Professor Bourbaki, IMG_0401, 2013. |
On lit dans Zhuangzi (XXIV): "les ermites sont cachés dans les monts et les bois, se nourrissent de glands et de châtaignes, de poireaux et de ciboulette". Même si les lettrés chinois - et ici, les influences du taoïsme et du bouddhisme pour une fois se conjuguent - rêvent volontiers de retraite en montagne ou de vie érémitique, il s'agit plutôt d'un "sentiment de la nature" et d'un aimable fantasme qu'ils ont plaisir à entretenir, d'une nostalgie cultivée, d'une sorte d'idéal aux vertus consolatrices qu'ils évoquent quand leurs occupations excessives ou les ennuis du quotidien les oppressent.
Car si tous en rêvaient, ceux qui avaient les moyens financiers de réaliser luxueusement leurs désirs bucoliques n'étaient pas nombreux; plus exactement, chacun devait s'accommoder de sa situation et, selon les cas, le parc idéal se muait en jardin, le jardin, en sadinet, le terrain, en lopin... et quand cela même était hors d'atteinte, un humble pot tenait lieu de campagne.
Le sommet de la sophistication et de l'abstraction est atteint avec un jardin sur le papier, lorsqu'un Liu Shilong interroge: "Pourquoi n'aurais-je pas un jardin sur le papier? Paysage né de la vision intérieure, formes créées par le pinceau, je peux en jouir tout à loisir, sans dépense et sans effort. Que peut souhaiter de mieux un lettré impécunieux? S'il y a des limites à une construction réelle, il n'y en a pas à une construction imaginaire, c'est pourquoi mon jardin est si beau".
A part ce cas extrême et vraiment extraordinaire, il faut donc prendre avec certaines précautions les déclarations, les lettres, les poèmes des écrivains sur le sujet. Cela vaut en particulier pour Li Yu, qui, s'il ressentit le besoin d'un refuge lors des troubles de la fin des Ming avec l'arrivée des Mandchous, fut d'autre par loin de vivre en anachorète et s'arrangea toujours habilement pour concilier une vie que nous dirions mondaine avec les plaisirs d'une existence aux champs. Sa retraite à la campagne fut en réalité un jardin en ville, c'est-à-dire concrètement un domaine, même réduit, où il put vivre (et écrire) à son aise durant ses moments de loisir et se cacher de façon très relative en jouissant des agréments d'un jardin, faute d'un parc, avec des plantations à son goût. Il lui fallut du temps, il lui fallut aussi, bien qu'il fût un des très rares écrivains à réussir à vivre de son pinceau et même, à certaines périodes, à être presque riche, trouver les sommes nécessaires pour parvenir, assez tardivement, à "acheter une (retraite en) montagne où se retirer" (maishan er yin); ce n'était nullement grandiose, et il baptisa d'ailleurs l'endroit jianzheju, "la demeure d'un humble".
Il se plaint aussi quelque part de ne pouvoir planter autant qu'il le voudrait, ce qui nous ramène encore à la réalité et à son cher mais minuscule Jardin-graine de moutarde. Comme le nom l'indique, on ne pouvait guère faire plus petit, mais qu'importe! c'était son domaine; cela devint rapidement, en même temps, le nom de la maison d'édition qu'il fonda, et la célébrité qu'il lui acquit compensa, on veut le croire, l'exiguïté relative de l'endroit.
Si le jardin ne permettait que des aménagements ou des fantaisies adaptés à ses dimensions, il n'empêchait nullement - après tout, les Chinois sont aussi inventeurs des penjing, "paysages en pot" ou jardins en miniatures, les ancêtres des bonsaï japonais - son propriétaire de s'abandonner à ses songeries et d'être un expert reconnu dans l'art des jardins, comme ce fut le cas de Shi Tao, Yuan Mei, Cao Xueqin et bien d'autres.
Or il s'agit ici non seulement de jardinier, mais, si l'on ose dire, de jardiner le paysage, de concilier avec talent, dans un espace donné, plantations et paysage, de faire ce que les Anglais appellent du landscape gardening; nous avons l'expression de "jardin paysager" et il faudrait peut-être parler ici de jardin-paysage, car il s'agit en réalité d'opérer une véritable création ou recréation d'un panorama, d'un paysage complet! d'opérer une véritable création ou recréation d'un panorama, d'un paysage complet! Choisir et distribuer des plantes selon la topographie est à la portée de quiconque, mais ce qu'on attend d'un maître, c'est qu'en creusant ici des étangs, en élevant là des montagnettes, en disposant ailleurs des rocs ou des "falaises", il modèle ou remodèle le terrain, qu'il intervienne habilement pour, en somme, truquer et recomposer le paysage avec tant d'art que soit recréée l'illusion parfaite de paysages naturels... et que devant la réussite de tant d'artifices les confrères lettrés et artistes ne puissent que soupirer tous d'admiration!
