jeudi 8 décembre 2011

Histoire & Légende.

Photographie non attribuée, Roman Ungern Von Sternberg, s.d.

-Parlez moi de vous et de votre voyage, me dit-il.

Je lui racontai tout ce qui me parut susceptible de l'intéresser et il suivit mon récit avec une attention extrême.

-Maintenant c'est à moi de vous parler de ma vie, et vous saurez qui je suis. Mon nom est entouré de tant de haine et de terreur que nul ne peut distinguer le vrai du faux, l'histoire de la légende. Un jour vous écrirez un livre, vous vous rappellerez votre passage en Mongolie et votre séjour dans la yourte du "général sanguinaire".

Il ferma les yeux et commença son récit, sans cesser de fumer, précipitant ses phrases nerveusement, sans les achever, comme si on lui en laissait pas le temps.

-La famille des Ungern von Sternberg est ancienne: elle est issue d'un mélange d'Allemands et de Hongrois, des Huns du temps d'Attila. Mes ancêtres guerriers prirent part à toutes les guerres européennes. On les vit aux croisades: un Ungern fut tué sous les murs de Jérusalem, où il combattait dans les troupes de Richard Coeur de Lion. La tragique croisade des enfants, elle-même, fut marquée par la mort de Raoul Ungern, à l'âge de onze ans. Quand au douzième siècle les plus hardis guerriers du pays furent envoyés sur les frontières orientales de l'empire germanique pour combattre les Slaves, mon ancêtre Arthur était avec eux: c'était le baron Halsa Ungern von Sternberg. Ces chevaliers des marches frontières formèrent l'ordre teutonique des Chevaliers moines qui, par le fer et par le feu, imposèrent le christianisme parmi les populations païennes: Lithuaniens, Esthoniens, Livonies et Slaves. Depuis lors, l'ordre des Chevaliers teutoniques a toujours compté parmi ses membres des représentants de notre famille. Quand l'ordre teutonique disparut à Grunwald, sous les coups des troupes polonaises et lithuaniennes, deux barons Ungern von Sternberg furent tués dans la bataille. Notre famille alliait à l'esprit guerrier une tendance au mysticisme et à l'ascétisme.

Au cours du seizième et du dix-septième siècles, plusieurs barons Ungern von Sternberg eurent leurs châteaux en Livonie et en Esthonie. Maintes légendes rapportent leurs exploits: Heinrich Ungern von Sternberg, qu'on appelait "la Hache" était un chevalier-errant. Les tournois de France, d'Angleterre, d'Espagne et d'Italie connaissent sa renommée et sa lance, qui remplissaient de terreur le coeur des adversaires. Il tomba à Cadix sous l'épée d'un chevalier qui lui fendit le crâne. Le baron Raoul Ungern von Sternberg était un chevalier-brigand qui opérait entre Riga et Reval. Le baron Pierre Ungern von Sternberg avait son château dans l'île de Dago, en plein mer Baltique où il tenait à sa merci les marchands de son époque, grâce à ses exploits de corsaire.

Au commencement du dix-huitième siècle, un fameux baron Wilhelm Ungern von Sternberg, fut connu sous le nom de "frère Satan" à cause de ses talents d'alchimiste. Mon propre grand-père devint corsaire dans l'océan Indien, imposant son tribut aux vaisseaux anglais marchands et échappant toujours à leurs navires de guerre. Finalement capturé, il fut livré au consul russe qui le fit condamner à la déportation en Transbaïkalie. Je suis, moi aussi, officier de marine, mais la guerre russo-japonaise m'a forcée à abandonner ma profession pour rejoindre les cosaques du Zabaïkal. Toute ma vie, je l'ai consacrée à la guerre, ou à l'étude du bouddhisme. Mon grand-père nous avait rapporté le bouddhisme des Indes: mon père et moi en sommes devenus des adeptes. En Transbaïkalie, j'ai essayé de former un ordre militaire bouddhiste pour organiser la lutte implacable contre la dépravation révolutionnaire.

Il se tut et but d'affilée plusieurs tasses de thé, un thé très fort, aussi noir que du café.

-La dépravation révolutionnaire! Qui donc y songe, en dehors du philosophe français Bergson et du très savant Tashi Lama au Thibet?

Le petit-fils du corsaire, le lettré qui citait pèle-mêle des théories et des ouvrages scientifiques, des noms de savants et d'écrivains, la Bible, les livres bouddhiques, l'homme qui s'exprimait indifféremment en français, en allemand, en russe ou en anglais, continua:

-Dans les livres bouddhiques, comme dans les vieux livres chrétiens, on lit de graves prophéties relatives à l'époque où devra commencer la guerre entre les bons et les mauvais esprits. Alors surviendra la malédiction inconnue qui, s'abattant sur le monde et balayant la civilisation, étouffera toute moralité et détruira les peuples. Son arme est la révolution. Dans toute révolution, l'intelligence créatrice qui se fonde sur l'expérience du passé est remplacée par la force jeune et brutale du destructeur. Celui-ci donnera la prééminence aux passions viles et aux bas instincts. L'homme s'éloignera du divin et du spirituel. La grande guerre a prouvé que l'humanité doit s'élever vers un idéal toujours plus haut, mais elle a marqué l'accomplissement de l'antique malédiction que pressentirent le Christ, l'apôtre saint Jean, Bouddha, les premiers martyrs chrétiens, Dante, Léonard de Vinci, Goethe, Dostoïevsky… La malédiction a fait reculer le progrès, nous a barré la route vers le divin. La révolution est une malédiction contagieuse; l'Europe, en traitant avec Moscou, s'est trompée elle-même comme elle a trompé les autres parties du monde. Le Grand Esprit a mis au seuil de notre vie le Karma, qui ne connaît ni la colère, ni le pardon. Il règle nos comptes. Ce qui nous attend, c'est la famine, la destruction, la mort de la civilisation, de la gloire, de l'honneur, la mort des nations, la mort des peuples. Je vois déjà cette horreur, cette sombre et folle destruction de l'humanité!

