Klaus Kinski, Jesus Christus Erlöser, 1971. |
Klaus Kinski, Jesus Christus Erlöser, 1971. |
Klaus Kinski, Jesus Christus Erlöser, 1971. |
Klaus Kinski, Jesus Christus Erlöser, 1971. |
Les débats sur l'éducation ressemblent aux débats sur la famille, qui est un thème étroitement apparenté. La droite parle de faillite et de crise, la gauche de pluralisme et de diversité. La droite ne propose pas d'explication convaincante du problème, et encore moins de solution convaincante, mais elle a au moins le mérite de reconnaître que le problème existe : la fréquence des divorces ; l'augmentation des familles mono-parentales où la mère est seule ; l'instabilité des rapports entre individus ; les effets dévastateurs de cette instabilité sur les enfants. Pour la gauche, il s'agit là des signes salutaires d'un changement, de l'abandon de la famille nucléaire dominée par les pères au profit d'une structure familiale pluraliste dans laquelle les gens pourront choisir dans une large gamme de configurations de vie. Que l'une de ces configurations soit socialement avalisée semble non moins critiquable pour des progressistes qu'une culture commune ou un programme scolaire commun. Ils soutiennent que le passage de l'uniformité au pluralisme engendrera peut-être de la confusion mais que cette confusion est un faible prix à payer pour la liberté de choix.
Pour ceux qui sont incapables d'adopter une vision aussi optimiste des choses, ces arguments ne font que déguiser l'effondrement de la famille sous l'étiquette du progrès. De leur point de vue, la même objection vaut contre ceux qui soutiennent les tendances récentes dans l'enseignement des humanités pour le motif que "ce sont précisément les choses qui sont identifiées aujourd'hui comme des échecs dans les humanités qui signalent en réalité des transformations vivifiantes" (1).
Il est facile de montrer que la perception d'une crise culturelle par les conservateurs, qu'elle leur soient inspirée par la condition de la famille ou par l'état de l'enseignement supérieur, est souvent exagérée ou mal informée. La thèse selon laquelle le marxisme en est arrivé à dominer la vie universitaire ne saurait résister même à l'examen le plus superficiel. Si le marxisme n'est plus automatiquement suspect, c'est parce qu'il ne constitue plus la source principale des idées radicales. Comme l'observe Martin Jay, le marxisme a "tacitement cédé sa prétention à posséder un statut dominant dans le discours radical". Mais cela ne règle pas la question de savoir si c'est oui ou non "le discours radical" qui donne le ton de la vie universitaire, du moins dans les humanités. Jay relève lui-même que l'on "invoque à présent certaines discussions académiques avec une infaillibilité accablante" la "nouvelle formule magique "race-sexe-classe"". Si tel est le cas, il nous faut prêter attention à ce que disent les critiques conservateurs sur cette nouvelle forme de "discours radical". Et nous ne pouvons pas ignorer non plus ceux qui attaquent ce pseudo-radicalisme depuis une position de gauche. Avec ce que l'on pourrait appeler une infaillibilité accablante, Jay rejette dédaigneusement les critiques formulées par Jacoby contre le gauchisme universitaire dans son livre The Last Intellectuals, n'y voyant qu'une "lamentation nostaligique" sur le déclin des "intellectuels soi-disant universels, capables de parler à toute la société et au nom de toute la société". Savoir si la critique sociale demande vraiment un tel postulat d'universalité est une question importante, et j'y reviendrai dans un moment, mais la question que Jay laisse sans réponse dans son rejet désinvolte des arguments de Jacoby est la suivante : une critique sociale d'aucune sorte peut-elle se développer quand le "discours radical" de plus en plus en faveur dans les humanités est si peu en contact avec le monde extérieur à l'université ?
Roger Kimball ne s'intéresse pas particulièrement au sort de la critique sociale, mais son pamphlet contre le gauchisme universitaire, Tenured Radicals : How Politics Has Corrupted Higher Education, peut se lire avec grand profit si on s'y intéresse. Kimball est rédacteur en chef de la revue de Hilton Kramer, New Criterion, qui est à présent l'un des derniers bastions du modernisme et de la culture reconnue. Ce qui en soit suffit pour le discréditer aux yeux de ceux qui lisent principalement des publications telles que Yale French Studies, New German Critique, Critical Inquiry, Social Text et October. En ce temps du "post-moderne", du "post-humanisme", du "post-structural" et du "post-contemporain", la défense par New Criterion du modernisme littéraire - combat qui autrefois était en grande partie laissée à des intellectuels d'avant-garde identifiés à la gauche - place cette revue sans équivoque dans le camp réactionnaire. Mais quiconque lit le livre de Kimball avec un esprit ouvert reconnaîtra que bon nombre de ses observations sont exactes. En traduisant en bon anglais le "verbiage surchargé" de la déconstruction, il dégonfle ses prétentions et montre "à quel point" il "peut s'imposer à la crédulité du lecteur sans faire de concessions au sens commun". Par exemple, il montre comment Michael Fried peut torturer le tableu de Courbet La Curée pour en faire une représentation métaphorique de la castration, de la violence infligée par l'artiste à la nature; comment certains théoriciens de l'architecture "peuvent faire comme si le vrai sens de l'architecture était d'"interroger la forme", de subvertir "la logique du mur", etc., et non de construire des édifices adaptés, commodes et peut-être même beaux"; et comment les apologistes de Paul de Man, confrontés à ses articles pro-nazis du temps de guerre, peuvent réduire tout la controverse autour de de Man à un débat sur le langage.
