vendredi 8 février 2013

Les Citations.

Albrecht Dürer, La Mélancolie, 1514.

"Les citations dans mes œuvres sont comme des voleurs aux aguets sur la route, qui attaquent avec leurs armes le passant et l'allègent de ses convictions". Walter Benjamin, l'auteur de cette affirmation, a peut-être été le premier intellectuel européen à se rendre compte du changement fondamental survenu dans la transmissibilité de la culture et du nouveau rapport avec le passé qui en était l'inévitable conséquence. En effet, le pouvoir particulier des citations ne naît pas, selon Benjamin, de leur capacité à transmettre et à faire revivre le passé, mais au contraire, de celles qu'elles ont de "faire place nette, de chasser du contexte, de détruire" (1). En plaçant de force un fragment de passé à l'extérieur de son contexte historique, la citation lui fait perdre du coup son caractère de témoignage authentique pour l'investir d'un potentiel d'extranéation qui constitue son incomparable force agressive (2). Benjamin, qui a poursuivi toute sa vie le projet d'écrire une œuvre composée exclusivement de citations, avait compris que l'autorité convoquée par la citation se fonde précisément sur la destruction de l'autorité qui est attribuée à un texte donné par sa situation dans l'histoire de la culture : sa charge de vérité est fonction du caractère unique de son apparition hors de son contexte vivant dans ce que Benjamin appelle, dans l'une des Thèses sur la philosophie de l'Histoire, "une citation à l'ordre du jour", au jour du Jugement Dernier. Le passé ne se laisse fixer que dans l'image qui apparaît une fois pour toutes dans l'instant de son extranéation, tout comme un souvenir surgit soudain dans un moment de danger (3).

Cette façon particulière d'entrer en relation avec le passé constitue aussi le fondement de l'activité d'une figure avec laquelle Benjamin se sentait une affinité instinctive : celle du collectionneur. Le collectionneur aussi "cite" l'objet en dehors de son contexte et, de cette manière, détruit l'ordre au sein duquel il trouve sa valeur et son sens. Qu'il s'agisse d'une œuvre d'art ou d'une marchandise quelconque qu'en un geste arbitraire il élève pour en faire l'objet de sa passion, dans tous les cas le collectionneur se fixe le devoir de transfigurer les choses, les privant du coup tant de leur valeur d'usage que de la signification éthico-sociale dont elles étaient investies par la tradition. 

Cette libération des choses "de l'esclavage d'être utiles" est accomplie par le collectionneur au nom de leur authenticité, qui seule légitime leur inclusion dans la collection : mais cette authenticité présuppose à son tour l'extranéation par quoi cette libération a pu advenir et par quoi la valeur d'amateur a pu se substituer à la valeur d'usage. En d'autres termes, l'authenticité de l'objet mesure sa valeur-extranéation, et celle-ci, à son tour, l'unique espace où la collection se tient (4).

Dans la mesure précisément où elle fait une valeur de l'extranéation du passé, la figure du collectionneur est en quelque sorte apparentée à celle du révolutionnaire, pour qui l'apparition du nouveau n'est possible que par la destruction du vieux. Et ce n'est certes pas un hasard si les grandes figures de collectionneurs fleurissent justement dans les période de rupture par rapport à la tradition et d'exaltation rénovatrice : dans une société traditionnelle, ni la citation ni la collection ne sont concevables, parce qu'il n'est possible de rompre en aucun point les mailles de la tradition par laquelle se fait la transmission du passé. 

Il est curieux d'observer que Benjamin, qui avait pourtant perçu le phénomène par lequel l'autorité et la valeur traditionnelle de l’œuvre d'art commençaient à vaciller, ne se soit pas aperçu que la "décadence de l'aura", en quoi il synthétise ce processus, n'avait en aucune façon comme conséquence la "libération de l'objet de sa gaine cultuelle" ni son assise, à partir de ce moment, sur la praxis politique, mais plutôt la reconstitution d'une nouvelle "aura", par laquelle l'objet, recréant et exaltant même au maximum sur un autre plan son authenticité, prenait une nouvelle valeur, parfaitement analogue à cette valeur d'extranéation que nous avons déjà observée à propos de la collection. Loin de libérer l'objet de son authenticité, sa reproductibilité technique (en quoi Benjamin voyait le principal agent corrosif de l'autorité traditionnelle de l’œuvre d'art) la pousse au contraire à l'extrême : elle est le moment où, par la multiplication de l'original, l'authenticité devient le chiffre même de l’insaisissable.

