|
Photographie non attribuée, Gabriele d'Annunzio et Arditis, s.d. |
LETTRE D'UN PÈRE À SON FILS
(fragments)
Mil neuf cent trente-quatre, 1934.
Écrit en 1932.
***
Les vertus que vous cultiverez par-dessus tout sont le courage, le civisme, la fierté, la droiture, le mépris, le désintéressement, la politesse, la reconnaissance, et, d'une façon générale, tout ce qu'on entend par le mot générosité.
Le courage moral, qui a une si bonne presse, est une vertu facile, surtout pour celui qui ne tient nul compte de l'opinion. Si on ne l'a pas, l'acquérir est une affaire de volonté, c'est-à-dire une affaire facile. Par contre, si on n'a pas le courage physique, l'acquérir est une affaire d'hygiène, qui sort du cadre que je me suis tracé ici.
Civisme et patriotisme ne font qu'un, si le patriotisme mérité son nom. Vous êtes d'un pays où il y a du patriotisme par saccades, et du civisme jamais ; où le civisme est tenu pour ridicule. Je vous dis : "Si vous êtes patriote, soyez-le sérieusement", comme je vous dirais : "Si vous êtes catholique, soyez-le sérieusement". Je ne fais pas grand cas d'un homme qui défend avec vaillance, en temps de guerre, le pays qu'il a affaibli par mille coups d'épingle en temps de paix. N'ayez pas besoin que votre pays soit envahi pour le bien traiter. Conduisez-vous aussi décemment dans la paix que dans la guerre, si vous aimez la paix (1).
La vanité, qui mène le monde, est un sentiment ridicule. L'orgueil, fondé, n'ajoute rien au mérite ; quand j'entends parler d'un "bel orgueil", cela me laisse rêveur. Non fondé, il est lui aussi ridicule. La seule supériorité de l'orgueil sur la vanité, c'est que la vanité attend tout, et l'orgueil rien ; l'orgueil n'a pas besoin de se nourrir, il est d'une sobriété folle. A mi-chemin entre la vanité et l'orgueil, vous choisirez la fierté.
La droiture est ceci et cela, et en outre elle est une bonne affaire. Elle obtient tout ce qu'obtient la rouerie, à moindres frais, à moindres risques, et à moindre temps perdu.
La désintéressement n'a d'autre mérite que de vous tirer du vulgaire, mais il le fait à coup sûr. Toutes les fois que, pouvant prendre, vous ne prendrez pas, vous vous donnerez à vous-même cent et mille fois plus que vous ne vous fussiez donné en prenant. De toutes les occasions dont vous ne voudrez pas profiter, dans le monde invisible vous vous bâtirez une cathédrale de diamant. La France d'aujourd'hui a créé un certain nombre de mots véritablement obscènes, parmi lesquels celui de resquiller. Ne resquillez pas, fût-ce dans le domaine le plus humble, car cela va du petit au grand.
Le mépris fait partie de l'estime. On peut le mépris dans la mesure où on peut l'estime. Les excellentes raisons que nous avons de mépriser. Qui ne méprise pas le mal, ou le bas, pactise avec lui. Et que vaut l'estime de qui ne sait pas mépriser ? J'avais toujours pensé qu'on pouvait fonder quelque chose sur le mépris ; maintenant je sais quoi : la moralité. Ce n'est pas l'orgueil qui méprise ; c'est la vertu. Aussi sera-t-il beaucoup pardonné à celui qui aura beaucoup méprisé. Et encore j'ajoute ceci : qu'il n'y a pas besoin de n'être pas méprisable, pour mépriser.
Il n'y a pas de haine sérieuse, qui ne contienne du mépris. Par exemple, je ne hais pas les Allemands parce que je ne les méprise pas.
Un des signes du déclin de la France est qu'elle ne soit plus capable de mépris.
