vendredi 11 juillet 2014

Plus Patiente.

Hasui Kawase, Lune à Umagome, 1930.

Ils avaient parlé de l'astrologie qu'on ne pratiquait pas au monastère et qui y était interdite. Narcisse avait expliqué que l'astrologie était un effort pour ordonner en système la variété des milles tempéraments des hommes et aussi leurs sorts et leurs destins. A ce moment Goldmund intervint: "Tu parles toujours de différences - j'ai constaté, à la longue, que c'est là ce qui te caractérise le mieux. Lorsque tu parles de la grande différence qui existe par exemple entre toi et moi, j'ai toujours l'impression que cette différence ne consiste en rien d'autre qu'en ton bizarre acharnement à découvrir partout des différences.

NARCISSE. - Bien sûr tu es dans le vrai. Les distinctions en effet n'ont pas grande importance pour toi; pour moi, elles sont la seule chose qui compte. Je suis, par tout mon être, un savant; mon destin, c'est la science. Et faire de la science, ce n'est, pour parler comme toi, rien d'autre que s'acharner à découvrir des différences. On ne saurait mieux définir son essence. Pour nous, hommes de science, rien de plus important que d'établir des distinctions; la science, c'est l'art des distinctions. Ainsi, découvrir sur chaque homme les caractères qui le distinguent des autres, c'est apprendre à le connaître.

GOLDMUND. - Ah! oui. Celui-ci a des sabots de paysan: c'est un paysan; cet autre une couronne sur la tête: c'est un roi. Ce sont des distinctions bien sûr; mais elles sont à la portée d'un enfant sans qu'il soit besoin de toute votre science.

NARCISSE. - Seulement quand le roi et le paysan ont le même vêtement, l'enfant ne sait plus les distinguer.

GOLDMUND. - La science non plus.

NARCISSE. - Si pourtant, peut-être. La science n'est pas plus sage que l'enfant, il faut en convenir, mais plus patiente. Elle ne se contente pas de noter les caractères les plus frappants.


GOLDMUND. - Un enfant intelligent non plus. Il reconnaîtra le roi à son regard ou à son allure. Bref, vous autres savants, vous êtes orgueilleux; vous nous croyez toujours, nous autres, plus bêtes que vous. On peut être très intelligent sans le secours de la science.

NARCISSE. - Je suis heureux que tu commences à t'en rendre compte. Tu ne tarderas pas beaucoup à t'apercevoir que, quand je parle de la différence entre toi et moi, je ne songe pas à l'intelligence. Je ne dis pas que tu es plus intelligent ou plus bête, meilleure ou plus mauvais: je dis seulement que tu es autre.

GOLDMUND. - C'est facile à comprendre. Mais tu ne parles pas seulement de la différence des caractères, tu fais également allusion à des différences dans la destinée, dans le sort qui nous est réservé. Pourquoi, par exemple, aurais-tu un autre destin que moi? Tu es, comme moi, un chrétien. Tu es, comme moi, résolu à mener la vie monastique. Tu es, comme moi, un fils de notre bon Père céleste. Notre but à tous les deux est le même: la béatitude éternelle. Notre destin est le même: le retour à Dieu.

NARCISSE. - Très bien; dans le catéchisme un homme en vaut un autre, en effet, mais pas dans la vie. Le disciple préféré qui reposait la tête sur la poitrine du Sauveur et l'autre disciple, celui qui le trahit, ils n'ont pas eu tous les deux, ce me semble, le même destin.

GOLDMUND. - Tu es un sophiste, Narcisse. Ce n'est pas par cette voie-là que nous allons nous rapprocher l'un de l'autre.

NARCISSE. - Il n'est pas de voie par laquelle nous puissions nous rapprocher.

GOLDMUND. - Ne dis pas cela!

NARCISSE. - Je le dis comme je le pense. Nous n'avons pas plus à nous rapprocher les uns des autres que le soleil et la lune, la mer et la terre. Nous deux, mon cher ami, nous sommes le soleil et la lune, la mer et la terre. Notre but n'est pas de nous fondre l'un dans l'autre, mais de discerner l'un l'autre ce que nous sommes et d'apprendre chacun à voir et à honorer ce qu'il est vraiment: le contraire et le complément de son ami."

Goldmund resta interdit, la tête basse. La tristesse se lisait sur son visage.

A la fin il déclara: "Est-ce pour cela que, si souvent, tu ne prends pas au sérieux mes idées?"

Narcisse hésita un moment à répondre, puis il dit d'une voix nette et dure: "C'est pour cela. Il faut que tu t'y habitues, cher Goldmund, c'est toi-même seulement que je prends au sérieux. Crois-le bien, je prends au sérieux chaque intonation de ta voix, chacun de tes gestes, chacun de tes sourires. Mais tes idées, je les prends moins au sérieux. Je prends en toi au sérieux ce que je considère comme essentiel et nécessaire. Pourquoi veux-tu que ce soit justement à tes idées que je donne tant de considération, alors que tu as reçu tant d'autres dons?"

