vendredi 10 août 2012

Pressurage & Encavage.

Stephen Shore, Ginger Shore, Causeway Inn, Tampa, Florida, USA, November 17th 1977.
 
Ulrich exposait son programme : vivre l'histoire des idées, et non plus l'histoire du monde. La différence, fit-il remarquer au préalable, serait moins dans l'évènement que dans la signification qu'on lui donnerait, l'intention qu'on y attacherait et le système où on l'inclurait. Le système actuellement en usage, celui de la réalité, ressemblait à une mauvaise pièce de théâtre. Ce n'était pas par hasard qu'on parlait du "théâtre du monde", car on retrouve toujours dans la vie les mêmes rôles, les mêmes fables et les mêmes péripéties. On aime parce que l'amour existe, et selon les formes de l'amour existant ; on est fier comme un Indien, un Espagnol, une vierge ou un lion ; et même l'on assassine, quatre-vingt-dix fois sur cent, parce que l'assassinat passe pour tragique et grandiose. Ajoutons que les plus heureux des modeleurs politiques de la réalité, hors les toutes grandes exceptions, ont beaucoup de traits communs avec les auteurs de pièces à succès ; les intrigues vivantes qu'ils suscitent ennuient par leur manque d'intelligence et de nouveauté, mais, pour cette raison même, nous plongent dans un état d'hébétude sans défense où nous nous accommodons de n'importe quoi, pourvu que cela nous change. Ainsi comprise, l'histoire naît de la routine des idées, de ce qu'il y a de plus indifférent en elles ; quant à la réalité, elle naît principalement de ce que l'on ne fait rien pour les idées.

Toutes ces considérations, affirma Ulrich, pouvaient se résumer ainsi : nous nous soucions trop peu de ce qui arrive, et beaucoup trop de savoir quand, où et à qui c'est arrivé, de telle sorte que nous donnons de l'importance non pas à l'esprit des événements, mais à leur fable, non pas à l'accession à une nouvelle vie, mais à la répartition de l'ancienne, reproduisant ainsi trait pour trait la différence qui existe entre les bonnes pièces et celles qui ont simplement réussi. La conclusion était qu'il fallait faire juste le contraire, c'est-à-dire, d'abord renoncer à son avidité personnelle pour les événements. Il fallait considérer ceux-ci un peu moins comme quelque chose de personnel et de concret et un peu plus comme quelque chose de général et abstrait, ou encore avec le même détachement que si ces événements étaient simplement peints ou chantés. Il fallait non pas les ramener à soi, mais les diriger vers l'extérieur et vers le haut. Ces remarques valaient pour l'individu ; mais dans la collectivité aussi devait se produire quelque chose qu'Ulrich ne pouvait exactement définir, et qu'il comparait à une sorte de pressurage, suivi d'encavage et d'épaississement de la liqueur intellectuelle, à défaut de quoi l'individu ne pourrait évidemment que se sentir tout à fait impuissant et livré à son bon plaisir. Pendant qu'il parlait ainsi, il se souvint de l'instant où il avait dit à Diotime qu'on devrait abolir la réalité.

Que Walter commençât par juger l'affirmation banale allait presque de soi. Comme si le monde entier, la littérature, l'art, la science et la religion n'étaient pas de toute manière du pressurage et de l'encavage! Comme s'il y avait un seul homme cultivé qui niât la valeur des idées et ne poursuivît l'esprit, la beauté et la bonté! Comme si l'éducation pouvait être autre chose que l'insertion dans un système de l'esprit!

Ulrich précisa sa pensée en faisant remarquer que l'éducation n'était que l'insertion dans un système provisoirement en vigueur, issu de dispositions arbitraires ; de sorte que, pour atteindre au rayonnement de l'esprit, il fallait d'abord être bien persuadé de n'en point avoir! C'était là, selon lui, une attitude absolument ouverte qui favorisait l'expérimentation et l'invention morale en grand.

