Photographie non attribuée, GOT - Unsullied, 2013. |
La pratique de la guerre nous indiquerait, de l'organisme ennemi, le point à détruire. Notre tactique serait celle du cricket "tip and run" : "touche et fuis". Des coups et non pas des poussées. Nous ne devions jamais essayer de poursuivre un avantage. Le principe était : lancer la plus petite force le plus vite et le plus loin possible.
Cette vitesse et cette portée nécessaires pour une guerre à distance, nous pourrions les atteindre grâce à la sobriété des nomades et au rendement qu'ils obtiennent de leurs chameaux. Le chameau, cette machine naturelle prodigieuse et compliquée, donne, entre les mains expérimentées, les résultats les plus remarquables. Nos remous pourraient aller six semaines dans une indépendance complète si chaque homme fixait à sa selle un demi-sac de farine de quarante-cinq livres.
Pour l'eau, une réserve d'un demi-litre suffisait. Les chameaux doivent boire : nous ne gagnerions rien à prévoir pour nous plus que pour nos montures. Quelques-uns de nos hommes ne buvaient jamais entre deux puits, mais une telle endurance était rare ; la plupart se désaltéraient longuement à chaque puits et emportaient de quoi boire une fois pendant le "jour sec" intermédiaire. Les chameaux pouvaient faire 150 milles sans s'abreuver : trois jours de marche vigoureuse. Cinquante milles forment une étape facile ; quatre-vingts est un bon chiffre ; en cas d'urgence nous pouvions couvrir 110 milles (177 kilomètres) dans les vingt-quatre heures ; deux fois, Ghazala, notre meilleure chamelle, franchit seule avec moi, 143 milles (230 kilomètres) dans le jour. La distance entre deux puits étant rarement de 100 milles, une réserve d'un demi-litre donnait assez de latitude.
Nos six semaines de nourriture permettaient d'aller à 1000 milles (1600 kilomètres) et de revenir. L'endurance de nos chameaux rendait possible pour nous (pour moi, l'apprenti-chamelier de notre armée, "douloureux" serait le mot juste) de franchir 1500 milles en 30 jours sans craindre la faim. Dépassions-nous, en effet, le temps prévu ? Chacun de nous était assis sur 200 livres de viande en puissance ; l'homme privé de son chameau n'avait qu'à monter en croupe sur un autre, en cas de nécessité.
L'équipement de ces troupes de raid devait viser à la simplicité, sans exclure pourtant une supériorité technique sur les Turcs dans un domaine essentiel. Je demandai à l'Égypte de grandes quantités d'armes légères automatiques, Hotchkiss ou Lewis, pour de bons tireurs isolés. Les hommes entrainés à leur maniement étaient délibérément tenus dans l'ignorance du mécanisme : il ne fallait pas gaspiller la vitesse en essayant de réparer. Nos combats à nous duraient quelques minutes et se disputaient à dix-huit milles à l'heure. Si la mitrailleuse s'enrayait, l'homme devait la "balancer" et entrer dans le jeu avec son fusil.
Un autre trait distinctif pouvait être l'usage des explosifs puissants. Nous établîmes peu à peu une technique spéciale du dynamitage ; à la fin de la guerre nous pouvions démolir économiquement et sûrement n'importe quelle quantité de rails et de ponts. Allenby se montra généreux en explosifs. Seuls les canons tardèrent à venir jusqu'aux derniers mois. Retard pitoyable ! Dans la guerre de manœuvre un canon à longue en surclassait quatre-vingt-dix-neufs courts.
La distribution de nos rezzous n'avait rien d'orthodoxe. Nous ne pouvions ni mélanger ou combiner les tribus (à cause de leur méfiance réciproque) ni envoyer les hommes de l'une sur le territoire de l'autre. Pour compenser ce désavantage nous visions à la dispersion maxima des forces, et nous ajoutions la fluidité à la vitesse en utilisant un district le lundi, un autre le mardi, un troisième le mercredi. Ainsi notre mobilité naturelle était encore accrue. Quand nous poursuivions l'ennemi nos rangs se reformaient en hommes frais à chaque tribu nouvelle, gardant ainsi leur énergie première. Le désordre maximum constituait, à la lettre, notre équilibre.