La politesse, parce que son défaut corrompt tout. Dans le monde d'aujourd'hui, où la politesse sera bientôt plus rare encore que la vertu, nous en viendrons au point où quelques-uns finiront par juger que mauvaise éducation égale mauvaise action. Vous donnerez toujours la politesse le premier, avant de savoir si on vous la donnera, et vous y tiendrez la main surtout à l'égard des petits. Si on ne vous la donne pas, vous romprez avec ces gens-là, quels que soient les intérêts ou les passions qui soient engagés entre vous et eux, et quels que soient leur qualité ou leur mérite. Et vous noterez que l'extrême politesse est aussi nécessaire entre amis qu'entre étrangers : le défaut de politesse, chez l'un des amis, corrompt puis brise une amitié, aussi sûrement qu'un tort plus éclatant. La politesse vous cernera les yeux, car il faut une grande dépense nerveuse. Mais on ne peut s'en passer.
En règle générale, vous vous souviendrez de prévenir toujours les petits, quand il ne prétendent pas, et de vous tenir réservé avec les grands. Gentillesse avec les petits, complaisance avec les moyens, qui-vive avec les grands. Sans oublier qu'il faut autant de charité à l'égard des grands qu'à l'égard des petits.
La reconnaissance est un sentiment contraire à la nature que, si vous n'y prenez une garde sévère, ce sentiment risque fort de vous échapper. Une personne de vie un peu forte se moque bien qu'on lui témoigne de la reconnaissance ou non. Mais ne tablez pas sur tant de vitalité.
Si vous avez ces vertus-là, le reste importe moins. Il importe peu, par exemple, que vous croyiez en Dieu, ou non. Vous pouvez penser là-dessus comme bon vous semblera.
Il importe peu que vous aimiez ou non votre prochain. Mais ne recherchez pas son amour. D'abord, parce que celui qui vous donne son amour vous prend votre liberté. Ensuite, parce que chercher à plaire est la pente la plus glissante pour piquer droit vers le plus bas niveau. Nous avons à prendre aux femmes, crainte de nous limiter en étant trop virils, maint instinct propre à leur sexe. Mais, pour Dieu! pas celui-là.
Il importe peu que vous cédiez ou non au plaisir des sens. Vous entendrez dire que la volupté exclut la spiritualité, exclut la charité, etc. C'est une imposture. Une nature bien pleine et équilibrée arrange tout cela, et s'en arrange. Ce sont des passions qu'il suffit de piloter, voilà tout. "Dieu sait que vous ne pouvez pas vous empêcher de penser aux femmes". (Coran) Mais c'est dans ce domaine-là surtout qu'il vous faudra avoir de la tenue. Prenez garde de rien souffrir des femmes, qui vous cabrerait venant d'un homme. Le bonheur que vous donne un être ne lui créé pas de droits sur vous. Soutenir cette pensée n'est pas toujours facile, et d'autant moins qu'on doit le concilier avec la grande reconnaissance que mérité quiconque nous a donné le plaisir.
Beaucoup d'actes que la morale commune tient pour innocents condamnent un homme sans recours. Mais le mensonge, le meurtre, le vol, le pillage de guerre ne condamnent pas un homme nécessairement. Il peut les commettre et garder les caractères de la supériorité. La vie de beaucoup d'hommes ne vaut pas plus que la vie d'un goujon. Le vol a souvent des excuses. Le mensonge fait souvent moins de maux que la vérité ; à l'encontre de l'opinion commune, on peut très bien mentir à ceux qu'on aime le plus : vous m'avez menti, je vous ai menti, je vous mentirai encore. Bien entendu, sur tout cela, ne me faites pas dire ce que je ne dis pas.
Voilà beaucoup de choses indifférentes. C'est que l'essentiel est la hauteur. Elle vous tiendra lieu de tout. En elle je comprends le détachement, car comment prendre de la hauteur, sans se détacher ? Elle vous serait une patrie suffisante, si vous n'aviez pas l'autre. Elle vous tiendra lieu de patrie, le jour où l'autre vous manquera. Il faut être fou de hauteur, car, l'étant, on dégringole encore tant et plus. Que sera-ce donc, si on ne l'est pas!
