Moebius, 40 Jours dans le Désert B, 1999. |
... Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent encombrés de broussailles, s'arrêtent soudain dans le non frayé.
On les appelle Holzwege.
Chacun suit son propre chemin, mais dans la même forêt. Souvent, il semble que l'un ressemble à l'autre. Mais ce n'est qu'une apparence.
Bûcherons et forestiers s'y connaissent en chemins. Ils savent ce que veut dire : être sur un Holzweg, sur un chemin qui ne mène nulle part.
***
Note préliminaire
Le titre du présent recueil est Holzwege.
Le titre est très ambigu. Si, en effet, le sens premier de Holzweg est bien celui de "chemin" (Weg) s'enfonçant en "forêt" (Holz) afin d'en ramener le "bois coupé" (Holz) - le sens premier étant donc : "chemin du bois", sens encore en usage de nos jours chez les bûcherons, forestiers, chasseurs et braconniers -, un autre sens n'a pas tardé, dès le XVe siècle, à éclipser le premier. C'est celui de "faux chemin", "sentier qui se perd". Dans l'usage courant, c'est celui qui a prévalu, ne se rencontrant toutefois que dans la seul locution : auf dem Holzweg sein (mot à mot : "être sur le chemin "du ailleurs, qui ne mène "nulle part"") - locution signifiant : "faire fausse route", "s'être fourvoyé", "ne pas y être", et cela surtout au sens figuré. Ainsi dira-t-on : da sind Sie auf dem Holzweg pour signifier : "là vous n'y êtes pas, la vous faite fausse route".
Lisant, au pluriel, et hors de l'expression stéréotypée, le mot Holzwege, le lecteur allemand est donc dès le départ dépaysé, mais non pas nécessairement choqué. Il a encore, face à ce titre, avec la façon de parler familière dans l'oreille, une vague consonance de "chemins en forêt profonde", de "sentiers plus ou moins inconnus"
Cette impression se confirme à la lecture de l'exergue, où Heidegger fait très subtilement jouer les nuances : "Bûcherons et forestiers s'y connaissent en chemins. Ils savent ce que c'est "auf einem Holzweg zu sein" - que d'être sur un Holzweg, et non pas "auf dem Holzweg", comme dit toujours la locution. Heidegger, par le seul emploi de l'article indéfini, fait disparaître d'un coup toute familiarité de la locution, ce qui ravive aussitôt dans le mot Holzweg la présence du Holz, c'est-à-dire de la forêt profonde, présence entièrement perdue dans la première phrase de l'exergue, non traduite : Holz lautet ein alter Name für Wald, "bois est un vieux nom pour forêt" - tout en sauvegardant par la même en toute sa force l'autre sens de "chemin perdu", à savoir "peu sûr", toujours exposé à un péril d'errance et de fausse route : car la forêt où sillonnent de tels chemins n'est autre que la forêt, le Holz, la Hylè, la sylve de l'être, c'est-à-dire de la vérité en son retrait toujours renouvelé.
Martin Heidegger, traduit de l'Allemand par Wolfgang Brokmeier, Chemins qui ne mènent nulle part, Éditions Gallimard, coll. Tel, 1962 (1986), p.7-9.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire