vendredi 2 novembre 2012

Information Morte.

Photographie non attribuée, Nematode Pristionchus Pacificus, 2009.

Apprendre, inventer

D'avoir appris, nous savons. Une vérité, une information se trouvaient là, parmi la mer de la Toile, dans une tradition, à travers un interlocuteur, chez une personne de rencontre... et nous la reçûmes par enseignement, communication, ouï-dire ou effort. Nous rejoignons alors un groupe d'expert, participons à une communauté, voire à une institution, école, bureau d'études, bibliothèque, banque de données.

Ainsi acquis, le savoir s'étend vers trois dimensions : par l'une, cognitive, je sais tel théorème ; par la deuxième, collective, je fais partie de ceux qui le savent et qui, parfois, s'en prévalent. J'appelle volontiers caillouteuse la troisième de ces dimensions, en ce que cette information me transforme aussi peu qu'une pierre que je tiens en main, peux transmettre, certes, mais aussi oublier ou laisser tomber. Je sais, mais je ne connais pas. Je puis enseigner ce théorème, il peut, ainsi, se répandre, mais je tiens ledit savoir, objectif comme ce caillou, pour aussi froid et mort que lui. Dans la discipline ad hoc, on parle, en effet, d'une information morte.

Et tout à coup, par un processus que je ne puis éclairer qu'en le comparant à la digestion qui transforme un morceau de pain en éléments biochimiques actifs en mon corps, ou à la grossesse qui transforme un ovocyte en fœtus, je fais ce théorème mien. Il y faut un temps indéterminé : une fraction de seconde ou des dizaines d'années ; combien de fois, deux ou trois décennies passées, je ressens violemment, des cuisses au thorax, que cette digestion, que cette conception finissent leur travail et que j'entre en compréhension véritable de ce que je ne faisais que savoir. Vite donc ou peu à peu, le théorème passe dans ma tête, mes yeux, la perception originale de mon paysage, mon sexe même, ma vie active, je marche dans son espace, pose les mains et les pieds sur sa mesure, habite et caresse ses formes de sorte que je le reconstitue, le réinvente à partir de ses bases ; cet objectif se change en subjectif. Je ne le sais plus, je le ressens, le vis, connais. Sur ce caillou et d'autres, je bâtis mes os, mon corps et son habitat. Alors, je puis généraliser ledit théorème, entrer dans la géométrie qu'il modélise... mais, de nouveau, je revois ou répète des structures déjà produites par d'autres avant moi... et la digestion, la gestation, l'incorporation recommencent... jusqu'à ce que je hante ces structures comme une maison devenue mienne, niche que j'aménage et repeins, dont je redresse les cloisons, cultive le jardin, redessine les plans, tente de reconstruire en l'agrandissant... cet habitat décrivant, par métaphore, le lieu même de ma vie corporelle... chair et logis devenant subjectifs et objectifs ensemble... voici l'heure d'inventer ; me voici proche d'un accouchement, de cette externalisation que j'appelle, plus loin, exodarwinienne.

Foudroyant ou lent, ce passage du savoir à la connaissance et de l'apprentissage à l'invention, quiconque adonne son temps et son existence à un travail méditatif l'éprouve et le vit. Or, cette expérience que je viens d'appeler digestive ou fécondée, cette transformation d'un objet extérieur en sujet personnel et charnel, cette incorporation, comment l'appeler sinon transsubstantiation, miracle jadis, expérience intime, évidente, vitale, qui change le pain et le vin dans le corps et le sang? Je témoigne que le travail quotidien se réduirait à peu de chose si n'intervenait, en permanence et ce matin même, cette mutation thaumaturgique du théorème-caillou en os et muscle. Dès lors, la connaissance devient inoubliable, et pour moi, puisqu'il s'agit de mon sang, et pour quelques autres, puisqu'elle peut, par après, s'objectiver, appareiller du corps en invention nouvelle. 

Si mystérieux que nul ne sut en donner la méthode, l'art d'inventer débute en cette métamorphose : l'objectif mute en subjectif, le savoir se change en connaissance, le pain se transsubstantie en corps et, à nouveau, le corps en pain. Car il arrive, ensuite, que ce corps même s'externalise en un nouvel objet, par cette manière d'exodarwinisme : le subjectif produit de l'objectif et du collectif. Le groupe, alors, se réapproprie les choses, ainsi externalisées. Je promets de parler de ce dernier processus à propos des objets techniques.  

Michel Serres, Rameaux, Éditions Le Pommier, 2004, p.65-68.

Voir également ici.

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