mercredi 23 novembre 2011

Effortless Resilience.

Chris Marker, Sans Soleil, 1983.

To be able to draw a bow "spiritually" after a year, that is, with a kind of effortless strength, is no very startling achievement. And yet I was well content, for I had begun to understand why the system of self-defense whereby one brings one's opponent to the ground by unexpectedly giving way, with effortless resilience, to his passionately delivered attack, thus turning his own strength against him, is known as "the gentle art". Since the remotest times its symbol has been yielding and yet unconquerable water, so that Lao-tzu could say with profound truth that right living is like water, which "of all things the most yielding can overwhelm that which is of all things most hard".

Eugen Herrigel, Zen and the Art of Archery, Random House, Vintage Spiritual Classics, 1953 (1989), p.25. 

mercredi 16 novembre 2011

Sonorités Expressives.

Alva Noto, Uni Acronym in Univrs, Rastar-Noton, 2011.

Alva Noto, Uni Fac in Univrs, Rastar-Noton, 2011.

Alva Noto, m"01" (module 01) in Transform, Mille Plateaux, 2001.

Le lyrisme et le drame

Dans la transition imperceptible de la ligne horizontale vers les lignes sans centre commun, le lyrisme froid se transforme en lyrisme de plus en plus chaud, au point d'avoir finalement une expression dramatique. Néanmoins, le lyrisme reste prédominant - tout le domaine de la ligne droite est lyrique, ce qui s'explique par l'effet d'une force extérieure unique. Le drame porte en lui non seulement la sonorité du décalage (dans nos exemples le non-centré), mais aussi la sonorité du choc, ce qui présuppose au moins deux forces en présence.

L'action des deux forces agissant sur les lignes peut se manifester de deux façons:
1. les deux forces sont alternées: effet alternatif,
2. les deux forces agissent ensemble: effet simultané.

Il est évident que le second événement est le plus vif (Temperamentvoller), donc le plus "chaud", surtout que cet événement peut être considéré comme le résultat de nombreuses forces qui se relaient.

En conséquence le côté dramatique s'accentue jusqu'à l'apparition de lignes purement dramatiques.

Ainsi le monde des lignes inclut toutes les sonorités expressives, du lyrisme froid au drame brûlant.

Transposition linéaire

Il va de soi que tout phénomène du monde extérieur ou du monde intérieur peut trouver son expression linéaire - une sorte de transposition*.

Les résultats correspondant aux deux cas sont:

                  Forces:                                             Résultats:
Point        1.deux forces alternantes,          lignes brisées, 
                  2.deux forces simultanées.         Lignes courbes.

*En plus des transpositions intuitives, des expériences méthodiques de laboratoire seraient nécessaires dans cet ordre d'idées. Il serait opportun d'analyser d'abord les phénomènes en question quant à leur contenu lyrique ou dramatique, pour trouver ensuite les formes linéaires qui correspondrent à chaque cas. D'ailleurs, une analyse des "oeuvres de transposition" existantes éclairerait bien ce problème. Dans la musique de telles transpositions sont nombreuses: "Images" musicales d'après les phénomènes de la nature, interprétation musicale d'oeuvres d'une autre expression artistique, etc. Le compositeur russe A.A. Schenschine a fait des expériences très préciseuses dans cette direction - les "Années de pélerinage" de Liszt, qui se réfèrent au "Pensiero" de Michel-Ange et au "Sposalizio" de Raphaël. 

Wassily Kandinsky, traduit de l'allemand par Suzanne et Jean Leppien, Point et Ligne sur Plan, Éditions Gallimard, collection Folio Essais, 1926 (1991), p.80-81. 

Merci a G.L.

mercredi 9 novembre 2011

Voir Trouble.

Robert DoisneauPalm Springs, 1960.

C'est la brume, la brume solaire, qui va remplir l'espace. La rébellion même est un gaz, une vapeur. La brume est le premier état de la perception naissante, et fait le mirage dans lequel les choses montent et descendent, comme sous l'action d'un piston, et les hommes lévitent, suspendus à une corde. Voir brumeux, voir trouble: une ébauche de perception hallucinatoire, un gris cosmique. Est-ce le gris qui se partage en deux, et qui donne le noir quand l'ombre gagne, ou quand la lumière disparaît, mais aussi le blanc quand le lumineux devient lui-même opaque? Goethe définissait le blanc par "l'éclat fortuitement opaque du transparent pur"; le blanc est l'accident toujours renouvelé du désert, et le monde arabe est en noir et blanc. Mais ce ne sont encore que des conditions de la perception, qui s'effectue pleinement quand les couleurs apparaissent, c'est-à-dire quand le blanc s'obscurcit en jaune et quand le noir s'éclaircit en bleu. Sable et ciel, jusqu'à ce que l'intensification donne le pourpre aveuglant où brûle le monde, et où la vue dans l'oeil est remplacée par la souffrance. La vue, la souffrance, deux entités... : "s'éveillant dans la nuit, il n'avait plus trouvé dans ses yeux la vue, mais seulement la souffrance". Du gris au rouge, il y a l'apparaître et le disparaître du monde dans le désert, toutes les aventures du visible et de sa perception. L'Idée dans l'espace est la vision, qui va du transparent pur invisible au feu pourpre où toute vue brûle. 

