collectifs, comme les stades, ils viseront à contenir une foule en phase, tels des "metteurs en scène du consensus" (18). Ils auront un potentiel psychopolitique et médiatique exceptionnel parce qu’ils renvoient l’illusion de l’unité. On s’intéressera aux villes pour montrer qu’elles sont constituées d’appartements, de cellules individualisés (égosphères), voués aux plaisirs solitaires, à la légèreté et à l’isolement. L’homme moderne - le diagnostic infléchit celui des conservateurs mélancoliques qui se plaignent de leur pauvre richesse - n’est plus la créature du lourd ou du manque, mais celle de la fuite dans le confort : "Il faut admettre à présent que le concept de civilisation a pour prémisse celui de l’antigravitation ; il implique l’immunisation contre le lourd et le sur-lourd qui, depuis toujours, paralyse l’initiative humaine […] Il faut à présent - dans le cadre de l’explicitation des techniques immunitaires - rendre explicite le tournant vers le soulagement" (19). 

Obsédé par le soulagement immédiat, le consommateur s’invente des private sky : il tend à l’élévation et l’évasion. L’entrée dans l’air, la quête de gâteries dans l’Affluent society et la construction des habitats individualisés, sont les signes du déclin de la métaphysique des milieux agraires. Le désir est immense dans la grande serre climatisée et protectrice appelée le Palais de cristal (20) dont l’objectif politique est la démocratisation relative du luxe. Adepte de la théorie de la néoténie, Sloterdijk voit dans la gâterie ce qui reste des anciens "milieux" : 

"Faire un séjour dans la serre de l’abondance, c’est être intégré au flux de répartition des moyens de gâteries, d’animation et de lévitation. La maison commune du luxe, c’est l’œuvre d’art de l’habitat et de la production, climatisée par le confort, immunisé par les droits à la protection et la jouissance, qui se ramifie en millions de micro-installations relativement déchargée sous la forme de foyers, d’entreprises et de collecteurs" (21). 

Dans la serre contemporaine, l’ouverture est orientée vers le haut. Le capitalisme effréné, la vigilance accrue, l’humeur libérée et l’attrait de la sexualité légère ne sont pas des errements, conclut Sloterdijk, mais des phénomènes sociaux qui s’inscrivent dans l’immaturité d’un être passé de la couveuse à la horde, au livre et à la lettre, et qui se définit désormais dans l’univers virtuel, sonorisé et polyatmosphérique, d’un palais de richesses remarquables. Les temps actuels sont à l’antigravitation, à l’aérien et au jeu, ce qui devrait faire réfléchir ceux qui investissent tous leurs efforts dans la "brique". 

Les "milieux" confrontés à l’émergence d’une climatologie politique 

On pourrait disserter pour conclure sur l’avenir des milieux culturels, de l’éducation, de la santé et de la politique. Mais pour demeurer dans notre thème, nous nous demanderons plutôt quelle place occupera le climat dans la réflexion posthéroïque à venir ? Pour avoir une idée, on se rapportera à des remarques de Sloterdijk tirées d’une entrevue accordée à Hans-Jürgen Heinrichs publiée en 2003. À la question de savoir comment conclure sa sphérologie, l’auteur reprenait l’intuition prometteuse de sa climatologie culturelle en rappelant comment le livre renverse le rapport sol-air. Il écrivait : 

"Il reste à montrer que les cultures dans leur ensemble sont suspendues en l’air et ne peuvent pas être comprises à partir de leur fondations. Les cultures sont des systèmes atmosphériques. Pour elles, les processus et les ambiances symboliques sont décisives. La constitution atmosphérique de la culture est l’élément proprement fondamental - ce qui est une expression absurde - elle n’est à sa place que dans la mesure où nous avons coutume de nous en servir pour désigner le prius, ce qui nous rend possible de manière primaire" (22). 

Or si les cultures sont des systèmes atmosphériques,quel rôle revient à la politique, qui est l’art de gérer les milieux ? Sloterdijk y verra un programme qu’il ne réalisera cependant pas dans ses ouvrages ultérieurs (23) : 

"L’avenir sera une ère technique du climat, et donc une technique tout court. Or comprendre de mieux en mieux que les réalités sont fondamentalement artificielles. L’air que nous respirons, chacun pour soi ou ensemble, ne peut plus être présupposé. Tout doit être produit sur toute technique, aussi bien l’atmosphère métaphorique que l’atmosphère physique. La politique sera une question de la technique du climat" (24). 