Car, à moins de trouver son bonheur en vivant de riz grossier et d'eau et en dormant avec son bras replié pour oreiller" - selon les paroles de Confucius - reclus dans une grotte de montagne, la nature à l'état brut ne suffit pas, ou plutôt, elle ne suffit pas à combler les esthètes chinois. Ils entendent la perfectionner, lui adjoindre la touche artistique qui leur permettra de s'y enchanter comme le demande leur culture. Cette valeur esthétique ajoutée culmine d'une part dans l'agencement et l'ameublement de leur demeure (et, à l'intérieur de la demeure, dans l'arrangement de la salle principale et surtout du studio-bibliothèque avec les tableaux, livres, bibelots, rares meubles), et d'autre part, dans leur jardin-parc, qui fut souvent le point de départ de tous les aménagements de leur cadre de vie. Il constitue une sorte d'écrin primordial plein de cachettes, de recoins, de détours révélant à chaque instant de nouveaux aspects et de nouvelles vues, regorgeant de surprises, de beautés selon leur goût, et qui doit idéalement être un véritable modèle réduit du monde.
Cet univers reconstitué avec pour éléments essentiels, symboliques, la montagne et l'eau (cette association des deux mots signifiant en chinois: paysage) pourra devenir le lieu idéal d'une vie retirée où s'adonner aux loisirs raffinés, aux "passe-temps sublimes" des lettrés, à la poésie, à la méditation, à la quête d'un perfectionnement spirituel.
Puisqu'on a parlé précédemment d'obstacles pécuniaires, il est juste de dire qu'il n'est pas nécessaire d'avoir une fortune pour réaliser pareille retraite, et qu'un terrain de superficie très modeste peut y suffire, comme le prouvent les beaux jardins privés qu'on peut encore de nos jours visiter à Suzhou (le Wangshiyuan, le jardin du maître des filets, par exemple, ne couvre guère qu'un demi-hectare).
Généralement enfermés derrière de hauts murs, ils offrent au regard du promeneur un espace très structuré et fragmenté où constructions, rochers artificiels, plans d'eau et plantations sont distribués de telle sorte qu'on ne cesse de sinuer au gré de sentiers dont les méandres, savamment dessinés, ont pour fonction, outre le plaisir d'y muser, de faire découvrir de nouveaux points de vue au bout de quelques pas. On y chemine, certes, mais on s'y arrête constamment pour apprécier les changements de perspectives et même de paysage, pour goûter les ruptures de rythme, les délicieuses surprises ou mise à distance, pour considérer les éléments qui en font l'ornement - kiosques, rocs, lumières, galeries couvertes zigzagantes, murs, plantes telles que bambous, bananiers, pins, fleurs - et pour qu'au bout d'un moment on se trouve captivé et comme doucement grisé à la fois par les détails et l'ensemble. Enfin, après bien des haltes, les effets cumulés des beautés multiples et subtiles qu'on a admirées semblent, à la façon des touches de couleur dans une peinture impressionniste, fusionner dans l’œil mais surtout dans l'âme du flâneur: il se sent progressivement gagné par une sorte de joie intime, de paix recueillie, et s'il peut alors, une fois sorti, s'asseoir dans un endroit tranquille pour récapituler en esprit les sites qu'il vient de traverser ou de voir, il croit avoir fait une longue randonnée au cours de laquelle lui ont été offerts des panoramas multiples à la fois immenses et minuscules. Ce qui a opéré, c'est l'art du maître qui conçut ces paysages et qui, par savantes évocations ou de simples allusions, a réussi à susciter chez le spectateur une étrange synthèse, à réaliser une mystérieuse alchimie visuelle et mentale: c'est bel et bien un charme, au sens originel d'opération magique, s’exerçant sur le cœur et l'esprit, et qui y succombe en ressent longuement les effets.
Ce qui n'est ici que l'impression d'un simple barbare attentif a été, dès les premiers siècles de notre ère, éprouvé, pensé, conceptualisé, (on a envie de dire mis au point comme une suite de stratagèmes) par les poètes chinois. Ces conceptions, dont l'exposé élaboré forme quasiment un genre de la littérature descriptive ou essayiste, sont partagées par la plupart des lettrés; elles font partie de leur patrimoine mental et esthétique, et ils les ont découvertes ou affinées aussi bien dans leurs promenades que dans la lecture, ou la composition, d'essais littéraires ou de poèmes en prose. Li Yu, qui comme les autres s'en est nourri, prendra le pinceau pour y ajouter, lorsqu'il l'estime utile, ses idées et ses inventions personnelles. Sa curiosité intarissable et portant sur tous les domaines est remarquable, mais l'unité de sa pensée ne l'est pas moins, et elle se marque autant dans l'art d'aménager les jardins que dans celui d'aménager les maisons. De plus, il n'aime ni répéter ce que d'autres ont déjà dit, ni paraître donner pour nouveauté ce que beaucoup connaissent; cela explique probablement qu'il ne parle pas des constructions (kiosques, belvédères, galeries) si importantes dans les jardins chinois; en revanche, il a des exposés à faire sur l'aménagement du terrain, le creusement d'étangs et l'édification d'éminences de rocs ou de terre, l'adjonction de rochers bizarres, et on les trouvera dans les pages qui suivent. Ensuite viendront ses idées, assorties de ses préférences, sur les plantations qui complètent les bonheurs qu'on peut attendre d'un jardin.
Jacques Dars, Le Jardin in Les Carnets Secrets de Li Yu, Un Art du Bonheur en Chine, Éditions Philippe Picquier, 2003, p.77-84.