Gilles Deleuze, La Honte et la Gloire: T.E. Lawrence in Critique et Clinique, Éditions de Minuit, collection Paradoxe, 1993, p.144-145.

mercredi 2 novembre 2011

Boiterie Ontologique.

Kangding Ray, Sub.Res in Stabil, Raster-Noton, 2006.

La vitesse soulève les institutions. La lenteur coupe les flux. Le problème proprement cinétique de la politique n'est donc pas de choisir entre deux types de révolte mais de s'abandonner à une pulsation, d'explorer d'autres intensifications que celles qui sont commandées par la temporalité de l'urgence. Le pouvoir des cybernéticiens a été de donner un rythme au corps social qui tendanciellement empêche toute respiration. Le rythme, tel que Canetti en propose la genèse anthropologique, est précisément associé à la course: "Le rythme est à l'origine un rythme de pieds. Tout homme marche, et comme il marche sur deux jambes et qu'il frappe alternativement le sol de ses pieds, qu'il ne peut avancer qu'en faisant chaque fois ce même mouvement des pieds, il se produit intentionnellement ou non un bruit rythmique". Mais cette course n'est pas prévisible comme le serait celle d'un robot: "Les deux pieds ne se posent jamais avec la même force. La différence peut être plus ou moins grande entre eux, selon les dispositions et l'humeur personnelles. Mais on peut aussi marcher plus vite ou plus lentement, on peut courir, s'arrêter subitement, sauter". Cela veut dire que le rythme est le contraire d'un programme, qu'il dépend des formes-de-vie et que les problèmes de vitesse peuvent être ramenés à des questions de rythme. Tout corps en tant qu'il est boiteux porte avec lui un rythme qui manifeste qu'il est dans sa nature de tenir des positions intenables. Ce rythme qui vient des boiteries des corps, du mouvement des pieds, Canetti ajoute en outre qu'il est à l'origine de l'écriture en tant que traces de la démarche des animaux, c'est-à-dire l'Histoire. L'événement n'est rien d'autre que l'apparition de telles traces et faire l'Histoire c'est donc improviser à la recherche d'un rythme. Quel que soit le crédit que l'on accorde aux démonstrations de Canetti, elles indiquent comme le font les fictions vraies, que la cinétique politique sera mieux comprise en tant que politique du rythme. Cela signifie a minima qu'au rythme binaire et techno imposé par la cybernétique doivent s'opposer d'autres rythmes.

Mais cela signifie aussi que ces autres rythmes, en tant que manifestations d'une boiterie ontologique, ont toujours eu une fonction politique créatrice. Canetti, encore lui, raconte que d'un côté "la répétition rapide par laquelle les pas s'ajoutent aux pas donne l'illusion d'un plus grand nombre d'êtres. Ils ne bougent pas de place, ils poursuivent la danse toujours au même endroit. Le bruit de leur pas ne meurt pas, ils se répètent et conservent longtemps toujours la même sonorité et la même vivacité. Ils remplacent par leur intensité le nombre qui leur manque". D'un autre côté, "quand leur piétinement se renforce, c'est comme s'ils appelaient du renfort. Ils exercent, sur tous les hommes se trouvant à proximité, une force d'attraction qui ne se relâche pas tant qu'ils n'abandonnent pas la danse". Rechercher le bon rythme ouvre donc à une intensification de l'expérience aussi bien qu'à une augmentation numérique. C'est un instrument d'agrégation autant qu'une action exemplaire à imiter. À l'échelle de l'individu comme à l'échelle de la société, les corps eux-mêmes perdent leur sentiment d'unité pour se démultiplier comme armes potentielles: "L'équivalence des participants se ramifie dans l'équivalence de leurs membres. Tout ce qu'un corps humain peut avoir de mobile acquiert une vie propre, chaque jambe, chaque bras vit comme pour lui seul". La politique du rythme est donc la recherche d'une réverbération, d'un autre état comparable à une transe du corps social, à travers la ramification de chaque corps. Car il y a bien deux régimes possibles du rythme dans l'Empire cybernétisé. Le premier, auquel se réfère Simondon, c'est celui de l'homme technicien qui "assure la fonction d'intégration et prolonge l'auto-régulation en dehors de chaque monade d'automatisme", techniciens dont la "vie est faite du rythme des machines qui l'entourent et qu'il relie les unes aux autres". Le second rythme vise à saper cette fonction d'interconnexion: il est profondément désintégrateur sans être simplement bruitiste. C'est un rythme de la déconnexion. La conquête collective de ce juste tempo dissonant passe par un abandon préalable à l'improvisation.

TiqqunL'Hypothèse Cybernétique in Tout a Failli, Vive le Communisme!, Éditions La Fabrique, 2001 (2009), 326-328.

Merci à G.L.

Voir également ici.