Walter déclara cette affirmation irrecevable. "Quel que soir le charme de ton exposé, dit-il. Comme si nous avions le choix entre vivre nos idées et vivre notre vie! Mais tu connais peut-être cette citation : Je ne suis pas un livre très subtil, je suis un homme avec ses divisions? Pourquoi ne vas-tu pas plus loin encore? Pourquoi ne demandes-tu pas, pendant que tu y es, que nous nous ôtions l'estomac pour l'amour des idées? Mais je te rétorque, moi : L'homme est fait d'une étoffe grossière! Que nous étendions le bras ou le retirions, que nous ne sachions pas si nous devons prendre à droite ou à gauche, que nous soyons faits d'habitudes, de préjugés et de terre, et que néanmoins, dans la mesure de nos forces, nous avancions : voilà le propre de l'homme! Il suffit donc de mesurer tes propos à l'aune de la réalité pour voir qu'ils ne sont, au mieux, que de la littérature!"

Ulrich se montra d'accord : "Si tu me permets d'entendre encore par ce mot tous les autres arts, et les doctrines, les religions, et cætera, je ne serai pas loin d'affirmer même que notre existence tout entière devrait être littérature!

- Comment? Ainsi pour toi, la bonté du Sauveur, la vie de Napoléon sont de la littérature?" s'écria Walter. Mais une idée meilleure lui était venue, il se tourna vers son ami avec le calme que donne un bon atout et déclara : "Tu es un de ces hommes qui considèrent les légumes en boîte comme l'essence des légumes frais!

- Tu as sûrement raison. Tu pourrais dire aussi que je suis quelqu'un qui ne veut cuisiner qu'avec du sel", admit calmement Ulrich. Il désirait ne plus parler sur ce sujet.

Cette fois, ce fut Clarisse qui intervint, tournée vers Walter. "Je ne sais pas pourquoi tu le contredis! N'es-tu pas le premier à t'écrier, chaque fois qu'il nous arrive quelque chose d'exceptionnel : Il faudrait pouvoir jouer cela sur une scène pour le monde entier, afin qu'ils le voient et ne puissent pas ne pas comprendre!... En vérité on devrait chanter, dit-elle à Ulrich pour l'approuver. On devrait se chanter!"

Elle s'était levée et avait pénétré dans le petit cercle que formaient les chaises. Son attitude était la représentation un peu maladroite de ses désirs, comme si elle se préparait à danser. Ulrich, très sensible au mauvais goût de toute exhibition sentimentale, se souvint à ce moment-là que la plupart des hommes ou, pour parler franchement, les hommes moyens dont l'esprit est surexcité mais incapable de se libérer dans la création, éprouvent ce désir de se donner en spectacle. Ce sont les mêmes à qui il arrive si facilement des choses "inexprimables" : ce mot est leur mot favori, la brumeuse substructure sur laquelle ce qu'ils disent apparaît vaguement grossi, de sorte qu'ils n'en peuvent jamais apprécier la valeur exacte. Pour couper court, il précisé : "Ce n'est pas ce que je voulais dire. Mais Clarisse a raison : le théâtre prouve que des expériences individuelles intenses peuvent se mettre au service d'un but impersonnel, d'un ensemble de significations et d'images qui les détache à demi de la personne".

Clarisse intervint de nouveau : "Je comprends parfaitement Ulrich! Je ne puis me rappeler qu'aucune joie particulière me soit jamais venue du fait qu'un événement m'était personnellement arrivé : il suffisait qu'il se fût produit! Et la musique, ajouta-t-elle en regardant son mari, tu ne cherches pas davantage à l'avoir, le seul bonheur est qu'elle soit là. On tire les événements à soi et en même temps on les développe, on se veut soi-même, mais on ne veut pas être l'épicier de soi-même!"

Walter porta les mains à ses tempes ; par égard pour Clarisse, cependant, il n'entra pas dans une nouvelle réfutation. Il s'efforça que ses paroles fussent comme un rayon calme et glacé. "Si tu mets toute la valeur d'une conduite dans l'émission d'un pouvoir intellectuel, dit-il en s'adressant à Ulrich, il faut que je te pose une question : tu entends bien que la chose ne serait pas possible en dehors d'une vie dont l'unique but serait la production de la puissance et de l'énergie intellectuelle?

- N'est-ce pas la vie à laquelle les États d'aujourd'hui prétendent aspirer? rétorqua Ulrich.

