vendredi 12 août 2011

Fantaisie Corporate.

Jacques Tati, Playtime, 1967.

Vinh Tran

"Silicon Valley est un monde mort. Plus aucun Américain n'y travaille, mes employés sont soit indiens soit thaïs, je ne les comprends pas, il ne me comprennent pas. Je détiens pour trois cent mille dollars de titres de Skeleton: j'ai fondé la société il y a dix ans avec un autre Français. Nous gagnons de l'argent, c'est bien le moins, mais ça n'a pas d'avenir.

-Nous n'avons pas l'intention de racheter votre société, ni même de conclure un contrat avec vous.

-Vous ne comprenez pas. Je veux entrer chez vous. Je connais un peu votre structure interne. Je veux être à la Cohésion Interne. Comme vous monsieur... Mäntylä.

-Nous ne recrutons pas, sinon en interne. Je ne comprends pas ce que vous cherchez.

-Je veux comprendre. Rejoindre les meilleurs. J'ai les yeux ouverts.

-Et que voyez-vous?

-Je vous vois, je vois le logo sur votre veste, je vois un Groupe et une marque qui n'existaient pas il y a dix ans, et qui maintenant sont des évidences. Puis-je vous soumettre quelques faits?

"Voici un an, des milliers de gens ont fait la queue pendant des jours, partout dans le monde, pour pouvoir s'acheter un certain modèle de téléphone. Le Groupe pour lequel vous travaillez a développé, designé, produit ce téléphone, monsieur Mäntylä.

"Les mises en ligne des services de divertissement proposés par le même Groupe ont provoqué sept sur dix des plus gros pics d'affluence de toute l'histoire du réseau mondial.

"Les médias ont rapporté quatre cas de meurtres ou de suicides liés à des confrontations en ligne qui auraient dégénéré, tenant aux qualités et défauts des derniers modèles d'Ultra-P, conçu par le même Groupe. Et je ne parle pas des milliers de groupes de dévots, collectionneurs, fanatiques, qui surveillent la moindre fuite quant aux innovations technologiques ou commerciales de votre employeur.

"Toutes les publications économiques qui comptent citent le Groupe au moins une fois par numéro. Votre management et votre marketing sont des modèles, toutes les universités veulent que vos consultants fassent des interventions chez elles. Je peux vous citer trois gouvernements qui sont arrivés au pouvoir en prétendant qu'ils allaient appliquer votre mode de management aux affaires publiques: transparence, clarté, efficience.

"Le Guggenheim de New York a organisé l'an dernier une exposition entièrement consacrée au marketing du Groupe: affiches, logos, vidéos publicitaires, etc.

"Votre taux de croissance est supérieur à celui des Églises évangéliques. En fait, aucune secte ne peut se vanter d'avoir plus d'adeptes payants...

-C'est amusant.

-Non, ce n'est pas amusant. C'est fascinant. Le Groupe n'a pas de produit phare. Pas de secteur d'activité prioritaire. La marque ne représente rien. Sinon une certaine idée de la technologie, de la vie, de la façon dont elles se mêlent. Cinq lettres. Du blanc, du bleu, c'est tout.

-Certes. L'histoire économique est pleine de surprises.

-Celle-ci me plaît. Je veux entrer chez vous. Je veux en être. Savoir ce que vous avez dans le ventre. Mon parcours vous intéressera.

-Je vous le redis, nous ne recrutons pas en externe.

-Tout le monde peut changer d'avis. Rappelez moi."

Ripley - 2

Vous vous réveillez. Vous avez reçu un message. Le médium n'a pas d'importance: mail, messagerie, appel vocal, lettre papier. Vous ne vous souvenez plus du support, seul le contenu mérite qu'on s'y attarde et celui-ci reste présent en vous. Vous y repensez toute la journée, vous n'osez pas en parler, vous préférez le garder pour vous. Le message est pourtant anodin. Il dit que votre candidature est acceptée. Il vous invite à vous rendre demain, à huit heures, au Siège, dans le quartier d'affaire de la capitale. Il vous donne quelques indications sans aucune importance, des plans de localisation, le nom d'une personne à contacter... Vous avez retenu tout cela, vous avez l'habitude. Pourtant, quelque chose en vous a changé. Vous êtes un peu tendu(e), excité(e), vous aimeriez être à demain et vous le craignez en même temps. Votre vie change. Quelque chose s'ouvre devant vous, une nouvelle perspective, une révélation. Vous voudriez profiter pleinement de ce sentiment.

