vendredi 27 janvier 2012

Ordre Impérial.

David HockneySnaps from 1976, 1976 (via H I C E T N U N C).

L'IMMANENCE

Parmi les clés dont François Jullien se sert pour interpréter la "pensée chinoise" dans son ensemble, la plus importante est celle de "l'immanence": la "pensée chinoise" serait une pensée de "l'immanence" parce qu'elle n'éprouve pas le besoin de poser quoi que ce soit d'extérieur à la réalité dans laquelle l'homme évolue et agit. Elle conçoit cette réalité comme mouvante et comme mue par un dynamisme qui lui est inhérent, fait de tendances, de transformations et de retournements qui obéissent à une logique intérieure à cette réalité même. La tâche est de les percevoir et de les prévoir afin de s'y adapter, d'en tirer le meilleur parti possible, de saisir les occasions qui permettent d'obtenir, avec des petits moyens, de grands effets. Dans un monde ainsi conçu, nous explique François Jullien, nul besoin de buts en soi, de fins dernières, de valeurs absolues, de vérités a priori, d'idées pures, d'un règne de l'intelligible extérieur au domaine du sensible, d'une théorie antérieure à la pratique - pas plus que de causes premières, de création, de Dieu créateur, de commencement absolu, etc. Dans ce monde, contrairement au nôtre, il n'existe pas de "transcendance". Telle est l'idée que François Jullien a reprise d'ouvrage en ouvrage depuis Procès ou création en l'éclairant sous des angles différents, en la développant sur des thèmes nouveaux. "Immanence" et "transcendance", tels sont les maîtres mots de la grande opposition qu'il a développé entre "pensée chinoise" et "pensée occidentale".

Cette opposition lui a inspiré des analyses justes, parfois profondes. Elle lui a donné l'occasion d'en emprunter à des auteurs chinois qui l'ont précédé dans cette voie. Je reconnais la valeur des premiers ouvrages nés de ce système de comparaison, ou de certains de leurs chapitres. François Jullien a raison de caractériser les formes de pensées auxquelles il s'est intéressé en disant qu'elle relèvent d'une "pensée de l'immanence". Son tort est de ne pas avoir songé un instant à faire la critique de cette pensée. Il n'a pas vu qu'elle appartient à un monde dans lequel la question des fins ne peut être discutée, ni même posée, et dans lequel l'intelligence est, par conséquent, condamnée à ne s'appliquer qu'aux moyens, aux méthodes, aux manoeuvres et à l'art de s'adapter à ce qui est. Il n'a pas vu que la "pensée de l'immanence" est congénitalement liée à l'ordre impérial, qui a créé un monde clos en résolvant autoritairement la question des fins. Parce qu'il était aveuglé sur ce point, François Jullien l'a idéalisée, a fait de l'essence de la "pensée chinoise", puis de cette "pensée chinoise" la contrepartie de la "pensée occidentale".

Si la question des fins ne peut être posée dans un tel monde, c'est qu'il obéit tout entier à une finalité qui ne doit pas être remise en question: le pouvoir. Il lui obéit dans son ensemble et dans le comportement de ses agents qui, pour agir, tantôt dominent, tantôt se soumettent. Lorsqu'il aborde "le secret et le ressort de la domination", dans De la servitude volontaire, Etienne de La Boétie observer que:

… ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran, mais bien toujours quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui assujettissent le pays. Il en a toujours été ainsi que cinq ou six ont eu l'oreille du tyran et s'y sont approchés d'eux-mêmes ou bien y ont été appelés par lui pour être des complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs (…) et les co-partageants de ses rapines. Ces six dressent si bien leur chef, qu'il devient, envers la société, méchant, non seulement de ses propres méchancetés, mais encore des leurs. Ces six ont sous eux six cents qu'ils dressent, qu'ils corrompent aussi comme ils ont corrompu le tyran. Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six mille qu'ils élèvent en dignité, auxquels ils font donner, ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers publics, afin qu'ils favorisent leur avarice et leur cruauté (…) et fassent (…) tant de mal, qu'ils ne puissent se maintenir que par leur propre tutelle, ni s'exempter des lois et de leurs peines que par leur protection. Grande est la série de ceux qui viennent après ceux-là. (…)

