Orson Welles, The Trial, 1962. |
Musil avait déjà fait la remarque que, dans "la singulière prédilection de la pensée scientifique pour les explications mécaniques, statistiques et matérielles auxquelles on dirait qu'on a enlevé le cœur", se manifestait sous couvert d'amour de la vérité "un goût de la désillusion, de la contrainte, de l'inexorable, de la froide intimidation et des sèches remontrances". Et Adorno notait un peu plus tard, à propos de "l'activité scientifique qui est sur le point de s'emparer des derniers résidus du monde, décombres incapables d'opposer la moindre résistance", prodigieusement mais uniquement dans certaines directions socialement contrôlées : "La bêtise collective des techniciens de la recherche n'est pas seulement absence ou régression des aptitudes intellectuelles, elle est une prolifération de cette faculté de penser, qui la dévore avec sa propre énergie. La méchanceté et le masochisme des jeunes intellectuels est le fruit de la malignité du mal dont ils sont atteints".
Dans tous les discours du catastrophisme scientifique, on perçoit distinctement une même délectation à nous détailler les contraintes implacables qui pèsent désormais sur notre survie. Les techniciens de l'administration des choses se bousculent pour annoncer triomphalement la mauvaise nouvelle, celle qui rend enfin oiseuse toute dispute sur le gouvernement des hommes. Le catastrophisme d'État n'est très ouvertement qu'une inlassable propagande pour la survie planifiée - c'est-à-dire pour une version plus autoritairement administrée de ce qui existe. Ses experts n'ont au fond, après tant de bilans chiffrés et de calculs d'échéance, qu'une seule chose à dire : c'est que l'immensité des enjeux (des "défis") et l'urgence des mesures à prendre frappent d'inanité l'idée qu'on pourrait ne serait-ce qu'alléger le poids des contraintes sociales, devenues si naturelles.
On peut toujours compter sur les anciens gauchistes pour se montrer les plus vindicatifs dans le dénigrement des aspirations révolutionnaires d'il y a quarante ans. Sous couvert d'abjurer leurs anciennes croyances, ils continuent à se placer en assenant, avec le même entrain qu'ils mettaient à psalmodier les mots d'ordre de leurs groupuscules, les nouveaux slogans de la soumission : "l'époque n'incite pas à inventer une utopie providentielle supplémentaire pour que le monde soit meilleur. Elle oblige seulement à se plier aux impératifs du vivant pour que la planète reste viable". (Jean-Paul Besset, Comment ne plus être progressiste... sans devenir réactionnaire, 2005). Les impératifs du vivant valent bien, en effet, le sens de l'histoire pour justifier "la dictature des plus savants, ou de ceux qui seront réputés tels" ; et c'est assurément faire preuve d'un certain réalisme que d'attendre de l'état d'urgence écologique, plutôt que d'une révolution, l'instauration d'un collectivisme bureaucratique cette fois plus performant.
Dans ces appels à se plier aux "impératifs du vivant", la liberté est systématiquement calomniée sous la figure du consommateur irresponsable, dont l'individualisme impénitent, boosté par l'hédonisme soixante-huitard, a comme on sait dévasté la planète en toute indépendance. Face à la menace - en particulier à la "crise climatique", que les promoteurs du catastrophisme aiment comparer à "l'ombre du fascisme qui s'étendait dans les années 1930 sur l'Europe" -, il n'y aurait plus d'alternative qu'entre la soumission repentante aux nouvelles directives du collectivisme écologique et le pur nihilisme ; quiconque refuse de se responsabiliser, de participer avec zèle à cette gestion citoyenne de la poubelle planétaire, démontre par là avoir le profil du terroriste en puissance.
René Riesel & Jaime Semprun, Catastrophisme, Administration du Désastre et Soumission Durable, Éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, 2008, p.15-17.
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