vendredi 27 avril 2012

Projet Collectif.

Frédéric Taddei, Ce Soir ou Jamais, émission du 9 mai 2011.

Il avait fallu à l’Europe bien autre chose que ses crises économiques pour qu’elle se lance au XXe siècle dans deux guerres successives d’échelle mondiale. L’anxiété des classes supérieures au lendemain de l’effondrement des croyances religieuses, l’émergence de nationalismes de substitution hystériques, d’idéologies d’extrême gauche et d’extrême droite très violentes furent les ressorts fondamentaux de la guerre. Ces éléments idéologiques et pour ainsi dire psychiatriques, s’ils peuvent être intégrés comme le capitalisme à une analyse de la montée de l’individualisme, étaient logiquement indépendants des variables économiques. Si nous voulons évaluer le risque de guerre en ce début de IIIe millénaire, nous devons donc aussi examiner le champ idéologique et psychologique, en particulier l’état mental des classes privilégiées (on n’ose plus dire supérieures ou dirigeantes compte tenu de leurs performances). Cet examen médical donne, au moins à court terme, des résultats rassurants. Le narcissisme, l’hédonisme et le vieillissement ne mènent pas à l’affrontement violent des nations et des peuples. Certes, la sympathique idéologie mondialiste qui prédomine encore laisse apparaître de larges fuites xénophobes, ou plus spécifiquement islamophobes. Mais le bouc émissaire désigné à la vindicte des populations dont le niveau de vie va diminuer a été soigneusement choisi à l’extérieur du monde des rapports de forces économiques réels. Les musulmans constituent en Europe des minorités socialement dominées et leurs États sont, avec les exceptions de la Turquie et de l’Iran, faibles, militairement et économiquement. Le monde musulman est depuis une décennie victime d’agressions militaires qui ne relèvent pas, par définition, de la prospective mais de l’histoire récente. Une attaque contre l’Iran signifierait certes un changement d’échelle, et effectivement le passage à une violence qui engagerait vraiment les pays occidentaux dans la guerre, avec une possibilité de dérapage mondial. Nous n’en sommes pas là, ni pour le déclenchement ni pour le dérapage. 

Ce qui caractérise les classes privilégiées occidentales c’est, pour le moment, l’indécision, l’incapacité à engager leurs sociétés dans un projet collectif quelconque. C’est la raison pour laquelle elles sont incapables de défendre leurs systèmes industriels par le protectionnisme économique. Mais une vraie guerre est aussi un projet collectif, absurde certes, mais collectif. L’asthénie dirigeante, qui empêche la conception et la mise en place d’un capitalisme dynamisé par la régulation, nous met sans doute aussi pour un temps à l’abri de la guerre.

Voir également ici.

Emmanuel Todd, La Guerre Économique contre la Guerre tout Court in Le Débat, n°162, 2010, p.189-190.

Merci à M.S.

vendredi 20 avril 2012

Écriture Médiatique.

Gérard Colé & Jacques Pilhan, L'Homme qui Veut,  1981

Le désir d'être rassuré s'est fortement développé au cours des dernières années et imprègne maintenant plus d'un tiers des Français. Il est au confluent de deux perceptions. D'abord le monde extérieur parait de plus en plus dangereux, l'avenir économique de plus en plus incertain et l'évolution des mœurs de plus en plus rapide. Une profonde impression de désordre et de menace naît de la rapidité des changements en cours et de la difficulté qu'éprouvent nos institutions nationales à s'y adapter. Bon nombre de nos concitoyens éprouvent le besoin d'être protégés et il va de soi qu'ils tiendront compte de cette dimension dans le choix d'un Président de la République. Ensuite, la violence de quelques-uns parait d'autant plus insupportable que le droit à la différence est davantage reconnu et que la tolérance a fait des progrès. Le niveau des violence sanglante a beau être, en France, relativement stable et bas, la sensibilisation à cette violence ne cesse, elle, d'augmenter. Nos contemporains sont de plus en plus nombreux à détecter intuitivement les processus qui risqueraient d'engendrer de la violence et cherchent à les désamorcer. Cette préoccupation affleurera nécessairement le jour du scrutin.

(...)

. SAGE (positif de "vieux")
- Il a réglé le conflit plaisir/réalité, base inconsciente de l'opposition gauche-droite.
- Il a des ambitions pour son pays, pas pour lui.
- C'est l'homme serein, de la paix intérieure.

. REALISTE (positif de "rural/intellectuel")
- Il aime le bon sens.
- Il est proche des gens, de leur quotidien. Il a des préoccupations concrètes.
- Il a une longue expérience.
- Les faits lui donnent très souvent raison.

. VRAI (positif de "perdant")
- Il est, par nature non partisan.
- Il fait un bilan sincère, non polémique.
- Il annonce des sacrifices pour atteindre les buts proposés : il faut payer le prix.
- Il a une grande capacité d'écoute et de compréhension.