Je reviens sur la vertu de mépris, puisque, comme je vous l'ai dit, elle est inconnue de nos compatriotes. "Héliogabale ne voulait pas avoir de fils, de peur qu'il ne lui en advînt qui eussent des mœurs honnêtes". (Lampride) Je suis ennuyé de me sentir en désaccord avec un chef d'État, mais, si quelque chose m'avait empêché d'avoir un fils, c'eût été, au contraire, la peur qu'il n'eût pas de mœurs honnêtes. Par "mœurs honnêtes" j'entends surtout cette qualité d'un être, grâce à quoi le mal le dégoûte comme une vulgarité. Nous voyons assez souvent des garçons d'excellents milieux, élèves des grandes écoles ou autres, coincés dans des histoires de stupéfiants, de grues, de gens et de choses interlopes. Il leur a manqué cette qualité, qui eût fait qu'à voir seulement ces gens, et sans que le sens moral intervînt, ils eussent su qu'à leur égard il ne pouvait y avoir qu'une règle de conduite : celle de n'avoir rien de commun avec eux. Il leur a manqué de la répugnance ; il leur a manqué du mépris. Ç'a été pour moi chose déroutante, et gravement triste, que voir de quelles sortes de gens de jeunes officiers français, aux colonies, acceptaient d'être entourés. Je prends pour exemple des officiers, parce que c'est choquer doublement, que choquer sous l'uniforme. Ces gens étaient immondes ; le premier coup d’œil sur eux avait suffi pour me mettre en boule. Or, non seulement ils ne faisaient pas cet effet sur des jeunes hommes qu'on tient pour ce qu'il y a de mieux dans la société française, mais ces jeunes hommes se plaisaient à leur contact. On apprend ensuite l'aventure classique du lieutenant et de l'espionne, ou du lieutenant qui se tue pour une grue. Rien de tel ne serait passé si ces garçons, devant ces femmes, avaient eu cette sorte de frémissement qu'on appelle le mépris. Quand l'un d'eux se fourre dans une sale histoire, avant même de penser de lui : "C'est un serin" - ce qui est toujours le cas - je pense : "C'est un garçon qui n'avait pas de qualité". Si, juré, j'entendais un père répondre à la question "Pourquoi avez-vous tué votre fils ?" - "Parce qu'il était devenu un voyou", il me semble que je voterais l'acquittement. Mais cette disposition n'est pas précisément celle dans laquelle est rendue la justice aujourd'hui.
On vient de m'apporter des œillets et des roses, que quelqu'un que je n'aime pas m'envoie. J'enlève avec soin leurs armatures, comme si je retirais l'épingle du corps d'un papillon. Cette rose-là, folle de sa longue tige, comme elle sent bon! Sûrement, l'ange Gabriel l'a prise entre ces doigts. Je la respire, en tenant sa corolle dans les deux paumes, comme la plus lourde des coupes, ou comme un oiseau qu'on retiendrait sans le serrer. S'il y a un ver au fond, et que je me l'entre dans la narine, ma foi, à Dieu vat! Ce soir elle n'aura plus de parfum ; j'aurai inhalé son parfum tout entier. Je m'endormirai en la tenant contre ma poitrine, avec sa longue tige, comme un roi, sur son tombeau, son sceptre. Mais c'est surtout à la lumière électrique qu'il faudra la voir. Rien n'égale le feu, la vigueur, l'éclat, la jeunesse toute-puissante des couleurs des œillets et des roses quand on allume brusquement l'électricité au milieu de la nuit. Je vais vous envoyer un tiers de ce panier de fleurs, me gardant le reste pour moi.
***
Je n'ai jamais compris qu'un homme montrât son foyer, ni ses amies, ni sa façon de travailler, ni sa façon de prier, - en un mot, sa vie. Har'm, disent les musulmans, et cette expression recouvre aussi tout ce qu'ils aiment. Cependant je vous dirai moins : "Soyez secret", que : "Ayez le pouvoir de l'être". Dans la vie morale, ce qui est caché est plus intense, comme dans les vêtements de mauvaise qualité, l'étoffe, sous les revers, conserve une couleur plus vive. Un homme qui ne sait pas garder un secret est jugé. Et souvenez-vous que le difficile n'est pas de dissimuler à neuf êtres, mais de dissimuler aussi au dixième.
