Danyel Waro, La Mauvaise Réputation, 2011.
Il n'y a pas de problème plus important que celui de la disposition qui entraîne Lawrence, et le détache des "chaines de l'être". Même un psychanalyste hésitera à dire que cette disposition subjective est l'homosexualité, ou plus précisément l'amour caché dont Lawrence fait le ressort de son action dans le splendide poème de dédicace, bien que l'homosexualité soit sans doute comprise dans la disposition. On ne croira pas plus que c'est une disposition à trahir, bien que la trahison en découle peut-être. Il s'agirait plutôt d'un profond désir, d'une tendance à projeter dans les choses, dans la réalité, dans le futur et jusque dans le ciel, une image de soi-même et des autres assez intense pour qu'elle vive sa vie propre : image toujours reprise, rapiécée, et qui ne cesse de grandir en chemin, jusqu'à devenir fabuleuse (1). C'est une machine à fabriquer des géants, ce que Bergson appelait une fonction fabulatrice.
Lawrence dit qu'il voit à travers la brume, qu'il ne perçoit immédiatement ni les formes ni les couleurs, et ne reconnaît les choses qu'à leur contact immédiat ; qu'il n'est guère homme d'action, qu'il s'intéresse aux Idées plutôt qu'aux fins et à leurs moyens ; qu'il n'a guère d'imagination et n'aime pas les rêves... Et dans ces traits négatifs il y a déjà beaucoup de motifs qui l'apparient aux Arabes. Mais ce qui l'inspire et l'entraîne, c'est d'être un "rêveur diurne", un homme dangereux en vérité, qui ne se définit ni par rapport au réel ou à l'action, ni par rapport à l'imaginaire ou aux rêves, mais seulement par la force avec laquelle il projette dans le réel les images qu'il a su arracher à lui-même et à ses amis arabes (2). L'image correspond-elle à ce qu'ils furent? Ceux qui reprochent à Lawrence de s'être donné une importance qu'il n'eut jamais montrent seulement leur petitesse personnelle, leur aptitude au dénigrement comme leur inaptitude à comprendre un texte. Car Lawrence ne cache pas à quel point le rôle qu'il se donne est local, pris dans un fragile réseau ; il souligne l'insignifiance de beaucoup de ses entreprises, quand il pose des mines qui ne sautent pas et ne se souvient pas de l'endroit où il les a posées. Quant au succès final dont il se vante sans se faire d'illusions, c'est d'avoir amené les partisans arabes à Damas, avant l'arrivée des troupes alliées, dans des conditions très analogues à celles que nous avons vu se reproduire à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, lorsque les résistants s'emparaient des bâtiments officiels d'une ville libérée et avaient même le temps de neutraliser les représentants d'un compromis de la dernière heure (3). Bref, ce n'est pas une misérable mythomanie individuelle qui pousse Lawrence à projeter sur sa route des images grandioses, au-delà d'entreprises souvent modestes. La machine à projection n'est pas séparable du mouvement de la Révolte elle-même : subjective, elle renvoie à la subjectivité du groupe révolutionnaire. Encore faut-il que l'écriture de Lawrence, son style, la reprenne à son compte ou la relaie : la disposition subjective, c'est-à-dire la force de projection d'images, est inséparablement politique, érotique, artiste. Lawrence montre lui-même comment son projet d'écrire s'enchaîne avec le mouvement arabe : manquant de technique littéraire, il a besoin du mécanisme de la révolte et de la prédication pour devenir écrivain (4).
Gilles Deleuze, Chapitre XIV, La Honte et la Gloire : T.E. Lawrence in Critique et Clinique, Les Éditions de Minuit, coll. Paradoxe, 1993, p.147-148.
Notes
1. Cf. comment Jean Genet décrit cette tendance : Un captif amoureux, Gallimard, p.353-355. Les ressemblances de Genet et Lawrence sont nombreuses, et c'est encore d'une disposition subjective que Genet se réclame, quand il se retrouve dans le désert parmi les Palestiniens, pour une autre Révolte. Cf. le commentaire de Félix Guattari, "Genet retrouvé" (Cartographies schizoanalytiques, Galilée, p.272-275).
2. Chapitres d'introduction: "les rêveurs diurnes, hommes dangereux...". Sur les caractères subjectifs de sa perception, I, 15 II, 21 IV, 48.
3. CF. X, 119, 120, 121 (la déposition du pseudo-gouvernement du neveu d'Abd-el-Kader).
4. IX, 99 : "enfin le hasard, avec un humour pervers, en me faisant jouer le rôle d'un homme d'action, m'avait donné une place dans la Révolte arabe, thème épique tout prêt pour un œil et une main directs, m'offrant ainsi une issue vers la littérature..."
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