La critique de l’humanisme par la théorie atmosphérique conduit à de nouvelles interrogations car la création de l’atmosphérique n’est pas un moment de l’histoire, c’est "ce qui appelle les faits humains à l’existence" (25). On ne pourra plus faire fi des avancées de la sphérologie plurielle qui bouleversent nos attentes. Toute réflexion sur la société - que ce soit sur la défense de la culture, l’avenir de l’éducation et du système de santé - devra répondre aux défis que lui pose la pensée atmosphérique pour laquelle l’homme est un être d’ambiance qui cherche la gâterie et le luxe, capable de modifier les conditions qu’exige sa respiration.

Dominic Desroches, L'Homme comme Designer d'Atmosphère, Sloterdijk et la Critique des Milieux Métaphysiques in Transverse, vol.1, 2011, p.39-52.

Notes. 

1. Sloterdijk, P., Sphères III - Écumes, Hachette, Paris, p.32. 
2. Ibid, p.57. 
3. Ibid, p.89. 
4. Ibid, p.72. 
5. Sloterdijk, P., Atmospheric Politics, in Making Things Public–Atmospheres of Democracy, (B. Latour and P. Weibel, Ed.). Cambridge, MIT Press, p.944-51. 
6. Sloterdijk, P., Écumes, p.108. 
7. Ibid, p.112-113. 
8. Ibid, p.137-139. 
9. Ibid, p.150. 
10. Ibid, p.156. 
11. Deleuze, G., L’île Déserte et Autres Textes (1953-1974), Minuit, Paris, 2002.
12. Sloterdijk, P., Écumes, p.276. 
13. Ibid, p.303-306 & Le Palais de Cristal, Maren Sell, Paris, 2006, p.243-253. 
14. Ibid, p.276.
15. Ibid, p.226.
16. Le thème de la mobilisation dans la modernité est l’objet d’un recueil d’articles intitulé La Mobilisation Infinie , Seuil, Paris, 2000.
17. Sloterdijk, P., Écumes, p.503. 
18. Ibid, p.554. 
19. Ibid, p.639. 
20. Le Palais de Cristal est consacré à l’analyse de l’histoire de la globalisation et plusprécisément du capitalisme culminant dans la grande serre éprise de confort et de gâteries. 
21. Sloterdijk, P., Écumes, p.721. 
22. Sloterdijk, P., Ni le soleil ni la mort, Hachette, Paris, 2003, p.285. 
23. Le programme de repenser le temps politique en tenant compte du climat (climatologie politique) ne sera pas réalisé pour lui-même dans Zorn und Zeit (Colère et Temps), l’auteur se contentant de brosser le tableau de l’histoire de la colère politique. Cf. Sloterdijk, P., Colère et Temps, Maren Sell, Paris, 2008. 
24. Ibid
25. Sloterdijk, P., Écumes, p.438.

vendredi 4 mai 2012

Centre & Périphérie.

Jean Rouch, Les Maîtres Fous, 1955.

Telle est l’origine de ce projet de recherche rédigé sur une feuille de papier dès ce moment : que se passerait-il si l’on utilisait des méthodes anthropologiques rigoureuses pour comprendre les éléments clés qui sont au cœur des puissances assemblées au centre ? Ne parviendrait-on pas à faire pour le centre ce que mes collègues ethnologues prétendent faire pour la périphérie : comprendre le nœud de leur caractère, le sens profond de leur structure, la source de leur cohésion, l’origine de leurs forces – ou en l’occurrence de leurs faiblesses ? Le programme pouvait se dérouler ensuite en prenant l’une après l’autre les formes de véridiction les plus typiques de la modernité : la religion d’abord – c’est ce que j’étais en train de faire –, la science ensuite – tel est le projet de bourse Fullbright que je rédigeai aussitôt et qui me permit d’aller ensuite à San Diego –, la technique, la politique, le droit, l’économie. Je voulais faire, sans excessive modestie (mais j’avais 26 ans !), l’anthropologie comparée des formes centrales, occidentales, "blanches", de vérité indiscutable. Je voulais pouvoir saisir les différents modes d’énonciation de la vérité, qui les rendaient si sûrs d’eux-mêmes, si inattaquables, si modernes. 

Bruno Latour, Réponse aux Objections in Revue du MAUSS, n°17, 2001, p.138.