Vous aurez à l'égard des animaux une douceur raisonnable, pour tous les motifs qu'on en donne communément, mais surtout parce que vous trouverez souvent chez eux plus de noblesse et plus de raison que chez les hommes. Chaque fois que vous aurez résisté à tuer un animal inutilement, ou à le contrarier inutilement, vous aurez bien fait.
De même à l'égard des objets. Chaque fois que vous aurez résisté à cueillir une fleur, à pisser dans une eau limpide, à casser une branche inutilement, etc., vous aurez bien fait. Quand il n'y aurait pas là de mérite certain (et cela n'est pas sûr), du moins aurez-vous évité un mouvement vulgaire.
Je vous préviens contre la crainte de l'opinion. Malheur à celui qui veut n'être pas calomnié! Un homme qui sait ce qu'il vaut, quand il se voit méconnu, calomnié, de bonne foi ou non, il n'a qu'un sentiment : de la surprise. Ce sont bien d'autres choses qui lui donnent dégoût et haine. Ménagez-vous quelques périodes de déconsidération ; alternez-les avec les périodes où vous serez considéré. Quand vous vous serez aperçu qu'elles ont exactement le même goût, vous aurez fait un bon pas vers une vue saine des choses. Et puis, quand on ne pense pas de bien de vous, c'est alors qu'on a du mérité à être vertueux. Il n'y a guère de mérite à l'être quand on est encensé ; on prend insensiblement les vertus qu'on vous prête.
Là-dessus vous me dites : "Comment concilier le point d'honneur, qui semble sous-entendre l'importance donnée à l'opinion, avec ce dernier dédain de l'opinion ?" Eh mon cher, cela fait partie de votre gymnastique. Vous ne voudriez pas que je vous donne tout mâché.
Je vous préviens contre l'ambition. Il est bon que je le fasse de bonne heure, car c'est une passion qui fait partie de la stupidité du jeune âge. Ce n'est pas avant vingt-huit ans, que j'ai découvert que l'ambition était une passion bourgeoise. Bien entendu, vous pouvez vous amuser à ce sentiment-là, comme à n'importe quel autre, en manière de passe-temps.
Je vous préviens contre l'excès d'endurcissement. Je vous préviens contre l'excès de volonté. Prenez garde! Une part immense de l'énergie que dépensent les hommes est dépensée pour rien. Ne vous donnez qu'à bon escient. Et cela vous sera plus facile, si vous vous souvenez qu'une personne comme vous ne tient pas trop à ce qu'elle fait. Qui dit âpreté, dit roture (d'âme, s'entend).
Il n'est guère de souffrance dont vous ne puissiez émousser la pointe, en imaginant combien elle pourrait être pire. La conscience de ses ennuis est éliminée rapidement, chez un homme qui a une bonne circulation. Je vous préviens néanmoins, pour mémoire, contre la souffrance inutile (tout ce que je vais vous en dire est dit de la souffrance morale). Le bonheur est un état bien plus noble et bien plus raffiné que la souffrance : quand l'humanité avait une cervelle saine, les dieux qu'elle créa, elle les fit heureux. Ce n'est pas dans les abîmes de la douleur que j'ai vu quoi que ce soit : on y est encerclé d'un mur stupide. C'est des sommets de la félicité que j'ai vu ce que j'avais à voir. De là que les hommes conquièrent rarement le bonheur : il n'en sont pas assez dignes. L'ayant manqué, ils le calomnient. Si la nature voulait quelque chose, ce ne serait pas la souffrance qu'elle voudrait ; il n'est que de voir comme les gens qui souffrent deviennent méchants, deviennent laids, perdent leurs moyens, etc. Chaque fois que vous entendrez parler de la primauté de la souffrance, vous pourrez parier que vous avez affaire à un esprit primaire : la souffrance est le petit luxe des personnes de médiocre qualité. C'est à qui voudra faire croire qu'il est le plus malheureux et le plus inquiet, comme ces petites filles que j'entendais causer un jour : "Tu sais, je pleure fort". - "Moi, je pleure plus fort que toi. Si je pleure, tout le monde m'entend de la rue". Les hommes presque tous en sont là : ils veulent que ça s'entende de la rue. La plupart des souffrances morales sont des souffrances qu'ils se créent de toutes pièces, sans raison ; non seulement elles ne sont pas fondées, elles sont encore inutiles. Ah! la souffrance physique est autrement plus respectable. Prenez donc de la souffrance morale tout juste ce qui en est nécessaire pour la richesse et la diversité de votre vie intérieure, mais soyez heureux, en restant propre ; il faut se sentir à l'aise dans la nature. Et, quand vous serez heureux, sachez que vous l'êtes, et n'ayez pas honte de confesser un état si digne d'estime.