L'empire chinois se distingue par l'art avec lequel il a institutionnalisé ce genre de système. Il a créé pour cela une machine savamment hiérarchisée et lui a donné l'apparence de la grandeur pour mieux la perpétuer. Les empereurs chinois ont réussi à "habituer le peuple non seulement de l'obéissance et à la servitude, mais encore à une espèce de dévotion envers eux", à le maintenir "fasciné et, pour ainsi dire, ensorcelé par le seul nom d'un" (1).

Les sources prouvent abondemment qu'ils l'ont fait de façon consciente et calculée, en reprenant des procédés déjà éprouvés avant l'empire. On trouve, dans Le Livre du prince de Chang, un traité attribué à Chang Yang (2), l'homme d'Etat qui a fait la puissance du royaume de Ts'in au milieu du IVe siècle avant notre ère, une formule qui résume cette sorte de pensée politique: "La violence (dont use le souverain) crée la puissance, la puissance crée l'autorité, l'autorité crée la vertu (chez ceux qui obéissent); la vertu est donc le produit de la violence" (3). De telles maximes ont été ouvertement recommandées aux chefs d'Etat de la fin de l'antiquité préimpériale par certains penseurs et ont été appliquées à grande échelle par les premiers empereurs, mais enrobées dans de vastes systèmes cosmologiques qui les justifiaient tout en les dissimulant au regard. Ces cosmologies ont été changé, elles ont été adaptées, refaites ou transformées en systèmes religieux ou métaphysiques, mais n'ont cessé de remplir cette même fonction: justifier et dérober à la vue, tout à la fois, la pratique effective du pouvoir. C'est dans ce cadre que s'est développée toute l'histoire de la pensée chinoise à partir du début de l'empire. C'est lui qu'il faut avoir à l'esprit pour se faire une idée des tensions qui l'ont habitée et surtout de ses limitations. Toute la "pensée de l'immanence" est liée à cet enfermement. Lorsque le despotisme impérial accroît son contrôle sur l'appareil d'Etat et, à travers lui, sur la société tout entière, durant les Ming (1368-1644) et les Ts'in (1644-1911), cet enfermement s'accroit. Le néoconfucianisme, qui constitue alors l'univers moral et intellectuel des fonctionnaires impériaux, prend un tour de plus en plus restreint et abstrait. Ce resserrement devient caricatural chez les néoconfucianistes contemporains, dont certains ne font plus que spéculer sur la capacité de Sage, ou du Saint (cheng) (4), à agir spontanément ou, plus exactement, à laisser agir à travers eux une puissance inhérente à l'univers. Chez Meau Tsong-san, cela donne lieu à une grande opposition entre la pensée chinoise, dont cette spéculation formerait le noyau, et la pensée occidental à qui se noyau manquerait. D'autres ont édifié sur des bases un peu différentes de semblables oppositions. Leurs ouvrages sont la principale source à laquelle a puisé François Jullien. Il a repris, sans les critiquer, des penseurs non critiques, qui ne voient pas leur enfermement et voient moins encore les causes historiques de cet enfermement.

Cette reprise non critique a d'inévitables conséquences.

A force de faire l'éloge de cette pensée captive qui ne s'applique qu'aux moyens, aux méthodes et aux manoeuvres, et qui est donc avant tout soucieuse d'efficacité, François Jullien s'est peu à peu découvert des affinités avec les hommes d'affaires. Il s'est aperçu qu'il pouvait leur présenter une philosophie chinoise de l'Efficacité qui leur révélait leur propre pensée et leur permettait d'en assumer toutes les conséquences puisqu'elle se trouvait soudain doté de lettres de noblesse aussi flatteuses qu'inattendues. Il a développé ce thème dans La Propension des choses et dans son Traité de l'efficacité, et fête cette rencontre dans son livre le plus récent, la Conférence sur l'efficacité, un exposé qu'il a développé en divers occasions "auprès des chefs d'entreprise et dans le milieu du management" (4e de couverture).