L'économie interne des rezzous poussait à l'extrême l'irrégularité et la souplesse d'articulation. Les circonstances n'étaient jamais deux fois les mêmes pour nous ; aucun système ne pouvait donc d'y adapter deux fois ; et notre diversité déroutait l'espionnage ennemi. Leur information se fondrait sur l'identité des bataillons et des divisions ; des cadavres de trois compagnies pouvaient leur faire croire à l'existence d'un Corps d'Armée. En vérité, nos forces dépendaient d'un caprice.
Nous servions un idéal commun sans émulation entre tribus ; nous ne pouvions, par la suite, espérer la naissance d'un esprit de corps. Les soldats ordinaires sont transformés en membres d'une caste, soir par des avantages matériels : solde, uniforme et privilèges, soit par le mépris qui les coupe de la vie. Nous ne pouvions ainsi lier nos hommes maille en maille : car ils se battaient de leur plein gré. Bien des armées ont été faites d'enrolés volontaires ; bien peu ont servi volontairement. N'importe lequel de nos Arabes pouvait retourner chez lui sans encourir aucune sanction, dès que sa foi l’abandonnait. L'honneur était notre seul contrat.
Nous n'avions donc aucune discipline, au moins au sens où elle est restrictive, négatrice des individualités, le Plus Petit Dénominateur Commun des hommes. Dans les armées du temps de paix, la discipline signifie la poursuite non d'une moyenne, mais d'un absolu - l'égalisation à cent pour cent. Pour cela 99% des hommes sont abaissés au niveau du plus faible dans la parade. Le but est de transformer l'unité en unité, l'homme en type : ainsi leur effort devient calculable et le résultat collectif uniforme en masse et en qualité. Plus la discipline est profonde, plus est faible la valeur individuelle, plus sûre est l'exécution.
En substituant ainsi le travail assuré au chef-d’œuvre possible, la science militaire sacrifie, délibérément, une fraction de la valeur totale, pour annuler l'élément d'incertitude, le facteur bionomique, dans l'humanité enrégimentée. Le complément nécessaire de la discipline est la guerre complexe, socialement organisée - cette forme de guerre où le combattant est en vérité le produit des efforts multipliés d'une longue hiérarchie humaine qui, de l'usine au service de ravitaillement, travaille à le maintenir en action sur le champ de bataille.
La guerre arabe devait être, en réaction contre cette forme, individuelle et simple. Chaque homme enrôlé devait servir sur le front de bataille et se suffire à lui-même. L'efficacité de nos forces était l'efficacité de l'homme seul. Il me parut que, dans notre guerre articulée, la somme de ces hommes seuls égalerait au moins le produit d'un système complexe de même valeur numérique.
En pratique nous n'emploierions pas sur la ligne de feu les masses d'hommes considérables que ce système simple mettait théoriquement à notre disposition : notre attaque pouvait être trop étendue (en contraste avec notre menace d'attaque qui ne le serait jamais trop). La tension morale du combat isolé rendait cette guerre "simple" très dure pour le soldat ; elle exigeait de lui une initiative particulière, de l'endurance et de l'enthousiasme. La guerre irrégulière est beaucoup plus intellectuelle qu'une charge de baïonnette, beaucoup plus épuisante que le service d'imitation et d'obéissance confortables des armées régulières. Elle exige qu'on vous laisse les coudées franches. Dans la guérilla si deux hommes se trouvent ensemble, il y en a un de gaspillé. Notre idéal devait être de transformer la guerre en une suite de combats singuliers, nos régiments en une heureuse alliance d'agiles commandants en chef.
Thomas Edward Lawrence, traduit de l'anglais par Charles Mauron, Les Sept Piliers de la Sagesse, Éditions Petite Bibliothèque Payot, 1926 (2002), p.459-462.
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