Goldmund eu un sourire amer: "Je le disais bien, tu m'as toujours tenu pour un enfant."

Narcisse ne fléchit pas. "Je considère une partie de tes pensées comme enfantines. Nous disions tout à l'heure, souviens-toi, qu'un enfant avec son bon sens n'est nullement plus bête qu'un savant. Mais quand l'enfant veut dire son mot sur la science, le savant ne va pas le prendre au sérieux!"

Goldmund répliqua vivement: "Tu te moques de moi aussi quand nous ne parlons pas de science. Ainsi tu fais toujours comme si toute ma piété, tous mes efforts pour faire des progrès dans l'étude, comme si mon désir de vie monastique n'étaient qu'enfantillages."

Narcisse le considéra d'un air grave. "Je te prends au sérieux quand tu es Goldmund. Mais tu ne l'es pas toujours. Mon vœu le plus cher, c'est que tu sois tout à fait Goldmund. Tu n'es pas un savant, tu n'es pas un moine. Un savant et un moine, ça se fabrique avec du bois de bien peu de prix. Tu t'imagines que tu es pour moi trop peu savant, trop peu logicien, ou que ta piété n'est pas assez ardente. Mais non! Tu es pour moi trop peu toi-même."

Bien que Goldmund se fut retiré après cet entretien, confus et même blessé, il n'en manifesta pas moins lui-même, au bout de quelques jours, le désir de le poursuivre. Cette fois, Narcisse réussit à lui présenter les différences qui les distinguaient, une image telle que Goldmund fut plus à même de l'accepter.

Narcisse s'était échauffé au cours de sa démonstration. Il sentait que Goldmund était aujourd'hui plus ouvert à ses paroles et les accueillait en lui de meilleure grâce. Il se rendit compte qu'il avait prise sur lui. Il se laissa entraîner par le succès à en dire plus qu'il n'avait eu l'intention, il se laissa emporter par ses propres paroles.

"Vois, dit-il, il n'y a qu'un point où j'aie sur toi l'avantage. J'ai les yeux ouverts tandis que tu n'es qu'à demi éveillé ou que parfois tu dors tout à fait. J'appelle un homme en éveil celui qui, de toute sa conscience, de toute sa raison, se connaît lui-même, avec ses forces et ses faiblesses intimes qui échappent à la raison, et sait compter avec elles. Apprendre cela, voilà le sens que peut avoir pour toi notre rencontre. Chez toi Goldmund, la nature et la pensée, le monde conscient et le monde des rêves sont séparés par un abîme. Tu as oublié ton enfance. Des profondeurs de ton âme elle cherche à reprendre possession de toi. Elle te fera bien souffrir jusqu'à ce que tu entendes sont appel. Il suffit là-dessus! Comme je te l'ai dit, je suis en éveil bien plus que toi. En cela je te dépasse de cent coudées et c'est pour cela que je puis te servir. Dans tout le reste, mon cher, tu me dépasses sans conteste. Plutôt tu me dépasseras dès que tu te seras trouvé toi-même."

Goldmund avait écouté avec surprise; mais à la formule "tu as oublié ton enfance", il fit un mouvement convulsif comme touché d'une flêche sans que Narcisse, qui, à son habitude, tenait en parlant les yeux baissés ou fixes devant soi, comme s'il trouvait ainsi mieux ses mots, s'en fût aperçu. Il ne remarqua pas que le visage de Goldmund se convulsait tout à coup et se mettait à pâlir.

"Supérieur à toi! moi!" balbutia-t-il, simplement pour dire quelque chose. Et ses traits se figèrent.

"Bien sûr, poursuivit Narcisse, les natures du genre de la tienne, les hommes doués de sens délicats, ceux qui ont de l'âme, les poètes, ceux pour qui toute la vie est amour nous sont presque toujours supérieurs, à nous, chez qui domine l'intellect. Vous êtes, par votre origine, du côté de la mère. Vous vivez dans la plénitude de l'être. La force de l'amour, la capacité de vivre intensément les choses est votre lot. Nous autres, hommes d'intellect, bien que nous ayons l'air souvent de vous diriger et de vous gouverner, nous ne vivons pas dans l'intégrité de l'être, nous vivons dans les abstractions. A vous la plénitude de la vie, le suc des fruits, à vous le jardin de l'amour, le beau pays de l'art. Vous êtes chez vous sur terre, nous dans le monde des idées. Vous courez le risque de sombrer dans la sensualité, nous d'étouffer dans le vide. Tu es artiste, je suis penseur. Tu dors sur le cœur d'une mère, je veille dans le désert. Moi, c'est le soleil qui m'éclaire, pour toi brillent la lune et les étoiles. Ce sont des jeunes filles qui hantent tes rêves; moi ce sont mes écoliers..."

Hermann Hesse, Narcisse et Goldmund, traduit de l'allemand par Fernand Delmas, Éditions Calmann-Lévy, 1943 (1948), p.52-57.  

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