L’œuvre d'art perd donc l'autorité et les garanties qui lui venaient de son insertion dans une tradition, pour laquelle elle construisait les lieux et les objets où se réalisait sans cesse la soudure entre présent et passé ; mais loin d'abandonner son authenticité pour devenir reproductible (réalisant ainsi le vœu de Hölderlin que la poésie redevienne quelque chose que l'on puisse calculer et enseigner), elle devient au contraire l'espace où s'accomplit le plus ineffable des mystères : l'épiphanie de la beauté esthétique.

Le phénomène est particulièrement évident chez Baudelaire, que Benjamin considérait comme le poète chez qui la décadence de l'aura trouvait son expression la plus typique. 

Baudelaire est le poète qui doit affronter la dissolution de l'autorité de la tradition dans la nouvelle civilisation industrielle et se trouve donc dans la situation de devoir inventer une nouvelle autorité : et il s'est acquitté de ce devoir en faisant de l'intransmissibilité même de la culture une nouvelle valeur et en plaçant l'expérience du choc au centre du travail artistique. Le choc est la force de heurt dont se chargent les choses quand elles perdent leur transmissibilité et leur compréhensibilité à l'intérieur d'un ordre culturel donné. Baudelaire comprit que si l'art voulait survivre à la ruine de la tradition, l'artiste devait essayer de reproduire dans son œuvre la destruction même de la transmissibilité qui était à l'origine de l'expérience du choc : de cette façon il réussirait à faire de l’œuvre le véhicule même de l'intransmissible. Par la théorisation du beau comme épiphanie instantanée et insaisissable ("un éclair... puis la nuit !"), Baudelaire fit de la beauté esthétique le chiffre de l'impossibilité de la transmission. Nous sommes ainsi en mesure de préciser en quoi consiste la valeur-extranéation dont nous avons vu qu'elle était à la base tant de la citation que de l'activité du collectionneur, et dont la production est devenue le devoir spécifique de l'artiste moderne : ce n'est rien d'autre que la destruction de la transmissibilité de la culture.

La reproduction de la dissolution de la transmissibilité dans l'expérience du choc devient donc la dernière source possible de sens et de valeur pour les choses mêmes, et l'art le dernier lien qui unisse encore l'homme à son passé. La survivance de ce dernier dans le moment imprévisible où se réalise l'épiphanie esthétique est, en dernière analyse, l'extranéation effectuée par l’œuvre d'art, et cette extranéation n'est, à son tour, que la mesure de la destruction de sa transmissibilité, c'est-à-dire de la tradition.

Giorgio Agamben, traduit de l'italien par Caroline Walter, L'Homme sans Contenu, Éditions Circé, 1996, p.137-140.

Notes.

1. Voir, à ce sujet, les observations de H. Arendt, in Men in dark times, New York, 1968, p.193.
2. Il est facile d'observer que la fonction extranéation des citations est l'exact correspondant critique de l'extranéation effectuée par le ready-made et le pop-art. Ici aussi, un objet dont le sens était garanti par "l'autorité" de son usage quotidien, perd brusquement son intelligibilité traditionnelle pour se charger d'un inquiétant pouvoir traumatogène.
Dans son article Ce qu'est le théâtre épique, Benjamin définit comme "interruption" le processus caractéristique de la citation. "Citer un texte implique d'interrompre le contexte dans lequel il se situe", mais, par cette interruption, s'effectue l'extériorisation qui nous rend la connaissance de la chose.
3. Il est curieux de noter que Debord (La société du spectacle, Paris, 1967, chap. VIII), dans sa recherche d'un "style de la négation" comme langage de la subversion révolutionnaire, ne se soit pas aperçu du potentiel destructeur implicite dans la citation. Toutefois, l'usage du "détournement" et du plagiat, qu'il recommande, joue dans le discours le même rôle que celui confié par Benjamin à la citation, dans la mesure où "dans l'emploi positif des concepts existants, il inclut en même temps l'intelligence de leur fluidité retrouvée et de leur destruction nécessaire, et, de cette façon, exprime la domination de la critique présente sur tout son passé... Il apparaît dans la communication qui sait qu'elle ne peut prétendre détenir aucune garantie... C'est le langage qu'aucune référence ancienne ne peut confirmer".
4. Que la valeur-extranéation ré-acquière ensuite une valeur économique (et donc une valeur d'échange), signifie simplement que l'extranéation assume dans notre société une fonction économiquement appréciable.

Merci à F.M.

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