(...)

-Vous pouvez continuer maintenant.

-Ça ne vous ennuie pas? Eh bien, il ne me reste plus grand chose à vous dire, mais c'est sans doute la partie la plus intéressante. Je vous ai expliqué comment je voulais fonder un ordre militaire de bouddhistes en Russie. Pourquoi? Pour protéger l'évolution de l'humanité et lutter contre la Révolution, car je suis certain que l'évolution conduit à la divinité, tandis que la révolution ne mène qu'à la bestialité. Mais j'ai oeuvré en Russie! En Russie où les paysans sont grossiers, illettrés, impulsifs, constamment en colère, haïssant tout et tous sans comprendre pourquoi. Ils sont sceptiques et matérialistes, ne sont portés par aucun idéal noble. Quand aux intellectuels, ils vivent dans leur idéalisme, une utopie sans rapport avec la réalité. Ils ont tendance à tout critiques sans cesse, mais manquent de puissance créatrice. Ce sont des velléitaires qui ne savent que parler, parler et encore parler. Comme les paysans, ils n'aiment rien ni personne. Leurs sentiments sont chimériques, leurs pensées éphémères; des mots vides qui passent sans laisser de trace.

J'ai dû bientôt me rendre à l'évidence: mes compagnons violaient les règlements de l'ordre. Aussi dus-je établir, selon les enseignements de la religion jaune, l'obligation du célibat, la renonciation absolue à la femme, aux conforts de la vie, au superflu; pour que le Russe puisse dompter ses instincts, je prescrivis en contrepartie l'usage illimité de l'alcool, du haschisch et de l'opium. Aujourd'hui, je fais pendre les officiers et les soldats qui boivent de l'alcool, mais à cette époque-là nous en buvions jusqu'à la "fièvre blanche", jusqu'au delirium tremens. Il me fut impossible d'organiser l'ordre selon mes voeux, mais je groupai autour de moi trois cents hommes que j'avais réussi à rendre d'une audace prodigieuse et d'une férocité sans égale. Ils se conduisirent en héros pendant la guerre contre l'Allemagne d'abord, puis contre les bolcheviks. Hélas! ils ne sont plus très nombreux.

(…)

-Pendant la guerre, nous vîmes se corrompre peu à peu l'armée russe; la Révolution ne fit bientôt plus aucun doute pour moi, et je prévis rapidement la trahison de la Russie envers les Alliés. Afin de réagir, nous formâmes le projet d'unir tous les peuples mongols restés fidèles à leur ancienne foi et à leurs coutumes ancestrales, pour en faire un seul État asiatique composé de tribus autonomes, sous la souveraineté morale et législative de la Chine, patrie de la plus ancienne et de la plus haute des civilisations. Cet État devait comprendre les Chinois, les Mongols, les Thibétains, les Afghans, les tribus mongols du Turkestan, les Tartares, les Bouriates, les Kirghiz et les Kalmouks. Il était nécessaire qu'il fût puissant matériellement et moralement, de façon à constituer un solide rempart contre la Révolution; il devait être le garant de l'esprit du bien, incarner une philosophie et une politique fondées sur le respect de l'individu. Face à une humanité folle et corrompue, qui persistait à menacer l'esprit divin dans le coeur de l'homme, à répandre le sang et à empêcher tout progrès moral, l'État asiatique se devait d'arrêter de manière décisive cette décadence et d'établir la paix, un paix durable et sûre. Notre propagande a connu un grand succès pendant la guerre, jusque chez les Turcomans, les Kirghiz, les Bouriates et les Mongols…

(…)

-Puis la Russie a trahi la France, l'Angleterre et l'Amérique; elle a signé le traité de Brest-Litovsk, contribué à l'avènement et au règne du chaos. Alors nous avons décidé de mobiliser l'Asie contre l'Allemagne. Nos envoyés sont entrés en Mongolie, au Thibet, dans le Turkestan et en Chine. Mais à cette époque les bolcheviks avaient déjà commencé à massacrer tous les officiers russes, et nous avons dû renoncer à nos projets pan-asiatiques pour mener contre eux la guerre civile. Cela ne nous empêche pas d'espérer encore, de croire qu'un jour nous pourrons éveiller l'Asie tout entière et, avec son aide, ramener la paix et le royaume de Dieu sur la terre. Je me plais à penser que j'ai contribué pour ma part à cette oeuvre en délivrant la Mongolie.

Il redevient silencieux, resta pensif un moment.

-Quelques-uns des compagnons qui m'assistent dans cette oeuvre ne m'aiment guère, à cause de ma sévérité et de ce qu'ils appellent mes atrocités, ajouta-t-il avec tristesse. Ils ne comprennent pas encore que nous ne combattons pas seulement un parti politique mais une secte d'assassins, qui menacent de détruire toute notre civilisation contemporaine. Pourquoi les Italiens exécutent-ils les anarchistes qui lancent des bombes? N'aurais-je pas, moi, le droit de débarrasser le monde de ceux qui veulent tuer l'âme du peuple? Moi, descendant des chevaliers teutoniques, des croisés et des corsaires! Je ne connais que la mort comme châtiment des assassins!…

Ferdynand Ossendowski, traduit de l'anglais par Robert Renard, Bêtes, Hommes et Dieux, A Travers la Mongolie Interdite, 1920-1921, Editions Phébus Libretto, 1924 (1995), p.205-214.

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