- Dans de tels États, les hommes vivraient donc d'après des émotions et des idées, des systèmes philosophiques et des romans? poursuit Walter. En ce cas, nouvelle question : vivraient-ils de telle manière qu'il en naîtrait de grandes œuvres, philosophiques ou poétiques, ou, au contraire, que toute leur vie serait déjà, dans sa chair pour ainsi dire, poésie et philosophie? Je sais ce que tu me répondras, car la première hypothèse aboutirait simplement à ce que l'on entend aujourd'hui pas État civilisé ; puisque c'est à la seconde que tu penses, je crains que tu ne voies pas que philosophie et poésie, alors, seraient tout à fait superflues. Sans parler du fait qu'il est absolument impossible de se représenter la vie sur le modèle de l'art, ou comme tu voudras l'appeler, on s’aperçoit donc qu'elle ne signifie rien de moins que la fin même de l'art!" Telle fut sa conclusion ; c'était pour Clarisse qu'il avait gardé cet atout.

Il ne manqua pas son effet. Ulrich lui-même fut un moment à se ressaisir. Mais, quand ce fut fait, il éclata de rire et dit :

"Ignores-tu donc que toute vie parfaite serait la fin de l'art? Je me suis laissé dire que tu étais toi-même sur le point de sacrifier l'art à la perfection de ta vie!"

Il ne disait pas cela méchamment, mais Clarisse dressa l'oreille.

Ulrich continua : "Il y a dans tout grand livre une prédilection pour les individus dont le destin ne tolère pas les formes que la communauté veut leur imposer. Cela conduit à des décisions impossibles à prendre ; on ne peut que peindre ces vies. Que trouves-tu en dégageant le sens profond de toutes les grandes œuvres? La négation, sans doute partielle, mais nourrie d'expérience et répartie sur une infinité de cas uniques, de tous les principes, règles et prescriptions sur quoi est bâtie la société dont ces œuvres font les délices! Le poème, avec son mystère, tranche tous les fils qui rattachaient le sens du monde au vocabulaire quotidien : et le voilà qui s'envole tel un ballon! Si on veut appeler cela, comme s'il est d'usage, la beauté, alors, celle-ci devrait être un bouleversement infiniment plus brutal et plus cruel qu'aucune révolution politique ne l'a jamais été!"

Walter avait blêmi jusqu'aux lèvres. Cette conception de l'art négation de la vie, ennemi de la vie, lui était odieuse. A ses yeux, c'était de la bohème, le dernier sursaut d'un désir désuet d'épater le bourgeois. Que la beauté n'eût plus de place dans un monde parfait parce qu'elle y serait superflue, il remarquait bien cette évidence pleine d'ironie ; mais la question que son ami avait tue, il ne l'entendit pas. Ulrich lui-même voyait bien ce qu'il y avait de partial dans son affirmation. Au lieu de prétendre que l'art était négation, il eût pu affirmer aussi bien le contraire, car l'art est amour ; il embellit ce qu'il aime, et peut-être n'est-il pas au monde d'autre moyen de rendre une chose ou un être beau que de l'aimer. Et si la beauté tient de la gradation et du contraste, c'est uniquement parce que notre amour, lui aussi, est fait de pièces et de morceaux. Il n'est que dans l'océan de l'amour que l'idée de perfection, incapable d'aucune gradation, s'unisse à celle de beauté, fondée, elle, sur la gradation. Une fois de plus, les pensées d'Ulrich avaient frôlé le "Royaume", et il s'arrêta, mécontent. Walter, entre temps, avait lui aussi rassemblé ses esprits et, après avoir déclaré d'abord que la suggestion de son ami, vivre à peu près comme on lit, était une idée banale, puis irrecevable, il se mit en devoir de prouver qu'elle était coupable et grossière.

"Si un être humain, commença-t-il sans se départir de sa retenue étudiée, voulait fonder sa vie sur ta proposition, il devrait donc (pour ne rien dire des autres impossibilités) sanctionner à peu près tout ce qu'une belle idée suscite en son esprit ; mieux encore, tout ce qui comporte la possibilité d'en devenir une. Cela signifierait évidemment la décadence générale, mais comme cet aspect de la question t'est probablement indifférent (ou peut-être penses-tu à ces vagues mesures d'ordre général dont tu n'as rien dit de précis), je voudrais simplement en envisager les conséquences individuelles. Or, la seule chose qui me paraisse possible est que cet homme, dans tous les cas où il ne sera pas expressément le poète de sa vie, se trouvera plus mal loti qu'une bête : si aucune idée ne lui vient, il ne pourra prendre aucune décision, il sera simplement, pour une grande part de son existence, à la merci de ses instincts, de ses humeurs, des passions de tout le monde, en un mot, de ce qu'il y a de plus impersonnel en nous ; et, aussi longtemps que ses fonctions supérieures seront paralysées, il devra se laisser mener, en quelque sorte, par la première idée venue.