Cet opuscule peut paraître négligeable, en comparaison des études qui l'ont précédé, mais il représente un moment de vérité. On y voit apparaître pleinement la parenté entre la pensée chinoise de l'adaptation incessante aux situations et la pratique des chefs d'entreprise, qui consiste à s'adapter continuellement aux transformations du marché. On voit qu'elles reposent l'une et l'autre sur l'acceptation d'un système donné et de la finalité qui est inscrite en lui: la lutte pour le pouvoir d'un côté, la recherche du profit de l'autre. Elles ne posent jamais, ni la véritable question des fins, ni par conséquent les vraies questions morales. Elles ne connaissent de moralité que soumise au système.

A en croire François Jullien, une réelle connivence s'est établie entre lui et les hommes d'affaires auxquels il s'est adressé: "J'ai connu bien des chefs d'entreprise qui m'ont dit, après m'avoir écouté: effectivement…". Cette entente révèle leur proximité sur le fond et leur commune acceptation du monde tel qu'il va. Mais la Conférence sur l'efficacité contient un autre moment de vérité. "Je m'interroge", avoue l'auteur à la fin du volume. "La Chine ne pourra pas se tenir toujours à l'écart de la pensée de la finalité, écrit-il un peu plus loin. Le profit (…) n'y suffira plus"; elle "ne pourra se garder indemne des questions de sens. (…) C'est alors que l'Europe pourra retrouver son importance". Dans un entretien récent (5), François Jullien s'exprime de cette façon un peu plus nette: la Chine, dit-il, "en restant attachée à l'idée de régulation (6) des processus ne connaît que l'harmonie. Or, la régulation, l'harmonie sur le plan humain, ne signifient toujours, en définitive, que la soumission aux rapports de force. Ainsi la Chine a-t-elle pensé le pouvoir (ou la morale), mais pas le droit. Elle a pensé la machine à obéissance, mais pas la transcendance de la loi et de la justice." Il pose le problème, mais le pose mal. En réalité, ce ne sont pas "la Chine" et "l'Europe" qui sont en en cause mais, d'un côté, le despotisme impérial et la culture qu'il a sécrétée, de l'autre le principe démocratique et le refus de la tyrannie qui courent à travers l'histoire de l'Europe. Ce langage précis et de portée universelle lui est interdit, toutefois, parce qu'il s'en tient à l'idée qu'il a développée tout au long de son oeuvre, celle d'une Chine autre, détentrice d'une pensée qui lui est propre, découlant de choix initiaux différents des nôtres. Il en reste à sa Chine mythifiée - qui correspond, par un retour des choses révélateur, à la vision mythifiée que les hommes d'affaires et les économistes ont du monde d'aujourd'hui, et du rôle qu'ils y jouent.

Cette position lui fait commettre de grosses erreurs de jugement. Il soutient que la Chine est "indifférente à la psychanalyse" à cause de la pensée qui lui est propre et organise là-dessus un colloque savant dont les actes ont paru dans l'une des collections qu'il dirige aux Presses Universitaires de France (7). Ni lui, ni aucun des participants ne semble s'être avisé que cette affirmation ne peut avoir qu'une portée très limitée pour l'instant puisque la Chine connaît encore peu la psychanalyse; que la lenteur avec laquelle elle s'y répand pourrait bien tenir, comme cela a été le cas en Europe à ses débuts, aux résistances qu'elle suscite, et qu'il y a toutes les chances qu'il en soit ainsi parce qu'elles est vouée à créer en Chine un scandale encore plus grand qu'ailleurs. En Chine, en effet, elle se heurte à la piété filiale, la vertu que le pouvoir impérial a inculquée à ses sujets afin d'ancrer en eux la soumission à l'autorité. De nombreux passages de L'Histoire de la dynastie des Han (Han-chou) (8) et d'autres sources anciennes attestent qu'il l'a fait par calcul. Il en a fait la vertu cardinale et a réussi à marquer durablement de cette empreinte l'esprit des Chinois (9). Son emprise commence tout juste à se desserrer. Aujourd'hui, observe Houo Ta-t'ong (10), un psychanalyste chinois, "la psychanalyse est le seul espace où la personne peut s'exprimer librement. La morale chinoise confucéenne, qui fait son retour en force, ne permet pas de critiquer ses parents. La psychanalyse, si. Elle aide la personne à se former une nouvelle individualité" (11). François Jullien ne semble pas connaître assez la société chinoise actuelle pour deviner ce qu'elle cache aux autres et se cache à elle-même. Il semble ignorer l'existence des Chinois qui cherchent à se libérer du passé - ou s'en désintéresse, on ne sait. Par son silence, de toute manière, il contribue à maintenir ses lecteurs dans l'ignorance de ce qui se passe en Chine.