Quand vous serez devenu ce rare exemplaire humain, qui seul me justifiera de vous avoir fait, alors sans doute le temps sera venu que vous vous fassiez tuer, pour les démêlés d'une civilisation dont vous ne vous sentirez pas solidaire.
N'était vous, du passé et de l'avenir, ce serait encore l'avenir qui m'intéresserait le moins. Mais en naissant vous avez créé pour moi l'avenir ; vous m'en avez fait le prisonnier. Il est dans l'ordre de la nature qu'un jour de cet avenir vous vous retourniez contre moi. A l'époque où je finirai ma vie, il sera entendu pour vous que j'ai été surfait, et qu'en réalité j'étais un imbécile. Ce sont des étrangers qui fleuriront ma tombe, non vous. Ne vous inquiétez pas trop, par la suite, de ce prétendu "vilain sentiment". Je ne m'en serai pas inquiété trop moi-même. Il m'est profondément indifférent que vous m'aimiez ou non, et je rougirais d'en avoir le désir ; votre sympathie serait tout juste ce qu'il faut. Je tiens beaucoup à vous : ce sentiment-là me contente. J'aime la citronnade. Je n'ai pas besoin que la citronnade m'aime.
Un jour, donc, vous me direz peut-être que les conseils que je vous ai donnés ne sont pas adaptés à un homme moderne. A coup sûr : les vertus que je demande de vous sont les plus nuisibles à qui veut "réussir" (toujours ces mots obscènes) dans le monde moderne. Mais je ne vous ai pas fait pour que vous fussiez un homme de tel ou tel monde, mais un homme tout court.
A quoi vous me direz peut-être que ce n'est pas cela qui vous donnera du pain, si, comme on peut le craindre de l'incertitude des temps, vous avez un jour le malheur de devoir gagner votre pain. ("Le malheur" : car, vous le savez, je méprise et je hais le travail. La religion des chrétiens a bien vu, qui a fait de lui la grande Punition ; qui voulut, au Moyen Age, que l'homme parfaitement spirituel vécût d'aumônes, plutôt que travailler). A quoi je vous répondrai que vous trouverez toujours des façons de gagner votre pain ; ce ne sont pas les conseils là-dessus qui vous manqueront, ni les exemples : les gens n'ont que cela en tête. Mais moi je vous aurai donné les moyens de manger et de boire à l'idée que vous vous ferez de vous-même. Et cela peut vous tenir lieu d'une partie de votre pain.
Je suis distrait de ce que j'allais vous écrire par un charmant lévrier qui passe devant le jardin. La peau de ses tendons de derrière est toute rose, et translucide. Songer qu'il emporte partout avec lui ces deux pierreries immarcescibles!
On entend des ruisseaux, des chiens et des abeilles. Tout cela pénètre ce que je vous écris. Mais je m'exprime mal : cela ne peut le pénétrer, puisque c'est la même chose que lui.
