vendredi 4 avril 2014

Étendue & Variée.

 Gang Starr feat. Nice & Smooth, DWYCK, 1992.

 
 Big L, Put it On, 1995.

Tu n'as guère vécu, et pourtant, tout est déjà dit, déjà fini. Tu n'as que vingt-cinq ans, mais ta route est toute tracée. Les rôles sont prêts, les étiquettes : du pot de ta première enfance au fauteuil roulant de tes vieux jours, tous les sièges sont là et attendent leur tour. Tes aventures sont si bien décrites que la révolte la plus violente ne ferait sourciller personne. Tu auras beau descendre dans la rue et envoyer dinguer les chapeaux des gens, couvrir ta tête d'immondices, aller nu-pieds, publier des manifestes, tirer des coups de revolver au passage d'un quelconque usurpateur, rien n'y fera : ton lit est déjà fait dans le dortoir de l'asile, ton couvert est mis à la table des poètes maudits. Bateau ivre, misérable miracle : le Harrar est une attraction foraine, un voyage organisé. Tout est prévu, tout est préparé dans les moindres détails : les grands élans du cœur, la froide ironie, le déchirement, la plénitude, l'exotisme, la grande aventure, le désespoir. Tu ne vendras pas ton âme au diable, tu n'iras pas, sandales aux pieds, te jeter dans l'Etna, tu ne détruiras pas la septième merveille du monde. Tout est déjà prêt pour ta mort : le boulet qui t'emportera est depuis longtemps fondu, les pleureuses sont déjà désignées pour suivre ton cercueil.

Pourquoi grimperais-tu au sommet des plus hautes collines, puisque ensuite il te faudrait redescendre, et, une fois redescendu, comment faire pour ne pas passer ta vie à raconter comment tu t'y es pris pour monter? Pourquoi ferais-tu semblant de vivre? Pourquoi continuerais-tu? N'as-tu pas déjà été tout ce que tu devais être : le digne fils de ton père et de ta mère, le brave petit scout, le bon élève qui aurait pu mieux faire, l'ami d'enfance, le lointain cousin, le beau militaire, le jeune homme pauvre? Quelques efforts, même pas quelques efforts, quelques années encore, et tu seras le cadre moyen, le cher collègue. Bon mari, bon père, bon citoyen. Ancien combattant. Un à un, comme la grenouille, tu grimperas les petits barreaux de la réussite sociale. Tu pourras choisir, dans une gamme étendue et variée, la personnalité qui convient le mieux à tes désirs, elle sera soigneusement retaillée à tes mesures : seras-tu décoré? Cultivé? Fin gourmet? Sondeur des reins et des cœurs? Ami des bêtes? Consacreras-tu des heures de loisir à massacrer sur ton piano désaccordé des sonates qui ne t'ont rien fait? Ou bien fumeras-tu la pipe dans un fauteuil à bascule en te répétant que la vie a du bon?

Non. Tu préfères être la pièce manquante du puzzle. Tu retires du jeu tes billes et tes épingles. Tu ne mets aucune chance de ton côté, aucun œuf dans ton panier. Tu mets la charrue devant les bœufs, tu jettes le manche après la cognée, tu vends la peau de l'ours, tu manges ton blé en herbe, tu bois ton fonds, tu mets la clé sous la porte, tu t'en vas sans te retourner.

Tu n'écouteras plus les bons conseils. Tu ne demanderas pas de remèdes. Tu passeras ton chemin, tu regarderas les arbres, l'eau, les pierres, le ciel, ton visage, les nuages, les plafonds, le vide.

Tu restes près de l'arbre. Tu ne demandes même pas au bruit du vent dans les feuilles de devenir oracle.

Georges Perec, Un Homme qui Dort, Editions Gallimard, coll. Folio, 1967 (1998), p.43-45.    

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