Il paraît également insensible à ce que la société chinoise a caché dans le passé, aux différentes époques de son histoire. Il parle beaucoup de la "pensée lettrée", mais jamais des lettrés, de ce qu'ils furent et de ce qu'ils firent. Cela crée un étrange effet d'irréalité. Nous pouvons parler dans l'abstrait de la pensée Pascal ou de celle de Descartes parce que nous savons à peu près qui ont été ces hommes et dans quels milieux ils ont vécu. Un sinologue qui cite des penseurs chinois doit suppléer à notre ignorance de leurs faits et gestes, de la société dans laquelle ils ont agi. Quand il ne remplit pas cette obligation, ce qu'il nous apprend de leur pensée risque de se dissiper en volutes gratuites. Il devrait nous renseigner aussi sur l'opinion qu'on a eu d'eux. L'historien Seu-ma Ts'ien reprochait aux lettrés des Han de "beaucoup parler et de se rendre rarement utiles par des actes" (12). Li Tcheu (13), un auteur d'époque Ming, exécrait les discours des mandarins frottés de néoconfucianisme:

Tous ceux qui cherchent à se faire une réputation se font philosophes (14), écrivait-il, car la philosophie est le moyen le plus simple de s'en faire une. Tous les bons à rien se font philosophes, car la philosophie peut les tirer d'affaire. Tous les imposteurs parlent de philosophie, car cela leur permet de faire passer leurs duperies. Ah, le vieux Confucius aussi parlait philosophie. S'il avait su a catastrophe qui en est résultée!

Li Tcheu écrit ailleurs:

Notre nature telle qu'elle est, voilà la seule vraie philosophie. Mais cela, comment ceux qui parlent philosophie peuvent-ils le comprendre? Ils en sont incapables et croient cacher leur incapacité en citant sans cesse les maximes de Confucius. (…) Cependant, quand ils courent après leur intérêt et se font confier pour cela des charges publiques, ils n'ont à la bouche que l'identité de toutes choses (15). Dès qu'au contraire ils risquent d'y perdre plutôt que d'y gagner, et que leur souci n'est plus que de s'éviter des ennuis, ils parlent de la sage prudence et de la préservation de soi (16). Pour faire comprendre au souverain et aux ministres éclairés à quel point ces gens-là sont nuisibles, pour couper court à toutes leurs manigances, il suffirait de ne plus les laisser demander des faveurs, de ne plus les laisser se dérober à leurs responsabilités et de ne plus les laisser citer les Anciens. Ces "philosophes" seraient alors au bout de leur latin (17)!

Il importe aussi de donner une idée des contraintes qu'imposaient aux lettrés-fonctionnaires, à différents moments de l'histoire, la machine de l'administration impériale et, plus généralement, le système des rôles obligés et de la bienséance hiérarchisée dans tous les domaines de la vie. Ceux qui voulaient lui échapper le payaient cher. "Je n'ai jamais aimé dépendre de l'autorité d'autrui alors que notre personne est soumise à l'autorité des autres dès la naissance", écrit Li Tcheu; mais, "pour cette seule raison que je voulais échapper à la contrainte des autres, j'ai souffert tant d'avanies, j'ai tant été brimé que changerait-on toute la terre en encre noire, cela ne me suffirait pas pour écrire le récit de mes malheurs". Le récit où il s'exprime ainsi, reproduit en fin de volume (18), montre la pression qu'il a subie et la détermination, l'ingéniosité dont il lui a fallu faire preuve pour échapper au système sur ses vieux jours. L'émouvant récit que Chen Fou a fait de son amour pour Yun, son épouse, et la triste fin de la jeune femme révèle aussi le peu d'espace que laissaient à l'individu les convenances dites "confucianistes" et les rapports de pouvoir qu'elles recouvraient (19).

