vendredi 8 novembre 2013

Attachement & Detachement.

Christian Zander, n/a, 2013.

Il faudrait une histoire sociale des sciences sociales (sur l’anthropologie voir Stocking) qui reste en grande partie à écrire pour montrer le déploiement et la dynamique des solidarités. Mais celles-ci, et c’est là que le changement se trouve si changement il y a, sont maintenant revendiquées par certains sociologues. À une sociologie du dévoilement (le sociologue rend visibles des liens que les acteurs ne voient pas), succède une sociologie qu’on peut qualifier de constructiviste et qu’il serait plus juste d’appeler performative . Son ambition est de restituer et d’analyser la capacité des acteurs à construire les collectifs dans lesquels ils vivent. Aux acteurs agis par des structures, noyés dans des contextes, ballotés par des champs, mis en scène par la sociologie du dévoilement (ou de l’Auflklärung), cette deuxième forme de sociologie substitue des acteurs faisant flèches de tout bois pour constituer de nouveaux collectifs, pour se donner de façon réflexive et volontaire des environnements à leur action et pour les mettre en forme. Cette sociologie attentive aux phénomènes émergents opère en quelque sorte un transfert de compétences. Ce qui caractérisait jadis le savoir-faire du sociologue sert désormais à définir l’acteur qui se dote d’outils lui permettant de reconstituer ces trames invisibles et d’agir sur (et avec) elles. Les questions, généralement qualifiées de théoriques, que le sociologue se posait, voilà qu’on découvre que certains acteurs se les posent, et que c’est parce qu’ils se les posent que ces questions ont des réponses: celles, pratiques, inventées et sanctionnées, dans les cours de l’action elle-même. Le sociologue n’est plus celui qui fait apparaître des explications cachées. Il laisse les acteurs construire leurs identités et les négocier avec d’autres acteurs (Strathern), inventer de nouvelles formes d’organisation, s’interroger sur les conséquences attendues ou non de leurs actions, et il s’efforce de restituer les mécanismes complexes, changeants, foisonnants qui permettent aux acteurs de parvenir à leurs fins. Il participe avec ses propres outils à l’entreprise réflexive, et c’est précisément cette participation qui lui permet à la fois de produire des connaissances et de contribuer à la performation continue du social. L’homo sociologicus est devenu un hybride, à la fois acteur et sociologue.

Le choix des acteurs auxquels le sociologue s’associe est par conséquent crucial. De lui dépendent le contenu et la qualité des connaissances qu’il va produire. On dit dans l’industrie des services que la force d’une entreprise dépend désormais des compétences et de l’imagination des ses clients. La maxime s’applique à la sociologie qui ne peut faire l’économie de cette collaboration avec ceux qu’elle étudie, collaboration qui laisse aux sujets sous analyse tout l’autonomie dont ils ont besoin et qui les dote de tous les instruments d’auto-réflexivité qu’ils requièrent.

(...)

S’attacher à des acteurs pour produire avec eux la théorie de leurs pratiques émergentes, et faire proliférer, avec eux, les porte parole et les entités nouvelles, suppose, par symétrie, une volonté de détachement. 

Détachement de ces acteurs, une fois le travail de transport et de mise en politique realisé (Barthe), mais également travail de détachement d’autres acteurs qui auraient pu être candidats à cette coopération. Tous les acteurs réflexifs et émergents se valent-ils? Je dois dire que je bute sur cette question qui est à la frontière de la morale et de la politique. J’aurais tendance à répondre, et je vois évidemment la filiation avec les Lumières qu’implique ma réponse, que ce qui fait l’intérêt de la vie en société et ce qui la rend tout simplement humaine, c’est cette faculté constante qu’on les acteurs de se déprendre des liens qu’ils tissent dans leur actions, pour ouvrir de nouveaux espaces. Se detacher pour s’attacher autrement: telle me semble être la seule définition acceptable de l’action, qui sans cesser d’être dépendante des actions passées, devient moins déterminée par ces dernières. S’attacher puis se détacher, telle me semble être la seule definition possible du travail sociologique. Ce chassé-croisé définit les positions et les rôles respectifs tout en montrant les complémentarités et les solidarités entre action et analyse de l’action. Aller vers les acteurs qui se donnent pour raison d’être ce travail de détachement et d’attachement, s’attacher à eux pour faciliter le détachement, et s’en detacher quand ils sont pris dans leurs nouveaux attachements (sur les dilemmes moraux engendrés par cette double stratégie d’attachement et de détachement, voir les profondes réflexion de Moser et Law) telle me semble être la seule morale à suivre . 

La période actuelle, avec le retour en force du débat ancien sur le role des intellectuels, est sans doute une des moins favorables qui soit pour ouvrir à nouveaux frais le débat sur la place du sociologue dans la cité. Ce que j’ai essayé de montrer c’est qu’il fallait avoir le courage de se débarasser de ces notions d’un autre temps et qui ont fait leur temps. Ne plus parler d’intellectuel, spécifique ou non, collectif ou non, organique ou non, ne plus s’interroger sur les conditions de l’engagement ou du dégagement, faire son deuil de la prise de distance et de l’universalité: tel me semble être l’effort collectif que nous devons entreprendre. Tous ces mots sont impuissants pour decrire les pratiques réelles des sociologues et la contribution des sciences sociales à la performation toujours locale, toujours recommencée des collectifs hybrides dans lesquels nous vivons. 

La vision que j’ai proposée devrait nous soulager. Au lieu de nous laisser écraser par des responsabilités qui nous dépassent et qui nous accablent, au lieu d’avoir devant les yeux cette terrible interrogation, source de tant de malheurs et d’erreurs: que faire?, laissons nous guider par ces simples questions que nous avons à résoudre au jour le jour: à qui décidons-nous de nous attacher? De qui est-il temps de se detacher? Comment organisons-nous ce détachement et le transport d’un lieu à un autre? Je ne dis pas que les réponses à ces questions sont évidentes; je dis qu’elles sont tout simplement à notre portée, et que, dans les solutions que nous inventons, nous avons le droit à l’erreur sans risquer autre chose que notre propre peau.

Michel Callon, Ni intellectuel engagé, ni intellectuel dégagé : la double stratégie de l’atta­chement et du détachement in Sociologie du travail, vol. 41, 1, 1999, p.71-72 & 76-77.

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