Kimball dénonce le carriérisme qui sous-tend toute cette "intellectualisation frivole" sur l'indétermination du langage et le statut problématique de la vérité et du sujet. Apparemment indifférents au monde pratique et ordinaire tant ils tiennent à ce que le langage, l'art et même l'architecture ne renvoient qu'à eux-mêmes, ces nouveaux humanistes redeviennent très terre-à-terre quand il s'agit de leur propre progression sur l'échelle académique. Les études littéraires sont devenues auto-réferentielles dans un sens dont se gardent bien de parler ceux qui insistent sur la dimension inéluctablement auto-référentielle du langage : leur fonction principale est de constituer des réputations universitaires, de remplir les pages des publications savantes et de soutenir l'entreprise des études littéraires. Le mépris pour le grand public, présent de façon si peu ambigüe dans le travail des nouveaux théoriciens littéraires reflète la conviction, dénuée de tout fondement, de leur supériorité intellectuelle mais reflète également le fait qu'ils savent bien que nul ne décroche un poste de professeur en écrivant pour le grand public.
Puisque la nouvelle intelligentsia humaniste en place prétend combattre toutes les forces établies, pour se ranger aux côtés des minorités opprimées exclues du "canon" universitaire, il est important de bien voir la condescendance avec laquelle elle considère non seulement le public extérieur à l'université, mais aussi les minorités au nom desquelles elle feint de parler. Comme le soutient Kimball, l'affirmation que la littérature produite par des auteurs "hommes, blancs, occidentaux, avant 1900" - ce qui est à présent une formule de reproche standard - est inaccessible aux femmes, aux noirs et aux hispaniques fait preuve de peu de respect pour l'intelligence de ces groupes ou pour leurs pouvoirs d'identification par l'imagination. Ce type de pensée "sous-entend que les plus hauts chefs-d’œuvre de la civilisation sont mystérieusement tabous ou inaccessibles pour certains groupes", pour citer Kimball. La "rhétorique émancipatrice" de l'université s'avère donc "profondément exclusionnaire - on pourrait même dire raciste et sexiste" dans les postulats qui la sous-tendent. Il apparaît que les gens ordinaires - spécifiquement s'ils appartiennent au mauvais groupe ethnique ou à la mauvaise race - ne savent pas lire les classiques avec la moindre compréhension, si tant est qu'ils sachent lire quoi que ce soit. Il faut donc reconcevoir le contenu des programmes en mettant l'accent sur le cinéma, la photographie et des livres qui ne présentent pas des exigences particulières pour le lecteur - le tout au nom de la démocratisation de la culture.
Christopher Lasch, Le Pseudo-Radicalisme Universitaire in La Révolte des Élites et la Trahison de la Démocratie, Édition Flammarion, collection Champs, 2007 (1995), p.185-189.
Notes
1. Ces propos rassurants se trouvent dans un rapport daté de 1989, Speaking for the Humanities, publié par l'American Council of Learned Societies, sous la direction de George Levine, et rédigé conjointement par Peter Brooks, Jonathan Culler, Marjorie Garber, E. Ann Kaplan et Catharine R. Stimpson. Un certain nombre d'autres spécialistes y figurent comme "adhérant à la position défendue par le rapport" - citons Jules Chametzsky, Murray Krieger, Dominique LaCapra, Richard L. McCormick, Hillis Miller et Richard Vann, qui sont tous des phares dans leurs disciplines respectives.
Là où les critiques des humanités voient confusion et désordre, ces auteurs voient une "fermentation intellectuelle", un débat en profondeur et de l'innovation hardie. Rien ne vient ébranler leur optimisme décidé, ni le déclin des effectifs, ni l'excès de spécialisation, ni le jargon incompréhensible ni la subordination de l'enseignement à la recherche. Ils pensent que "l'activité trans-disciplinaire" fournira un correctif de spécialisation. La baisse des effectifs reflète "des pressions économiques" et non pas "un échec intellectuel et pédagogique". Le jargon est certes un problème mais c'est un constat sur lequel il y a généralement accord - "en tout cas chez les auteurs du présent rapport". L'enseignement et la recherche se complètent, etc. Ces auteurs ne disent mot de la plus importante de toutes les critiques dirigées contre l'enseignement littéraire : les étudiants sortent du premier cycle universitaire avec leur diplôme dans un état de profonde ignorance du monde. La possibilité qu'il puisse y avoir une bonne part de vérité dans cette critique ne semble pas les avoir effleurés. Peut-être cela ne les gêne-t-il pas.
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