L'attitude de François Jullien, entraîne une autre forme d'insensibilité. Le "pli" de l'helléniste est si fort chez lui, qu'il fonde sur le seul héritage philosophique grec toutes les oppositions qu'il échafaude entre la "pensée occidentale" et la "pensée chinoise" (20). Il oublie que les monarchies, la monarchie absolue, le despotisme, la tyrannie, la dictature, le totalitarisme ont joué un rôle notable dans l'histoire européenne; que ces formes de pouvoir y ont été tantôt acceptées et justifiées, tantôt jugées, critiquées, disséquées des siècles durant et que cela fournit une riche matière à rapprochements avec l'histoire politique, morale et intellectuelle de la Chine. Il est notoire que Matteo Ricci (1552-1610), le fondateur de la première mission catholique en Chine, a évolué avec une remarquable aisance dans le milieu mandarinal. Il a certes buté sur d'insurmontables difficultés doctrinales dans son commerce avec ses interlocuteurs néoconfucianistes et a finalement échoué dans son entreprise parce que la distinction entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel à laquelle il était habitué n'était pas admise dans l'empire (21). Mais pour lui, né sujet du royaume de Naples, membre de l'ordre des jésuites et représentant de la Contre-Réforme, la monarchie chinoise était un régime naturel. Baltasar Gracian (1601-1658), un autre grand jésuite, a laissé dans L'Homme de cour et ses autres ouvrages un art de réussir dans les sphères du pouvoir qui n'a rien à envier aux plus fines analyses chinoises en la matière. Paradoxalement, aucun auteur chinois de la période impériale n'a osé faire comme lui, que je sache, une apologie ouverte de la dissimulation. Sans doute fallait-il pour cela un esprit d'indépendance individuelle qui a été possible en Europe, du fait de l'autonomie des aristocrates face aux pouvoirs monarchiques et, à certains moments, par l'autonomie que pouvaient conférer les ordres. En France, ce sont des aristocrates qui se sont faits moralistes en démontant les rouages du pouvoir et en mettant à nu les passions qui en forment le ressort. Le progrès qu'ils ont fait faire à la connaissance du coeur humain n'a pas eu d'équivalent en Chine. La cour impériale n'a jamais eu de Saint-Simon - alors qu'elle l'eût cent fois mérité. Voilà des rapprochements que François Jullien n'a nulle part envisagés. Ils auraient révélé des différences tout autres que celles qu'il as mises en avant.

Autre conséquence, l'embarras de François Jullien sur la question de la démocratie. Comment, en effet, les Chinois exigeraient-ils les libertés politiques et la démocratie si leur "pensée" ne s'interroge pas sur les fins? Ils devraient convertir leur "pensée de l'immanence" en une "pensée de la transcendance" qui leur est étrangère, ce qui lui semble improbable, voire impossible. Mais, sur ce point aussi, François Jullien souffre d'une étrange amnésie - et d'une ignorance plus étrange encore de ce qui se passe en Chine. Il oublie l'histoire de la démocratie en Europe, la suite des obstacles qu'il a fallu surmonter pour l'établir, les attaques qu'il a fallu parer pour la défendre - sans parler des batailles qu'il faudrait livrer aujourd'hui pour qu'elle en soit pas détruite par le pouvoir économique et triomphe au contraire de lui. N'y a-t-il pas eu en Europe une conversion lente, difficile et qui reste inachevée? Pourquoi une conversion comparable ne s'accomplirait-elle pas en Chine avec le temps? Comment ne pas voir qu'elle est en cours et que par là s'expliquent, entre beaucoup de d'autres choses, l'atmosphère de Restauration qui règne dans le pays, le retour du confucianisme, le culte de la "civilisation chinoise traditionnelle", c'est-à-dire de la culture de l'époque impériale?

