vendredi 17 août 2012

Liberté Interstitielle.

Photographie non attribuée, John Von Neumann at the Inauguration of the IAS 1952, 1952.

CORRESPONDANCE AVEC UN CYBERNÉTICIEN

Abraham A. MOLES - à en juger sur l'en-tête de son papier : docteur ès-lettres (Phil.), docteur ès-sciences (Phys.), ingénieur, professeur assistant (Université de Strasbourg), professeur à l'E.O.S.T - a adressé, le 16 décembre 1963, cette Lettre ouverte au Groupe Situationniste

Monsieur,

J'ai appris l'existence du Groupe Situationniste par l'intermédiaire de mon ami et collègue Henri Lefebvre. La signification que j'ai attribué au terme "situationniste" vient donc, en grande partie, de ce qu'il m'en a dit et de la lecture d'un certain nombre de vos bulletins, auxquels je vous prierai de m'abonner.

L'interprétation que j'adopte du mot "situation" est ici purement personnelle et peut-être en désaccord avec la vôtre. Il me paraît que, devant le drame personnel de l'aliénation technologique que nous percevons chacun pour notre compte, devant la consommation effrénée de l’œuvre d'art qui détruit la signification même du terme, devant un certain nombre de concepts, tels que le bonheur anesthésique ou la péremption incorporée chère à Vance Packard, des individus puissent se demander où peut se situer l'originalité créatrice dans une société frigidarisée, assortie ou non d'une mystique de l'aspirateur, selon monsieur Goldman. La liberté interstitielle se ramène peu à peu à zéro, au fur et à mesure que les cybernéticiens technocratiques - dont je fais partie - mettent progressivement en fiches les trois milliards d'insectes.

La vie quotidienne est une suite de situations ; ces situations appartiennent à un répertoire fortement limité. Peut-on étendre ce répertoire, peut-on trouver de nouvelles situations? Il me semble que c'est ici que le mot "situationniste" prend un sens. Une situation me paraît un système de perceptions lié à un système de réaction à courte échéance. J'aimerais certes, avoir dans vos publications une étude sur ce que vous appelez "situation" : un individu qui, pour une quelconque raison, marche au plafond plutôt que par terre, est-il dans une situation nouvelle? Un danseur de corde est-il dans une situation rare?

Il me semble que deux caractères permettent d'apprécier ce concept. Il y a d'abord la nouveauté d'une situation donnée par rapport à l'ensemble de celles que nous connaissons. Pour un voyageur, une langue étrangère apporte un grand nombre de situations nouvelles et il y a là, visiblement, une grandeur métrique : la "quantité d'étrangeté" qu'il perçoit dans le monde extérieur. Nous vivons couramment des situations légèrement nouvelles pour lesquelles nous devons créer un comportement. Ce terme a ici un simple caractère statistique ; ce qui vaut pour X ne vaut pas pour Y, mais il peut y avoir un "situationnisme marginal" dans lequel les individus recherchent systématiquement des perceptions ou des comportements "slightly queer".

Une source importante de situations nouvelles proviendra de l'assemblage extraordinaire d'un grand nombre de microsituations ordinaires ; c'est ce qui fait la valeur de la technique rédactionnelle de Graham Greene, assemblant, dans une séquence ramassée un grand nombre d'actes banaux qui se trouvent être extraordinaires par leur assemblage. Chacune des positions élémentaires, correctement, rationnellement ou conventionnellement liées au monde extérieur, paraîtrait parfaitement normale : des milliers de bourgeois s'y trouvent à chaque instant ; l'ensemble particulier de situations est, lui, extraordinaire car il n'est pas "coutumier" qu'elles se succèdent dans cet ordre (Ministry of Fear, Stambul Train, The third Man). Je vous signale que les théoriciens de l'Information sont capables (en pure théorie) de mesurer la quantité de nouveauté qu'apporte un tel système.

Il y a, par ailleurs, des situations intrinsèquement rares ; par exemple, l'homosexualité est statistiquement moins fréquente que la sexualité puérile et honnête ; la partie d'amour a trois partenaires l'est moins que la copulation légale. Tuer un homme - ou une femme - est une situation rare et, par là, d'autant plus intéressante : la quantité attachée à la situation, mesurée par une certaine excursion en dehors du champ de liberté sociale, est plus grande qu'une suite de petites infractions aux règlements de la circulation (voyez Dostoïevski, car je pense que la littérature policière n'apporte, dans ce domaine, qu'une statistique situationnelle (!), fictive par-dessus le marché). C'est ici que notre liberté interstitielle se réduira bientôt à zéro, à partir du moment où la technologie nous apportera le contrôle de tous par tous, la matrice des actes élémentaires et la machine à inventorier le contenu des pensées de chacun à chaque instant.

Sortir beaucoup des normes, rarement, ou en sortir très peu, très souvent. Sur ce point, nous voyons donc apparaître deux "dimensions" des situations : leur nouveauté intrinsèque ou la rareté de leur assemblage.

La société contrôle de plus en plus la première avec les armes conjuguées de la morale sociale, des fichiers et des mises en carte, des ordonnances médicales chez le pharmacien, etc. Elle contrôle encore assez mal la seconde et il me semble que l'on peut encore vivre une vie "originale" au sens situationniste, par un pattern nouveau de petites déviations banales. Les surréalistes, dans leur vie quotidienne, l'avaient déjà pressenti bien qu'ils eussent découvert que le pire ennemi du Surréalisme pouvait être la fatigue physique ou l'épuisement des réserves de courage intellectuel.

Mais il me semble, qu'à moins d'incohérence vis-à-vis de notre propre acceptation de l'automobile, du réfrigérateur et du téléphone, c'est-à-dire de la civilisation technologique où nous vivons, c'est dans l'axe de la technologie que nous devons rechercher des situations nouvelles et je me demande dans quelle mesure votre mouvement l'accepte. Il me paraît extrêmement facile de définir des situations basées sur un changement technique, dont les conditions physiques sont déjà réalisées, ou réalisables, ou raisonnablement concevables. Par exemple, vivre sans pesanteur, habiter sous l'eau, marcher au plafond, d'une façon générale vivre dans des milieux étranges sont des situations qui nous sont fournies par la technique, au sens classique du mot.

On peut penser que la technique est loin de notre vie quotidienne. