vendredi 23 mars 2012

Groupuscules Périphériques.

Photographie non attribuée, Deltaplane, USA, 1974.

Quelles que soient cependant les analyses à caractère plus ou moins politiques que l'on peut esquisser, le passage de la société de production à la société de création est d'une autre nature. Aucun discours politique ne prend aujourd'hui la mesure de cette transformation, aucun "régime" n'y prépare correctement ses citoyens. C'est qu'en effet, par rapport à ce dont nous parlons, la politique est par nature superficielle, obligée de satisfaire des clientèles et s'en tenir à la répétition d'idées reçues. Toute une génération a cru à l'efficacité du militantisme. On sait aujourd'hui que c'était une erreur. Le seul militantisme efficace est celui de la culture technique, de la réappropriation de la technique dans la vie quotidienne.

Dans la société de création, la technique fait partie de la culture. Elle se conjugue à la fois au passé, car toute création s'enracine dans une mémoire, au présent et au futur ; savoir programmer un micro-processeur fait partie de la culture de l'homme moderne. Si la technique et non plus seulement la science s'intègre dans la culture alors l'homme se désaliène, il ne se sent plus entouré de redoutables boîtes noires, il perd la peur d'un avenir incontrôlé.

Dans un société de production, où l'on demande à l'homme les qualités du robot, la méthode du pouvoir est inspirée par la défiance. Elle s'appuie sur la séparation, la décomposition des tâches, la surveillance, les contrôles à priori ; elle s’accommode de la bureaucratie.

Dans la société de création, cette défiance perd en grande partie sa raison d'être car on ne demande plus un travail pénible et abrutissant dont chacun souhaite s'évader, mais un travail créateur pour lequel il est au contraire normal d'être motivé. La stratégie de la société de création s'inspire non plus de la défiance, mais de la confiance. Elle est faite d'une écoute attentive de l'inspiration des hommes.

Que cette assertion ne soit pas interprétée comme l'effet d'un optimisme rousseauiste. C'est le résultat d'un raisonnement : les changements de la technique, qu'ils soient ou non voulus par les hommes, transforment la société. Or, le changement qui est en train de se produire est le remplacement des travaux répétitifs et déqualifiés par des automatismes. La conséquence en est que les contraintes et les pressions sociales qui avaient pour fonction de maintenir les hommes dans ces travaux perdent leur raison d'être. Devenues inefficaces, elles se dissolvent progressivement.

Le problème est que subsistent les bureaucraties de la société ancienne qui précisément ont été construites pour étouffer dans l’œuf les inspirations nouvelles. Une société de création n'est pas pour autant une société de désordre, car aux entraves bureaucratiques se substituent les disciplines personnelles des individus, transmises par l'enseignement. C'est une société où la pédagogie a, pour partie, remplacé la contrainte.

(...)

Cette transition de la société de production à la société de création est relativement lente. Elle commence avec le retournement venu avec la crise de l'énergie, succédant à la tendance de l'après-guerre (1945-1975).

Après le durcissement technologique : méga-outils, travail déqualifié et machinal, métro-boulot-dodo, domestication du consommateur, venant après celle du travailleur, l'économiste Schumacher annonce la prise de responsabilités par des groupuscules périphériques, la réalisation d'un nouveau rapport de l'homme avec la technique dans des petites unités, un retour de l'innovation, un espoir de résorption du chômage.

Ce retournement est la (re)découverte d'un autre mode de développement de la technique. Celui par lequel elle se donnait aux hommes autrefois. Ce mode, les Grecs l'avaient baptisé "poïesis". Ce terme signifiait "production" mais aussi cette intimité avec l'objet qui fait l'essence de la culture technique. Aussi avançons-nous qu'il s'agit pour l'homme de re"habiter" en poète, comme le dit Hölderlin.

Qu'est-ce que cela peut signifier aujourd'hui?

Habiter en poète se manifeste peut-être dans le supplément de performance des techniques de pointe, mais surtout dans le supplément d'âme des métiers d'art. Non pas dans la démonstration de puissance des méga-outils mais dans les démonstrations d'amour des objets de culture à travers lesquels on peut se parler. Non pas dans le déplacement et le remplacement des hommes, mais dans la réappropriation par eux de la technique, selon un mode décentralisé. Non pas dans l'exploitation, mais dans l'équilibre avec la nature, qui transforme la planète en jardin.

Voir également ici.

Thierry Gaudin, Transfiguration Née de la Technique Actuelle in Pouvoir du Rêve, Chapitre VII - Culture Technique, hors série, 1984, p.123-124.

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