Telles sont quelques-unes des conséquences qu'entraînent les positions adoptées par François Jullien. Comme Max Weber le soulignait dans sa conférence de 1917, le savant est libre de ses choix. Aucune discipline constituée ne peut les lui dicter. Une pensée rigoureuse peut, par contre, montrer les conséquences intellectuelles, morales et politiques qui découlent de tel ou tel choix, afin qu'il soit fait en connaissance de cause. C'est de cette maxime que je me suis inspiré dans cet essai bref et nécessairement très incomplet (22).

Jean François BilleterContre François Jullien, Éditions Allia, 2007, p.61-80

Voir également ici et . 

Notes.

1. Etienne de La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire. Payot, 1976, rééd. 2001, p.232, 231, 195.
2. Shang Yang, mort 338.
3. Fin du chapitre 13. Ma traduction diffère de celle que Jean Levi adopte dans Le Livre du prince Shang (Flammarion, 1980, 2005, p.121). Il est question dans ce passage de la "violence" dont le souverain use contre ses sujets, non de la "force" ou des "forces" des sujets que le souverain exploite à son profit.
4. Sheng
5. "L'Enigme chinoise. Entretien avec le sinologue François Jullien", dans Le Monde 2 du 3 décembre 2005.
6. Terme par lequel François Jullien désigne, depuis sont Zhong yong. La Régulation à usage ordinaire (1993), l'exigence d'adaptation, d'ajustement ou de réglage permanent de l'action.
7. L'Indifférence à la psychanalyse. Sagesse du lettré chinois, désir du psychanalyste. Rencontres avec François Jullien. Centre Marcel Granet / Institut de la pensée contemporaine (Université de Paris VII) et Presses Universitaires de France, 2004 (collection Libelles).
8. Hanshu
9. Il l'a notamment fait en imposant la récitation d'un abominable catéchisme, le Classique de la piété filiale (Siao-tsing ou Xiaojing), qui est apparu au début de l'ère impériale et qui est resté l'une des bases de l'éducation jusqu'à la fin de l'empire.
10. Huo Datong
11. Dans L'Hebdo (Lausanne) du 2 octobre 2005, p.76. Houo Ta-t'ong a fait des études en France et s'exprime en français. Il exerce à Tch'eng-tou (Chengdu), au Seu-tch'ouan (Sichuan).
12. L'expression est restée fameuse: touo-yen koua-yong (duoyan guayong).
13. Li Zhi, 1527-1602.
14. Le terme chinois est tao-sué (daoxue), littéralement "l'étude de la Voie", qui est spécifiquement néoconfucianiste.
15. Wan-wou yi-t'i (wanwu yiti), expression qui provient de Mencius, environ 372-289.
16. Expressions tirées du Tchong yong, le catéchisme néoconfucianiste dont François Jullien a donné une traduction nouvelle.
17. J.F. Billeter, Li Zhi, philosophe maudit (1527-1602). Contribution à une sociologie du mandarinat chinois à la fin des Ming. Genève, Droz, 1979, p.212, et 73.
18. Voir J.F. Billeter, Contre François Jullien. Paris, Allia, 2007, p.111-122, Regard ému sur ma vie.
19. Pierre Ryckmans en a publié une belle traduction: Shen Fu, Six récits au fil inconstant des jours (Bruxelles, Larcier, 1966). Voir aussi celle de Jacques Reclus, publiée au même moment: Chen Fou, Récits d'une vie fugitive (Gallimard, 1967, collection Folio).
20. Il fait intervenir Rousseau et Kant dans Fonder la morale. Dialogue de Mencius avec un philosophe des Lumières. C'est la seule exception.
21. Ces difficultés et cet échec sont analysés dans l'ouvrage désormais classique de Jacques Gernet, Chine et christianisme. Action et réaction. Gallimard, 1982.
22. Max Weber, La Science, profession et vocation. Suivi de Leçons wébériennes sur la science et la propagande, par Isabelle Kalinowski. Marseille, Agone, 2005. Voir en particulier p.49-50.

vendredi 20 janvier 2012

Le Pli.