Un jour vous me direz peut-être que les hommes ne méritent ni cette complaisance, ni ces sacrifices, ni cette générosité, ni seulement la justice. Cela est bien probable. Mais ce n'est pas pour eux que vous aurez eu ces vertus, c'est pour vous. Vous me direz qu'il n'est pas de cause qui vaille que l'on meure pour elle. Cela est bien probable. "Quoi donc! est-ce qu'on souffre, est-ce qu'on meurt, pour une cause à laquelle on ne croit qu'à demi!" Mais ce n'est pas pour cette cause que l'on souffre et que l'on meurt. C'est pour l'idée que cette souffrance et cette mort vous donnent de vous-même. Il faut être absurde, mon ami, mais il ne faut pas être dupe. Pas de pitié pour les dupes.
Avec tout cela, vous aurez votre approbation, et la mienne. Elles vous suffiront. Car, de même que vous n'attendez pas de vos vertus qu'elles servent à quelque chose, de même, et plus fortement encore, vous n'attendrez pas qu'il vous en soit tenu compte. Au contraire, je vous dirai ce que les stoïciens disaient au sage : vous serez le sacrifié en tout. De chacun de vos actes "bien" vous serez puni automatiquement. Celui qui est brave est tué, celui qui veut la justice est traité de tiède, celui qui épouse par point d'honneur ruine sa vie. La libéralité appauvrit, la clémence enhardit les méchants, la franchise leur donne des armes, la constance d'âme empêche qu'on prenne vos peines au sérieux, la maîtrise de soi passe pour manque de sang, la raison pour lâcheté, la modestie pour incapacité, le pardon pour un aveu de ses torts. Et il est très difficile d'en vouloir aux hommes d'être mauvais, quand on voit que la recette infaillible pour être heureux et estimé, c'est d'étouffer systématiquement tous les mouvements de sa conscience et de son cœur. Des divers moyens que vous avez aujourd'hui de vous faire haïr de vos compatriotes, le plus sûr est d'avoir des sentiments élevés. Tout ce que vous ferez en leur faveur, ils le retourneront contre vous. Il ne vous haïront pas, tant qu'ils prêteront à vos actes les seuls motifs qui les feraient agir eux-mêmes, c'est-à-dire des motifs grossiers ; ils vous haïront dès qu'ils leur soupçonneront d'autres motifs. Ils vous préféreraient leur tourmenteur que leur bienfaiteur, pourvu que, leur tourmenteur, ils vous sentissent à leur niveau ; vous trouverez dans la société qui vous entoure une universelle complaisance, fors à l'égard de ce qui est différent. Ils vous railleront et vous dénigreront, et à ce signe vous reconnaîtrez que vous êtes dans la bonne voie. Au point qu'on vous conseille de glisser de-ci de-là, systématiquement, quelque chose qui attire la raillerie, afin d'être bien sûr qu'ils vous raillent, tant ce signe-là est certain. D'ailleurs il y a toujours plaisir à fournir des armes à ses ennemis ; vous y prendrez vite un goût dont bientôt vous ne pourrez plus vous passer. Ce n'est pas qu'il soit nécessaire d'être haï. Mais, le monde étant ce qu'il est, comment un honnête homme ne serait-il pas fier de lui inspirer ce sentiment-là ?
