Sun Ra, Space is the Place, 1974. |
On rencontre des phénomènes du même ordre dans l'histoire du Tchouang-tseu. Il contient des inventions qui n'ont pas été comprises, ou qui ont cessé de l'être avec le temps. On voit aussi que les commentateurs ont imaginé des interprétations qui se sont au contraire imposées durablement et sont devenues "traditionnelles".
Voici l'exemple d'un texte remarquable qui a non seulement cessé d'être compris, mais qui a servi durant des siècles à justifier des idées contraires à son contenu.
Le chapitre 4 du Tchouang-tseu s'ouvre sur un dialogue imaginaire entre Confucius et Yen Houei (Yan Hui), son disciple préféré. Ce dernier annonce à sont maître qu'il se rend à la cour de Wei. Le jeune prince de Wei est en train de mettre son royaume à feu et à sang et Yen Houei veut tenter de porter remède à cette situation catastrophique. Il sait que le prince est violent et imprévisible, mais veut tout de même agir. Confucius tente de l'en dissuader, mais le disciple ne se laisse pas décourager. Confucius lui demande alors comment il pense s'y prendre et lui démontre méthodiquement qu'aucun des procédés auxquels il compte recourir ne le sauvera de l'échec. (1) Vient alors le passage suivant :
- Je n'ai pas d'autre ressource, dit Yen Houei. Sauriez-vous que faire, vous?
- Jeûne, lui répond Confucius ; car crois-tu qu'on puisse agir facilement quand on le fait intentionnellement ? Si tu crois cela, le Ciel ne te sera pas favorable.
- Je suis pauvre, voilà des mois que je n'ai pas bu de vin ni mangé de viande. Puis-je considérer que j'ai jeûné ?
- Cela, c'est le jeûne de l'esprit ?
- Unifie ton intention, explique Confucius. N'écoute pas avec ton oreille, mais avec ton esprit. N'écoute pas avec ton esprit, mais avec ton énergie. Car l'oreille ne peut faire plus qu'écouter, l'esprit ne peut faire plus que reconnaître tandis que l'énergie est un vide entièrement disponible. L'acte s'assemble seulement dans ce vide. Et ce vide, c'est jeûne de l'esprit.
C'est le passage le plus connu du dialogue, voire le seul connu. C'est un passage canonique - mais qu'on a mal lu. Tous les commentaires qui nous sont parvenus l'attestent, et la lecture traditionnelle se maintient aujourd'hui. L'erreur tient en deux points :
1. Le "jeûne de l'esprit" sin-tchaï (xin-zhai) est considéré comme une méthode de méditation pratiquée dans le but de s'abstraire des contingences déplaisantes de la réalité sociale et politique. Mais il suffit de tenir compte du contexte et de lire le dialogue en entier de façon non prévenue pour se rendre à l'évidence : du début à la fin, Confucius et Yen Houei parlent des conditions que doit remplir celui qui se propose d'agir dans des circonstances dangereuses, au péril de sa vie, et le "jeûne de l'esprit" dont parle Confucius est une préparation à l'action.