Robert Lang, Flapping Birds & Space Telescopes, 2008.

1. Le pli: le Baroque invente l’œuvre ou l'opération infinies. Le problème n'est pas comment finir un pli, mais comment le continuer, lui faire traverser le plafond, le porter à l'infini. C'est que le pli n'affecte pas seulement toutes les matières, qui deviennent aussi matières d'expression, suivant des échelles, des vitesses et des vecteurs différents (les montagnes et les eaux, les papiers, les étoffes, les tissus vivants, le cerveau), mais il détermine et fait apparaître la Forme, il en fait une forme d'expression, Gestaltung, l'élément génétique ou la ligne infinie d'inflexion, la courbe à variable unique. 

(...)

4. Le dépli: ce n'est certes pas le contraire du pli, ni son effacement, mais la continuation ou l'extension de son acte, la condition de sa manifestation. Quand le pli cesse d'être représenté pour devenir "méthode", opération, acte, le dépli devient le résultat de l'acte qui s'exprime précisément de cette façon. Hantaï commence par représenter le pli, tubulaire et fourmillant, mais bientôt plie la toile ou le papier. Alors, c'est comme deux pôles, celui des "Études" et celui des "Tables". Tantôt la surface est localement et irrégulièrement pliée, et ce sont les côtés extérieurs du pli ouvert qui sont peints, si bien que l'étirement, l'étalement, le dépliement fait alterner les autres. Tantôt c'est le solide qui projette ses faces internes sur une surface plane régulièrement pliée suivant les arêtes: cette fois, le pli a un point d'appui, il est noué et fermé à chaque intersection, et se déplie pour faire circuler le blanc intérieur. Tantôt faire vibrer la couleur dans les replis de la matière, tantôt faire vibrer la lumière dans les plis d'une surface immatérielle. Pourtant, qu'est-ce qui fait que la ligne baroque est seulement une possibilité d'Hantaï? C'est qu'il ne cesse d'affronter une autre possibilité, qui est la ligne d'Orient. Le peint et le non-peint ne se distribuent pas comme la forme et le fond, mais comme le plein et le vide dans un devenir réciproque. C'est ainsi qu'Hantaï laisse vide l’œil du pli, et ne peint que les côtés (ligne d'Orient); mais il arrive aussi qu'il fasse dans la même région des pliages successifs qui ne laissent plus subsister de vides (ligne pleine baroque). Peut-être appartient-il profondément au Baroque de se confronter à l'Orient. C'est déjà l'aventure de Leibniz avec son arithmétique binaire: en un et zéro Leibniz reconnaît le plein et le vide à la manière chinoise; mais Leibniz baroque ne croit pas au vide, qui lui semble toujours rempli d'une matière repliée, si bien que l'arithmétique binaire superpose les plis que le système décimal, et la Nature elle-même, cache dans des vides apparents. Les plis sont toujours pleins dans le Baroque et chez Leibniz.

Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, Éditions de Minuit, 1988, p.48-51.

Merci à P.D.

vendredi 13 janvier 2012

Durée & Parenthèse.

Kuniko Kato, Reich: Kuniko Plays Reich, Linn Records,  2011. 


Durée

Courte est la journée,
Courts sont tous les jours.

Courte encore est l'heure.

Mais l'instant s'allonge
Qui a profondeur.

***

Parenthèse

Peut-être que le monde est mort
A l'instant même,

Que tout a basculé dans une autre lumière
Qui ressemble assez bien
A celle d'autrefois.

Il reste un simulacre
De murs et de rochers
Où tu vas sans l'histoire.

A moins qu'un homme vienne
Et sourie en passant.

Guillevic, Durée et Parenthèse in Sphère, Éditions Gallimard, collection Poésie, 1963, p.72-73.

vendredi 6 janvier 2012

Lieu Attirant.

