vendredi 29 août 2014

Instant Fragile.

Bruno Fortier, La Bibliothèque Royale, 1989 (via NDLR).

Quand je me suis levé, il était à peine six heures du matin. Il y avait des nuages, mais le soleil commençait à percer. Je savais déjà que nous aurions une de ces belles journées de septembre qui donnent envie d'abandonner son travail et de prolonger les vacances jusqu'à la fin du mois. Tu dormais encore, j'ai pris le vélo pour aller acheter du pain au village. La mer était calme, les bateaux étaient immobiles, accrochés à leur bouée comme des chiens sages. La boulangère m'a dit que nous étions parmi les derniers estivants. Le dimanche, son ne mari ne faisait plus qu'une trentaine de gâteaux.

- Autrement, ils nous restent sur les bras.

Je n'avais pas emporté mon maillot. Je m'en suis passé pour piquer une tête entre les rochers. On aurait pu nettoyer un de ces blockhaus que les vagues inondent les jours de tempête. On y aurait dormi certaines nuits pour oublier le bruit des voitures, comme dans ces cabanes que construisent les enfants et où ils se prennent pour des naufragés. Certaines nuits, celles où nous faisons l'amour. L'amour sauvage, l'amour comme une guerre, dont nous finissons par sortir vainqueurs tous les deux.

- Le naturisme est interdit sur l'île.

Une vieille femme qui me regarde fixement pendant que je me rhabille. Elle me crie des insultes en breton, avant de s'en aller sur ses jambes courtes dont l'une boite et lui donne de loin l'allure d'une grosse danseuse qui expérimenterait un nouveau pas.

- Réveille-toi, je viens de faire le café.

Tu continues à dormir, et quand je te secoue tu restes en position fœtale. J'ai peur que tu sois morte, on peut mourir dans son sommeil quand un vaisseau se fâche dans le cerveau. Mais, tu t'étires, tu bâilles, et en me regardant tu souris. Il me semble qu'on en se disputera pas aujourd'hui, qu'on se laissera glisser en pente douce jusqu'au soir. Depuis quinze ans, nous avons connu l'insouciance et la paix.

- Rarement, c'est vrai.

Nous ne sommes pas de ces goinfres que le bonheur finit par écœurer à force de s'en empiffrer. Nous l'apprécions comme un grand champagne qu'on ne boit pas plus d'une ou deux fois par an. Tu prends ton café en silence. J'éteins la radio. Je me tais.

- Il y a des instants si fragiles, que le moindre mot les déchire. 

Régis Jauffret, Microfictions, Éditions Gallimard, coll. Folio, 2007 (2008), p.357-358.

Merci à M.J.

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