vendredi 16 novembre 2012

Convergence Asymétrique.

Mathias Théry, La Vie Après la Mort d'Henrietta Lacks, 2004.

L’idée selon laquelle la recherche n’est plus une activité intellectuelle et solitaire est ancienne. En 1971, Jerry Ravetz décrivait déjà une "industrialisation" du travail scientifique qu’il définissait ainsi : "L’atmosphère sociale devient de plus en plus "industrielle" avec une grande organisation, dans laquelle la main-d’œuvre est affectée à des tâches spécialisées, produit le type de résultats pour lesquels les directeurs ont pu obtenir des contrats avec les agences qui investissent dans une telle production (28)". D’autres auteurs ont également décrit une "convergence asymétrique" entre la recherche publique et la recherche privée (29), caractérisée non seulement par des emprunts réciproques dans les modes de fonctionnement, mais aussi par une prédominance in fine des normes (de rationalisation, de performance, de rentabilité, etc.) du privé. 

La montée en puissance des financements sur projet a accentué certaines formes "d’industrialisation". Au quotidien, la confrontation entre logiques professionnelles et managériales prend notamment forme au travers de l’inflation des tâches administratives de gestion, dont certaines sont au cœur de l’activité de recherche, alors que d’autres relèvent davantage de la routine bureaucratique (30). Les premières englobent notamment le travail de veille et de montage des projets : la présence dans différentes commissions et comités susceptibles de distribuer des fonds, la recherche d’informations concernant les programmes, leurs critères d’évaluation et les chances de les obtenir, la recherche de partenaires et le travail pour constituer des réseaux ou des "consortiums", ainsi que l’ensemble du travail de mise en forme des projets scientifiques destinés à être évalués. Le choix des partenaires s’avère être particulièrement stratégique, non seulement en termes de complémentarité fonctionnelle, mais aussi en termes de visibilité, de reconnaissance et de possibilité d’appropriation des résultats par des partenaires hors du monde académique. 

D’autres pratiques jugées plus périphériques, notamment celles consacrées au suivi plus routinier du projet, induisent une charge de travail qui n’est plus disponible pour d’autres activités jugées comme plus stratégiques, ou faisant partie du "cœur de métier" du chercheur : justifier des dépenses réalisées, mobiliser les partenaires pour organiser les réunions d’avancement ou pour produire les rapports d’avancement des projets, rendre compte des activités réalisées selon les formats préétablis par les agences de financement, etc. Ces exigences d’accountability (31), supposées rendre les organisations transparentes et responsables, pèsent sur le travail des chercheurs titulaires, qui y consacrent une partie croissante de leurs activités quotidiennes.

Hubert Matthieu et Louvel Séverine, Le Financement sur Projet : Quelles Conséquences sur le Travail des Chercheurs ? in Mouvements, 2012/3, n°71, p.22

Notes.

28. J. Ravetz, Scientific knowledge and its social problems, Oxford University Press, Oxford, 1971, p.22.
29. D. L. KLeinman, S. P. Vallas, "Sciences, Capitalism, and the Rise of the "Knowledge Worker" : The Changing Structure of Knowledge Production in the United States", Theory and Society, 30(4), 2001, p.451-492.
30. A. DaHan, et V. Mangematin, "Recherche ou temps perdu ? Vers une intégration des tâches administratives au métier d’enseignant-chercheur", Gérer et Comprendre, Annales des Mines, 102, 2010, p.14-24.

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