. COURAGEUX (positif de "tacticien habile")
- Il tranche l’ambiguïté de la relation avec le P.C.
- Il redistribue les cartes politiques en fonction des aspirations réelles des citoyens.
- Il s'attaque au monarque.

. PASSIONNE (positif de "littéraire")
- Il défend les causes justes et le droit des gens (pas seulement le Droit abstrait).
- Il se bat quelles que soient les conséquences.

. TENACE (positif de "entêté")
- Il dit la même chose depuis 1965.
- Il a remonté le P.S. contre vents et marées.
- Il veut un destin pour la France.

. HOMME D'ETAT (positif de "mauvais économiste")
- Il ne cherche pas à assumer l'image technocratique.
- Il défend l'intérêt général.
- Il a autour de lui un "brain trust" hyper compétent et non politicien.
- Ce n'est pas seulement l'homme du P.S.
- Il a une vision historique et politique.

C'est "l'homme qui veut". Il sait mobiliser et prendre les initiatives indispensables. C'est Roosevelt en 1932 qui sort les États-Unis de la crise mondiale.

Gérard Colé & Jacques Pilhan, Mitterand contre Giscard, c'est l'Homme qui Veut contre l'Homme qui Plait ou Roosevelt contre Louis XV, note stratégique à l'attention de François Mitterand, 1981.

(...)

Le Débat. - S'il y avait une tendance nouvelle et significative dans la société française d'aujourd'hui, où la situeriez-vous ?

J.P. - Dans un phénomène encore très négligé qui est le développement de la population de ce que les Américains appellent les commuters, c'est-à-dire des gens qui travaillent loin de leur domicile parce qu'ils ont voulu être propriétaires et que le prix du foncier a chassés loin des villes. Ils ont un mode de vie tout à fait différent des autres Français. Un mode de vie structuré par le triangle géographique travail-maison-hypermarché. Ils habitent jusqu'à une heure de leur lieu de travail. La journée, ils roulent et ils travaillent. Ils rentrent chez eux le soir, ils regardent un peu la télé et ils dorment. Leur grande revanche sur les urbains, c'est d'être à la campagne. Ils en jouissent le week-end, avec des demandes d'équipement et des demandes associatives considérables, des consommations de médias tout à fait originales et nouvelles. Ils roulent beaucoup en voiture : ils écoutent donc beaucoup la radio. Le week-end, ils lisent les mensuels qui correspondent à leur hobby - loisir de plein air, sport ou équipement de la maison. Ces gens, que nous ne savons pas trop comment appeler - certains parlent de rurbains - représentent plus de 30 pour cent de la population française. Ce sont eux qui sont structurants, qui nous indiquent comment les choses vont évoluer. Or ils sont absents des préoccupations des sociologues. Ils sont même absents des matrices des sondages. Ils sont dans les interstices, dans les plis de la société française.

Le Débat. - Quelles sont leurs orientations ou leurs préférences politiques ?

J.P. - Ce sont des gens qui font du consumérisme politique. Il y a deux personnages qui les intéressent : le président de la République, parce que de lui dépendent la paix, la guerre, et puis leur maire. Ils vont se mobiliser de manière très forte pour des causes de proximité. Ils veulent des maires à plein temps. Les gens célèbres qui font autre chose à Paris ne les intéressent pas. On en a vu les effets lors des dernières municipales. Entre le président de la République et le maire, il y a peu, voire rien. Le vote de ces gens va se déterminer en fonction de paramètres tout à fait nouveaux. Les années 1970 et 1980 ont vu le triomphe de ce qu'on appelait à l'époque "les styles de vie". Or, aujourd'hui, les comportements, y compris électoraux, s'expliquent par le mode de vie, et non par le style, et cette population nouvelle en est l'illustration exemplaire.

La télé est le média qui convient particulièrement à ce rurbain. Non pas parce qu'il la regarde beaucoup, mais parce qu'elle s'ajuste exactement à sa perception des choses. Il ne connaît que le président de la République et son maire. Eh bien, la télé, c'est pareil, il n'y a pas de plan moyen, il y a le monde et mon nombril. Les rurbains tendent à éliminer tout ce qui est intermédiaire, comme la télé tend à éliminer les plans moyens et comme la société française est en train d'éliminer les corps intermédiaires. Le monde, la proximité, et entre les deux rien : c'est cela qui me semble aujourd'hui caractériser l'évolution de l'ensemble société et médias. Il n'y a plus de distances, seulement du temps.

Jacques Pilhan, L'Écriture Médiatique in Le Débat, n°87, 1995, p.13-14.

Merci à M.S. 

vendredi 13 avril 2012

Pis Aller.

