vendredi 14 septembre 2012

Compte Rendu.

Marcel Proust, À l'Ombre des Jeunes Filles en Fleurs, placard d'épreuves corrigées de 1914.

À ce stade, la meilleure façon de procéder et de se nourrir de cette cinquième source d'incertitude est tout simplement de tenir un journal de tous nos mouvements, y compris de ceux qui concernent la production même du compte rendu. Ce n'est ni pour les beaux yeux de la réflexivité épistémique, ni par une sorte d'indulgence narcissique, mais parce que désormais tout fait partie des données : tout, depuis le premier coup de téléphone à un informateur potentiel, le premier rendez-vous avec le directeur de thèse, les premières corrections qu'un client a apportées à un projet de financement, le premier usage d'un moteur de recherche, la première liste d'éléments à cocher dans un questionnaire. Conformément à la logique de notre intérêt pour les rapports et la comptabilité écrite, il peut être utile d'énumérer les différents carnets qu'il faut tenir à jour - et peu importe désormais qu'ils soient manuels ou numériques (1).

Le premier carnet devra faire office de carnet de bord de l'enquête. C'est la seule façon de documenter les transformations que l'on subit en se déplaçant au cours des terrains. Les rendez-vous, les réactions des autres vis-à-vis de l'enquête, la surprise éprouvée face à l'étrangeté du terrain, etc., tout cela devra être consigné aussi régulièrement que possible. Sans cela, on perdra de vue l'expérience artificielle qui consiste à aller sur le terrain et à se mettre en présence d'une nouvelle situation. Il faut que, même des années plus tard, il soit possible de savoir comment l'étude a été conçue, quelles personnes ont été rencontrées, quelles sources ont été consultées, etc., le tout étant précisément daté.

Il faut consacrer un second carnet à la collecte de l'information, de telle sorte qu'il soit possible de classer toutes les entrées par ordre chronologique tout en les rassemblant dans des catégories destinées à évoluer vers des fichiers et des sous-fichiers de plus en plus raffinés. Il existe aujourd'hui de nombreux logiciels qui satisfont cette exigence contradictoire, mais les anciens comme moi ont énormément appris du travail ennuyeux consistant à reporter des données sur des fiches bristol... Quelle que soit la solution retenue, le passage d'un cadre de référence à l'autre se trouve grandement facilité si les données peuvent rester inaltérées tout en étant susceptibles d'être reclassées de multiples façons. C'est la seule manière de procéder pour qu'elles soient aussi flexibles et articulées que la question qu'il s'agit d'affronter.

Il faut toujours avoir à portée de main un troisième carnet, destiné aux essais d'écriture ad libitum. On ne saurait parvenir à déployer de façon adéquate des imbroglios complexes sans un flot continu d'esquisses et de brouillons. Il serait maladroit de croire que le travail se divise en une première période, au cours de laquelle on se contenterait d'accumuler des données, suivie d'une seconde, au cours de laquelle on commencerait à écrire. La rédaction d'un rapport est une affaire trop risquée pour se plier à une distinction entre l'enquête et la rédaction. Ce qui en sort spontanément du clavier d'ordinateur, ce sont des généralités, des clichés, des définitions à tout faire, des comptes rendus remplaçables, des idéal-types, des explication puissantes, des abstractions, bref, les matériaux qui permettent de rédiger sans le moindre effort les textes de la sociologie du social (2). Pour contrer cette tendance, il faut redoubler d'efforts pour enrayer cette écriture automatique. Il n'est pas plus facile de découvrir le bon compte rendu que de savoir quel est, dans une expérience de laboratoire, le bon protocole. Mais les idées, les paragraphes, les métaphores et les astuces littéraires peuvent surgir de façon inattendue au cours d'une étude ; si on ne leur réserve pas une place ou un débouché, ils seront perdus ou, pire, ils viendront gâcher le dur labeur de l'accumulation des données en mélangeant le métalangage des acteurs et celui de l'observateur. C'est par conséquent une bonne habitude que de réserver un espace séparé aux nombreuses idées susceptibles de nous passer par l'esprit, même si elles ne trouveront un usage que des années plus tard.

Il n'est pas mauvais non plus de tenir soigneusement un quatrième carnet de bord pour consigner les effets que le compte rendu rédigé a produits sur les acteurs sont le monde a été déployé ou unifié. Cette seconde expérience, qui s'ajoute au travail de terrain à proprement parler, est décisive si l'on veut évaluer la façon dont un compte rendu contribue à assembler le social. L'étude peut bien être terminée, mais l'expérience continue : le nouveau compte rendu ajoute son action performative à toutes les autres, ce qui produit aussi des données. Cela ne veut pas dire que ceux qui ont fait l'objet de l'étude ont le droit de censurer ce que l'on a écrit à leur propos, ni que le sociologue s'arroge le privilège formidable d'ignorer ce que ces "informateurs" rétorquent au déploiement des forces invisibles qui les font agir. Cela signifie plutôt qu'une nouvelle négociation s'engage pour décider des ingrédients qui entreront ou non dans la composition du monde commun (3). Dans la mesure où un compte rendu risqué peut ne s'avérer pertinent que beaucoup plus tard, il faut soigneusement conserver les traces qu'il laisse dans son sillage.

Le lecteur sera peut-être déçu de voir que les grandes questions que nous avons étudiées jusqu'à présent sur la formation des groupes, les formes d'existence qui nous font agir, la métaphysique et l'ontologie doivent être abordées à l'aide de ressources aussi prosaïques que des petits carnets qu'il faut avoir sur soi pendant la procédure totalement artificielle du travail de terrain et des enquêtes. Mais il a été averti au préalable : il n'y a pas de raccourci. Après tout, Archimède n'avait besoin que d'un point fixe pour soulever le monde ; Einstein n'équipa ses observateurs que d'une règle et d'un chronomètre, pourquoi aurions-nous besoin d'un équipement plus lourd pour ramper à travers les conduits sombres et étroits tracés par des termites aveugles? Si vous ne souhaitez pas prendre de notes et vous appliquer à les écrire, la sociologie n'est pas pour vous : ce sont les seules façons d'accéder à un peu plus d'objectivité. Si l'on me dit que ces comptes rendus textuels ne sont pas "suffisamment scientifiques", je répliquerai en disant que s'ils n'ont pas l'air scientifiques, parce qu'ils diffèrent des clichés véhiculés par cet adjectif, ils sont susceptibles d'être rigoureux selon la seule définition qui m'intéresse ici : ils s'efforcent d'appréhender avec la plus grande précision possible des objets récalcitrants à travers un dispositif artificiel, même si cette entreprise peut très bien se révéler vaine. Si seulement une fraction de l'énergie dépensée dans les sciences sociales pour commenter nos éminents prédécesseurs était convertie en description de terrain ! Comme nous l'a appris Garfinkel : il s'agit toujours de pratiques "all the way down".

Bruno Latour, Changer de Société, Refaire de la Sociologie, Éditions La Découverte, 2006 (2005), p.194-197.

Notes

1. J'utilise le terme de "carnets" de façon plutôt métaphorique, puisqu'ils peuvent aujourd'hui prendre la forme de fichiers, de films, d'interviews ou de sites web.
2. Voir d'utiles précisions sur ce point dans H.S. BECKER, Les ficelles du métier (2002).
3. Dans le cas de l'expérience menée par la sociologie des sciences, il n'y a qu'à voir le laps de temps qui s'est écoulé entre les premières publications et la "guerre des sciences". Et pourtant, comme je l'ai montré dans le chapitre précédent, toute cette expérience serait passée par pertes et profits si elle n'avait pas été minutieusement consignée.

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