vendredi 18 mai 2012

Engraissage Meticuleux.

Marc Antoine Mathieu, Les Sous-sols du Révolu, 2006.
 

En montant l'escalier d'honneur 

"Comment est-ce possible ? N'y a-t-il vraiment rien de plus élevé que ces infinitésimales discussions sur des mots et des textes dans cette cour dite suprême ?" se demande l'ethnographe en ajustant sa cravate, en redressant sa taille au bas de l'escalier solennel, en s'efforçant de marcher avec gravité afin de mimer, autant qu'il lui est possible, l'allure d'un conseiller d'État, en tournant six fois sa langue dans sa bouche dans le vain espoir d'apprendre à parler comme eux. "N'y a-t-il vraiment rien au-dessus des lois ?" C'est donc ainsi, dans ce palais tout de guingois, par ces escaliers dérobés, grâce à ces huissiers assoupis, sur ces moquettes usées, dans ces piles de papier et ces volumes reliés, à travers ces discussions interminables, ces aveux si candides de préjugés et d'ignorance, cette compilation archaïque par copier/coller de textes obscurs, que s'établit le règne du droit ? 

Naïvement, il regarde le plafond, tourne ses regards vers le beau trompe-l'oeil qui orne l'escalier d'honneur (encore un symbole curieusement choisi pour honorer la grandeur des juristes…), comme s'il avait raté quelque chose, comme s'il existait au-dessus du Palais-Royal quelqu'un d'autre de plus grand que ces énarques, une déesse Justice (mais non, se dit-il, les fresques-mêmes ont la désespérante banalité des mythologies les plus fades), un autre bureau peut-être (mais il les a tous visités), un autre corps peut-être (impossible, il a dressé des statistiques complètes sur tous les membres), une réserve de savoir (non, dans la cave on ne trouve que les archives ; dans les combles d'autres bureaux, d'autres archives), une source de certitude absolue qui lui avait échappé (le Lebon alors ? mais il en a ouvert les volumes, ce ne sont que des pages reliées à d'autres pages), un président au-dessus du président (mais non, c'est le Premier ministre qui jamais ne siège au Conseil), un trésor caché de commentaires assurés (impossible puisque la doctrine des universitaires et des glossateurs n'entraîne ici qu'une indifférence amusée) ? Il faut s'y faire : il n'y a pas d'autre moyen de dire le droit, de clore la dispute, d'avoir le dernier mot que de s'arrêter à ces dossiers épais, ce lent travail de réécriture, ces incessantes reprises de documents, ces précédents cherchés dans la poussière du passé, ces avis demandés à des collègues en costume cravate dont l'assemblage tranquille et terne ressemble plutôt à un club anglais du siècle dernier. Pour avoir le dernier mot, l'humanité n'a rien trouvé de plus fort, de plus moderne, de plus argumenté, de plus grandiose, de plus majestueux. Au-dessus de la cour suprême, rien qui soit supérieur. Au-dessus de cette institution quelque peu dérisoire, rien qui soit meilleur, plus rapide, plus efficace, plus rentable - rien surtout qui soit plus juste. 

Laissons à d'autres le triste rôle de se plaindre de l'arrogance du Conseil - les conseillers d'ailleurs s'amusent assez fréquemment d'eux-mêmes, moquant leurs moeurs et leurs manies. Tout bien considérés, c'est plutôt de l'émotion que ressent l'ethnographe en marchant vers son terrain, revêtant peu à peu, comme une toge, les habitudes corporelles de ceux qu'il étudie afin d'être mieux à même de ressentir le lieu et de se fondre dans le paysage. Oui, avouons-le, l'analyste trouve plutôt touchant cet agencement périlleux, ce château de cartes, ce palais des lois, cette montagne de papier, dont la fragilité assure seule, sans autre ressource, sans autre appel, sans autre réserve, la force du droit. "Que nul n'entre ici s'il croit à la transcendance du droit", voilà ce qu'il faudrait inscrire en haut de ce trop solennel escalier. Ni ange, ni démon, ni surhomme : d'ordinaires énarques, sans aucun autre instrument que des textes et des mots. Ici toute la qualité du travail tient dans les corps, dans la bouche et la voix, dans l'écriture et dans l'archivage, dans la conversation régulièrement entretenue, dans l'engraissage méticuleux des dossiers sous chemises grises ou jaunes. On comprend que les Romains aient été stupéfiés par la grandeur de cette immanence-là, si totalement différente des passions savantes, des enthousiasmes religieux ou politiques, des haines vivaces, des risques foudroyants de la stratégie. Un ravaudage, un tricotage, un grignotement incessant, patient, obstiné, piétonnier ; une grisaille tellement plus belle et surtout tellement plus juste que les couleurs vives de la passion. 


[Musique: Nathan Larson, Margin Call, 2012.]

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