2. Les exégètes n'ont pas vu cela parce qu'ils ont tous tenu Tchouang-tseu pour une penseur de la préservation de soi et d'une liberté spirituelle se déployant hors du monde. Dans leur esprit, il ne pouvait pas s'être intéressé à l'idée d'un acte réel mettant fin à la carrière d'un tyran. Ils ne pouvaient donc pas voir autre chose, dans le "jeûne de l'esprit", qu'une manière de sortir du monde. (2)
Leur cécité a quelque chose d'extraordinaire, car quand on lit le dialogue les yeux ouverts, il est parfaitement explicite. Dès le début, Confucius avertit son disciple du danger qu'il va courir en lui disant :
- Tu vas te faire exécuter ! Car l'action doit avoir un but précis, sinon elle se divise, elle se brouille, elle tourne mal et cause à la fin des dégâts irréparables. (3)
Confucius ne dit pas à son disciple que l'action qu'il projette est vaine ou impossible, mais qu'elle ne réussira qu'à certaines conditions, et c'est sur ces conditions que porte toute la suite de l'entretien. Après le passage du "jeûne de l'esprit", le maître conclut par une remarquable évocation de l'acte inspiré qui a seul quelque chance de détourner le prince de ses funestes entreprises. C'est un acte où soudain s'unissent, en une synthèse imprévue et imprévisible, toutes les ressources, forces et facultés d'une personne. Ce que la théologie chrétienne interprète comme un effet de la grâce divine, Tchouang-tseu le conçoit comme la manifestation d'un régime supérieur de l'activité. (4)
L'intérêt de Tchouang-tseu pour ce genre d'acte décisif est attesté par d'autres dialogues où de tels actes sont mis en scènes. Ils sont pour moi une preuve supplémentaire que j'ai bien lu l'entretien de Confucius et Yen Houei. (5) On peut certes m'objecter que le Tchouang-tseu, notamment dans le même chapitre 4, comporte aussi des pièces où s'exprime l'idée qu'il faut avant tout se méfier des hommes de pouvoir et mettre autant que possible hors de leur atteinte. Mais c'est que les deux thèmes sont présents : celui de l'intervention qui coupe à la racine la soif de pouvoir d'un potentat, mais aussi celui de la prudence et de la préservation de soi. Si l'entretien de Confucius et son disciple était la seule et unique pièce à évoquer ce genre d'intervention, dans tout l'ouvrage, il faudrait encore le lire comme je l'ai fait. Quand on modifie la profondeur de champ et que l'on prête attention au dialogue entier, ce qui semblait n'être que le fond du tableau prend un relief extraordinaire et l'on découvre d'abord que le dialogue a un sens et une portée tout autres que ce qu'on croyait. (6)
Jean François Billeter, Notes sur Tchouang-tseu et la Philosophie, Éditions Allia, 2010, p.80-85
Notes
1. Voir la traduction, le commentaire et l'analyse approfondie de ce dialogue qui forment le chapitre 3, "La mission de Yen Houei", des Études de Tchouang-tseu, p. 71-115, voir en particulier p. 80 et 89-91. Voir aussi Leçons, p. 96-99.
2. Faut-il supposer qu'ils n'en concevaient plus la possibilité, à cause du monde dans lequel ils vivaient, ou qu'ils n'osaient pas en faire état parce que l'idée était trop dangereuse ? Je penche en faveur de la première hypothèse, mais la question reste ouverte. Sur la force de ce préjugé, voir l'exemple cité dans Études, p. 100.
3. Encore faut-il bien comprendre cette phrase, qui fournit la clé de tout le dialogue, et la traduire de façon à ce qu'elle soit intelligible en français. Je l'ai fait en traduisant tao (dao) par "l'action". Le mot tao ne désigne pas ici le Tao, la source insaisissable dont tout procède dans l'univers, mais l'action elle-même, ou plutôt l'acte. Voir Études, p. 77 et 83-84.
4. Sur cette comparaison, voir Études, p. 102-114.
5. J'ai étudié plusieurs de ces dialogues dans le chapitre 2 des Études, "Non-pouvoir et non-vouloir" ; voir en particulier les dialogues VIII, IX et XIII, XIV.
6. Dans l'ouvrage cité plus haut, Jean-Michel Rey fournit un bel exemple de ce renouvellement du regard. Parce qu'il n'est pas théologien, mais un spécialiste de la chose littéraire, il ne voit pas d'abord les épîtres de Paul les idées qui sont devenues des lieux communs par la suite, mais les textes d'un auteur stupéfiant, génial et confus. Mes collègues chinois se trouvent dans la même situation que les théologiens. Dans le Tchouang-tseu, ils vont droit aux idées que la tradition philosophique en a tirées par la suite ou qu'elle lui a attribuées, et négligent le reste.