Harumi ShibukawaTenmon Bun’ya no zu (cartographie de la division des cieux), 1677. 

Dès que j’en avais pour la première fois, au cours de mes explorations dans ce dédale de cours et de casemates, poussé par simple curiosité la porte, je m’étais senti progressivement envahir par un sentiment que je ne saurais guère définir qu’en disant qu’il était de ceux qui désorientent (comme on dit que dévie l’aiguille de la boussole au passage de certaines steppes désespérément banales du centre de la Russie) cette aiguille d’aimant invisible qui nous garde de dévier du fil confortable de la vie, - qui nous désignent, en dehors de toute espèce de justification, un lieu attirant, un lieu où il convient sans plus de discussion de se tenir. Ce qui frappait d’abord dans cette longue salle basse et voûtée, au milieu du délabrement poussiéreux de la forteresse démantelée, était un singulier aspect de propreté et d’ordre, - un ordre méticuleux et même maniaque, - un refus hautain de l’enlisement et de la déchéance, une apparence à la fois fastueuse et ruineuse de rester toute seule au port d’armes, un air surprenant qu’elle gardait sous le premier coup d’œil, au milieu de ce décombre, de demeurer obstinément prête à servir. En faisant grincer les gonds sur cette solitude surveillée, comme sur l’arroi théâtral et intimidant d’un banquet de gala avant l’entrée des convives, je ne pouvais m’empêcher de ressentir chaque fois le léger choc qu’on éprouve à pousser à l’improviste la porte d’une pièce apparemment vide sur un visage soudain plus sinistre que celui d’un aveugle, absent, dissous, pétrifié dans la tension absorbante du guet.

La pièce ne paraissait pas exactement sombre, mais le jour, tombant des vitraux presque dépolis par les bouillons nombreux qui bossuaient leurs verres, y conservait une qualité incertaine et comme perpétuellement déclinante ; sa pénombre, à toute heure du jour, semblait dissoudre une tristesse stagnante de crépuscule. Elle était sommairement meublée de tables de travail en chêne poli ; contre les murs nus, des placards de bois sombre contenaient des livres - presque tous de lourds in-folios aux reliures ternies - et des instruments de navigation d’un modèle ancien. Sur le mur du fond de la salle, à mi-hauteur de la voûte, s’appliquait une galerie étroite et légèrement construite qui courait le long d’une autre rangée de placards grillagés. Les murs nus, les mappemondes, l’odeur de poussière, l’aspect de polissure et de long frottement des tables usées inégalement comme une paume, faisaient songer à une salle de classe, mais que l’épaisseur des murailles, le silence de cloître, et le jour douteux, eussent confinée dans l’étude de quelque discipline singulière et oubliée. Cette impression encore matérielle se contaminait presque aussitôt d’une autre plus déroutante : on eût dit que traînait dans la pièce quelque chose de cette atmosphère lourde, de pensée fanée et croupie, qui s’attarde aux lieux où l’on cloue des ex-voto. Et - comme guidé par le fil de cette analogie vague - si l’on faisait quelques pas vers le milieu de la pièce, l’œil était soudain fasciné, au milieu de ces couleurs ternes d’encre et de poussière, par une large tache de sang frais éclaboussant le mur de droite : c’était un grand drapeau de soie rouge, tombant à plis rigides de toute sa longueur contre le mur : la bannière de Saint-Jude - l’emblème d’Orsenna - qui avait flotté à la poupe de la galère amirale lors des combats du Farghestan. Au devant, s’allongeait une estrade basse, garnie d’une table et d’une seule chaise, que le trophée semblait désigner comme le point de mire, le centre irradiant de cette chambre tendue comme un piège. Le même recours magique qui nous porte, avant toute réflexion, à essayer un trône dans un palais désaffecté qu’on visite, ou le fauteuil d’un juge dans une salle de tribunal vide, m’avait amené jusqu’à la chaise ; sur la table s’étalaient les cartes de la mer des Syrtes.

Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, Éditions José Corti, 1951, p.30-31.