- En ce cas, il n'aura qu'à se refuser d'agir! répondit Clarisse pour Ulrich. C'est la passivité active dont on doit être capable en certaines circonstances!"

Walter n'eut pas le courage de la regarder. La capacité de contredire jouait entre eux un grand rôle ; Clarisse, l'air d'un petit ange, dans une longue chemise de nuit qui lui descendait jusqu'au pieds, bondit sur le lit et déclama, les dents luisantes, dans une libre imitation de Nietzsche : "Comme une sonde je laisse filer ma question dans ton âme! Tu voudrais enfant et mariage, mais écoute-moi : es-tu quelqu'un qui ait le droit de désirer un enfant? Es-tu le triomphant, et le maître de tes vertus? Ou est-ce la bête et le besoin qui parlent en toi?" Dans la pénombre de la chambre à coucher, ç'avait été un spectacle cruel, tandis que Walter essayait vainement de la ramener sous les couvertures. Ainsi, elle disposerait à l'avenir d'un nouveau slogan : cette "passivité active dont on devait être capable au moment voulu" sentait son "Homme sans qualités" ; se confiait-elle à lui, et l'encourageait-il, en fin de compte, dans sa singularité? Ces questions se tordaient comme des vers dans la poitrine de Walter, et il fut près de se sentir mal. Il était maintenant couleur de cendre, toute tension s’effaça de son visage qui se creusa de rides lasses. 

Ulrich s'en aperçut et lui demanda gentiment si quelque chose n'allait pas.

Walter, avec effort, répondit que non, et, souriant bravement, dit qu'il pouvait achever ses absurdités.

"Mon dieu! reconnut obligeamment Ulrich, tu n'as pas tout à fait tort. Mais il arrive très souvent que, par une sorte d'esprit sportif, nous montrions de l'indulgence pour des actions qui nous lèsent, parce que l'adversaire les a joliment accomplies ; la valeur de l’exécution rivalise alors avec la valeur du dommage. Très souvent aussi, nous avons une idée qui nous fait agir pendant un bout de temps, mais bientôt l'habitude, l'inertie, l'égoïsme, telle insinuation prennent sa place, parce qu'il ne peut en aller autrement. Peut-être ai-je donc décrit un état auquel il est impossible d'accéder définitivement ; mais il faut lui reconnaître une qualité : c'est qu'il n'est autre que l'état même dans lequel nous vivons".

Walter avait retrouvé son calme. "Une fois qu'on a mis la vérité sens dessus dessous, on peut toujours trouver à dire des choses qui soient à la fois vraies et à rebours du bon sens", dit-il doucement, sans dissimuler qu'il ne voyait pas d'intérêt à prolonger la querelle. "Prétendre d'une chose qu'elle est impossible mais réelle est assez ton genre".

Clarisse frottait le nez énergiquement. "Tu ne m'empêcheras pas, dit-elle, de juger très important qu'il y ait en nous tous quelque chose d'impossible. Cela explique bien des choses. J'avais l'impression en vous écoutant que si l'on nous coupait par le milieu, notre vie apparaîtrait peut-être tout entière sous la forme d'un anneau : quelque chose, et un rond autour". Un moment auparavant déjà, elle avait retiré son anneau de mariage, et maintenant, à travers le trou, elle lorgnait la paroi éclairée. "Il n'y a rien en son centre, et on dirait pourtant que ce centre est la seule chose qui lui importe. C'est une chose qu'Ulrich lui-même n'est pas capable de traduire du premier coup!"

De sorte que cette discussion ne s'acheva malheureusement pas sans une nouvelle souffrance pour Walter.

Robert Musil, traduit de l'allemand par Philippe Jaccottet, L'Homme Sans Qualités, Tome 1, Éditions Seuil, collection Points, 1956 (2004), p.489-497

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