Luis Buñuel, La Voie Lactée, 1969

Il est vrai qu'il est difficile d'initier le lecteur à l'usage vivant d'un mot par la voie de l'écrit. En la matière, rien ne vaut une conversation. Elle permet de s'accorder peu à peu sur le sens que l'on donne au mot, en évoquant les expériences auxquelles il renvoie et les associations d'idées qu'il suscite, en écartant une à une les associations erronées qui surgissent. Cette recherche commune de la compréhension est irremplaçable. L'écriture ne sera jamais qu'un pis-aller, source d'approximations et de malentendus. C'est ce qui justifie la méfiance que Platon éprouvait à son encontre. On voit trop souvent ce qui arrive quand l'écrit cesse d'être développé et corrigé par l'usage de la parole. Chacun se coiffe de mots qu'il comprend à sa façon ou ne comprend pas du tout, et parade comme les pauvres hères de Jérôme Bosch, le chef couvert qui d'un entonnoir, qui d'une baratte à beurre (1).

Notes.

1. Comme j'avais fait une remarque sur cette importance de la conversation durant le colloque, un collègue allemand m'a demandé pourquoi j'écrivais. Il y a trois raisons lui ai-je répondu : parce que l'écriture m'oblige à clarifier ma pensée, qu'elle permet de la conserver pour un usage futur et qu'elle fournit une base à la conversation.

Jean François Billeter, Notes sur Tchouang-Tseu et la Philosophie, Éditions Allia, 2010, p.23-24.

vendredi 6 avril 2012

Esprit Artisanal.

Lauren Van Niekerk, Rep Rap, 2010.

Portrait de l'homme de métier en philosophe stoïque

Contre les espoirs confus d'une transformation émancipatrice du travail, nous sommes ramenés aux contradictions fondamentales de la vie économique : travailler est pénible et sert nécessairement les intérêts de quelqu'un d'autre. C'est même pour ça que le travail est rémunéré. Ainsi rappelés à la dure réalité, nous pouvons enfin poser les bonnes questions : quelles sont nos véritables aspirations quand nous donnons à un jeune homme ou une jeune fille des conseils d'orientation? La seule réponse valable, me semble-t-il, est une réponse qui évite l'utopisme sans pour autant perdre de vue le bien humain : un travail qui mobilise autant que cela s'avère possible la plénitude des capacités humaines. De tels propos relèvent tout à la fois du sens commun et d'une sensibilité humaniste ; ils vont à l'encontre de l'impératif central du capitalisme, qui ne cesse d'alimenter la divergence entre la pensée et l'action. Que faire? Je n'ai pas de programme à proposer, rien qu'une série d'observations qui pourront intéresser quiconque a son mot à dire dans l'orientation des jeunes générations.

Dans la mesure où cela fait plus d'un siècle que le travail manuel est soumis à des processus de routinisation, on pourrait penser que les tâches manuelles qui subsistent en dehors des murs de l'usine sont désormais résistantes à toute forme de standardisation. Certes, on assiste encore à des évolutions à la marge. Ainsi, au cours des deux dernières décennies, les charpentes et les escaliers préfabriqués ont éliminé certaines des tâches les plus délicates des charpentiers qui travaillent pour les grandes firmes de construction ; même chose pour les portes "prêtes à poser". Reste que les conditions physiques spécifiques des activités exercées par les charpentiers, les plombiers ou les mécaniciens auto sont trop variables pour que lesdites activités soient exécutées de façon robotique par des idiots. Elles exigent circonspection et capacité d'adaptation, à savoir le travail d'un être humain, pas l'impulsion aveugle d'un rouage de la machine. Les métiers manuels sont donc un refuge naturel pour les individus qui entendent exercer la plénitude de leurs facultés et se libérer non seulement des pouvoirs mortifères de l'abstraction, mais des espoirs fallacieux et des incertitudes croissantes qui semblent inhérents à notre univers économique.

Alors, quels conseils faut-il donner aux jeunes? Si vous vous sentez une inclination naturelle pour la recherche universitaire, si vous avez un besoin urgent de lire les livres les plus difficiles et que vous vous croyez capables d'y consacrer quatre ans de votre existence, alors inscrivez-vous en fac. En fait, abordez vos études universitaires dans un esprit artisanal, en vous plongeant à fond dans l'univers des humanités ou des sciences naturelles. Mais si ce n'est pas le cas, si la perspective de passer quatre ans de plus assis dans une salle de classe vous donne des boutons, j'ai une bonne nouvelle pour vous : rien ne vous oblige à simuler le moindre intérêt pour la vie d'étudiant dans le simple but de gagner décemment votre vie à la sortie. Et si vous souhaitez quand même aller en fac, apprenez un métier pendant les vacances. Vous aurez des chances de vous sentir mieux dans votre peau, et éventuellement aussi d'être mieux payé, si vous poursuivez une carrière d'artisan indépendant qu'enfermé dans un bureau à cloisons (un "poste de travail modulaire", comme on dit élégamment), à manipuler des fragments d'information ou à jouer les "créatifs" de faible envergure. Certes, pour suivre ces conseils, peut-être faut-il posséder une veine un peu rebelle, car cela suppose de rejeter la voie toute tracée d'un avenir professionnel conçu comme obligatoire et inévitable.

Voir également ici.
Matthew B. Crawford, traduit de l'anglais par Marc Saint-Upéry, Éloge du Carburateur, Essai sur le Sens et la Valeur du Travail, Éditions La Découverte, 2010, p.64-65.