vendredi 1 novembre 2013

Objet Technique.

Gilbert Simondon, Entretien sur la Mécanologie, 1968.

Jean-Yves Chateau a raison de le rappeler dans la longue introduction qui ouvre ce recueil : le souci de l’invention, chez Simondon, n’est pas une manière de dramatiser l’histoire des techniques, c’est une véritable méthode de recherche et d’analyse - mieux, un critère de ce qui est proprement technique, de ce qui fait de la technique "un ordre original de réalité" (p. 14). Aussi l’invention dans le domaine des techniques ne relève-t-elle pas à proprement parler d’une investigation psychologique "au sens habituel du terme", comme le précise Simondon (p. 332). Elle ne se confond pas avec la "créativité" de l’inventeur au travail ; elle ne peut apparaître que rétrospectivement, dans les gestes matérialisés, stabilisés en procédés, dans les objets inventés et les indices matériels de leur élaboration (schémas, prototypes, etc.). On ne lit pas à livre ouvert dans l’esprit des inventeurs : l’esprit est une boîte noire. Qu’il s’agisse du fil à couper le beurre ou de la turbine Guimbal, l’invention doit se lire dans les "traces". La psychologie de l’invention technique suppose donc une forme d’archéologie, et le sujet de l’invention, qu’il soit individuel ou collectif, laborieux ou génial, est toujours un sujet reconstruit à travers ses objets - un sujet technologique plutôt que psychologique. Ainsi la psychologie se confond finalement avec une phénoménologie des objets techniques dont les chemins ne cessent de recroiser ceux de la technologie et de l’histoire des techniques. Mais elle n’est pas séparable non plus d’une ontologie qui interroge le "mode d’existence" de l’objet technique à partir de ce qui fait proprement sa technicité (6). On objectera peut-être ici qu’à moins d’être technicien ou technologue, nous n’avons quasiment jamais affaire à des "objets techniques", mais d’emblée à des ustensiles ou à des machines dont le mode d’être n’est pas séparable de modes d’emploi ou d’usages particuliers. Il y a trois manières de répondre à cela. D’abord, l’objection concède à Simondon le point essentiel, à savoir que les objets techniques n’ont pas l’évidence qu’on leur prête habituellement. À strictement parler, nous ne savons pas ce qu’est un objet technique ; nous ignorons ce qu’il y a de spécifiquement technique dans les objets artificiels dont nous usons le plus souvent sans y penser. L’objet technique est-il d’ailleurs un objet ? Les catégories ordinaires qui nous servent à déployer les modes de l’objectivité ne nous masquent-elles pas l’essentiel ? Ensuite, au niveau fondamental où Simondon prend les choses, le point de vue de la fonctionnalité ou de l’utilité nous détourne de ce qui est proprement technique. L’objet technique n’est d’ailleurs pas nécessairement un outil ou un instrument : il peut être un ustensile, ou une machine présentant des degrés de complexité variables. Or un balai, un aspirateur, peuvent bien servir tous deux à ramasser de la poussière, cet usage commun ne les rapproche pas davantage que le fait de voisiner dans un placard. Enfin, si l’outil et l’instrument remplissent en effet une fonction médiatrice, une fonction de couplage entre un organisme et son milieu, l’essentiel pourtant n’est pas dans ce couplage et les diverses fonctions qu’il remplit : fonction de prolongement (cas de la pince à long bec), fonction de transformation (bras de levier de la pince), fonction d’isolement (pince gainée). Leroi-Gourhan, parmi d’autres, a produit des descriptions et des classifications précises des formes fondamentales de la médiation opérée par l’outil. Cependant, tout reste à faire pour ce qui est d’isoler les critères de la "technicité" et de cerner la nature de l’objet technique. Car "la fonction relationnelle n’est pas la seule : même au niveau le moins élevé, les objets techniques ont une logique interne, une auto-corrélation sans laquelle ils ne pourraient exister" (p. 91).

Elie During, Simondon au Pied du Mur in Critique, 706, 2006.

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