Saurez-vous soutenir cet état d'infériorité où je tends à vous mettre dans le jeu social ? Mon pauvre petit, vous manquez de convoitise, vous manquez de violence, vous manquez d'impudence : comment rattraperez-vous cela ? Il me semble voir la malice du monde, comme le font les oiseaux sur ces branches, en se posant sur vous vous faire plier. Votre douceur me donne de la crainte. Depuis seize ans que vous êtes sur cette terre, vous êtes mon étonnement : je n'ai jamais rien eu à vous reprocher, qui marquât assez pour me laisser une trace, - et le respect que je vous en porte est digne de ce que vous m'avez donné là. Tel que vous vous montrez à moi, je vous vois dénué de toute âpreté, de tout détour, de toute affectation. On dirait qu'une sorte d'enduit isolant vous rend insensible, sans effort de votre part, à tout ce qui est vil. Et les jours passent, apportant à poignées les raisons de vous corrompre, cependant sans vous corrompre ; et je vous regarde, comme on regarde un être bien né, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus rare au monde, mais aussi qui suffit à le justifier, et tremblant sans cesse que l'idée que j'ai de vous ne se fêle imperceptiblement, parce que vous auriez fait un faux pas. Avec tout cela, il arrive que les étrangers se plaignent de vous. Serait-ce donc que vous me favorisez ? Je n'ai jamais cherché à pénétrer vos sentiments à mon égard ; je vous l'ai dit, ils m'importent peu. Mais je voudrais être sûr que loin de moi vous gardez assez de rigueur pour vous opposer, non seulement à ce qui est mauvais, mais encore à ce qui n'est pas fait pour vous. Cette honnêteté et cette modestie que vous portez avec vous, comme le lévrier ses deux pierreries merveilleuses, vont être plus que jamais menacées. Et par le monde, et par vous-même : car vous allez entrer dans cet "âge ingrat" de la vie, qui va de la dix-huitième à la vingt-huitième année environ, où il faut être bête presque nécessairement (et c'est pas bêtise, bien souvent, qu'on trouve de l'attrait aux vulgarités du mal). Vous êtes dans une périssoire, qui est votre nouveauté, au-dessus d'un océan d'ordure, qui est le monde ; c'est un miracle si vous ne chavirez pas. Et il me faudrait alors mépriser ce à quoi j'ai donné la vie! Devenir l'égal de ces malheureux inconscients que sont la plupart des pères et des mères! Mon petit garçon! Mais je m'arrête, car je sens que je me trouble quand je songe trop à ce que vous êtes pour moi. Et j'ai mieux à faire avec vous, que vous aimer.
Henry de Montherlant, Lettre d'un Père à son Fils in Service Inutile, Éditions Gallimard, coll. Folio Essais, 1934 (1963), p.203-216
Notes
1. Un combattant français de ma connaissance resta douze ans sans réclamer de pension pour une blessure de guerre. Il ne voulait pas traire, fût-ce de quelques gouttes, la vache à lait "État", quand il pouvait s'en passer.
Le jour qu'une aggravation inopinée de cette blessure le força à des soins assez coûteux, il se décida à demander une pension, qu'il obtint.
Trois ans après, les finances de l'État se trouvèrent dans une situation difficile. Étonné de voir ses camarades de guerre, qui n'avaient pas marchandé leur sang sur le champ de bataille, se refuser à lâcher une miette des libéralités que leur faisait l'État, et même en réclamer âprement de nouvelles, l'ancien combattant dont je parle fit don de sa pension à l'État.
Cet acte ne fut approuvé par personne. Tous disaient : "Si vous répugniez à profiter de votre pension, pourquoi n'en pas faire un usage charitable ?" Personne ne comprenait que ce n'était pas un acte de charité, mais un acte de civisme, qu'avait voulu faire le combattant.
Un détail joli, au passage. L'ancien combattant était en relations personnelles avec celui qui à ce moment tenait en main les destinées du pays. Quand il renonça à sa pension, il lui écrivit qu'il le faisait un peu à cause de lui, et c'était vrai, car ce gouvernant était digne d'être aidé. Il écrivit aussi au ministre des Pensions, demandant que, sa pension exceptée, ses autres droits de blessé de guerre fussent maintenus, et demandant qu'on le lui confirmât.
Ni l'une ni l'autre de ces lettres ne reçut de réponse.
L'ancien combattant nous a dit savoir très bien, lorsqu'il renonçait à sa pension - ce qui ne pouvait lui être indifférent tout à fait, car il était sans fortune, - que la somme abandonnée serait pratiquement perdue, sans profit aucun pour l'État. "Mais, ajoutait-il, rien que pour n'avoir pas été remercié, ça valait la peine de le faire".
Un exemple assez typique de "service inutile".