Curieusement, le sigle de votre nouvel employeur vous reste présent en permanence à l'esprit. Cinq lettres, le blanc, le bleu, le ciel, la lumière. Une lumière intérieure?

Et ces mots, simplement.

C L E E R
Be yourself

(...)

Jour #1

Sept heures trente sur l'esplanade. La Tour sans fins se visse dans les nuages, songe merveilleux de verre et d'acier tiré entre terre et ciel, elle s'illumine pixel par pixel comme les employés du Groupe arrivent à leurs postes de travail. A l'intérieur règne une clarté homogène, accordée aux rythmes biologiques, compensant les insuffisances du soleil automnal: le système Skylife lutte contre la dépression et favorise l'éveil. Soumise à ses lumières, assise dans un grand fauteuils blancs de l'accueil auprès d'un desk désert, Charlotte Audiberti rêve et attend.

Elle marche sur le quai B, un peu à l'écart du troupeau, là-bas, loin, vers la tête du train, loin des entrées/sorties, là où l'horizon s'élargit vers les anciens bâtiments industriels dont elle n'a jamais compris la fonction. Elle suit la ligne jaune, le gouffre est sur sa droite: rails, traverses vieilles d'un demi-siècle, cailloux, mégots, ordures. Elle pose les pieds soigneusement, funambule à talons hauts sur la ligne jaune, mains légèrement écartées pour garantir un peu d'équilibre. Grondement, tremblement métallique, une masse d'air en mouvement la saisit, la fait vaciller, tourbillonner, le direct de six heures cinquante lancé à pleine vitesse, défilement stroboscopique de lumières tristes, de fenêtres, de visages, son pied manque la ligne, elle pirouette, sa main effleure la paroi mouvante, la sangle de son sac manque de peu une poignée de portière automatique lancée à trente mètres par seconde. Instant d'ivresse, de sensations, elle tourne sur elle-même comme une gamine, seule au bout de son quai en compagnie du serpent de métal... Fin, le monstre s'éloigne, ses feux arrière se perdent dans la brume de l'aube, le cœur s'apaise, le sommeil et l'ennui reviennent.

Charlotte n'habite pas en banlieue. Elle ne prend plus la ligne Greneille-Sarcelay depuis des années. Elle n'aime pas le souvenir trop précis de ce quai; elle est venue ce matin en métro. Cette vie dont elle ressent encore l'impression n'est pas la sienne, elle ne l'a jamais été. Elle paraît pourtant l'attendre à portée de main, de l'autre côté de la surface fragile des choses. Une existence d'attente morne et de lassitude, proche et familière, alors que Charlotte ne l'a jamais vécue. Pourquoi imaginer cela, pourquoi aujourd'hui? Ce matin même? Elle connaît les explications psychologiques. Manifestations d'angoisse, classiques depuis son adolescence. Le savoir ne l'aidera pas à lutter. 

Elle regarde vers le haut, dans les entrailles de la tour. Le regard se perd à l'infini, elle fixe l'intérieur d'un kaléidoscope de verre. Tout en haut brille un point de lumière. Une source? Que verra-t-elle, d'en haut, depuis son nouveau bureau? Il faudrait y repenser quand elle y sera, mais elle oubliera ces quelques minutes d'attente, elle le sait déjà. Ses impressions sont aussi futiles que celles de cette fille qu'elle n'est pas, celle qui attend son train de banlieue tout au bord du quai. Charlotte Audiberti se trouve en vérité ici même, à attendre on ne sait qui, dans la plus haute tour de l'esplanade, à l'orée de sa nouvelle vie professionnelle. Point. 

L.L. Kloetzer, Cleer, Une Fantaisie Corporate, Editions Denoël, collection Lunes d'Encre, 2010, p.13-20.

Voir également ici.

Merci à T.B.

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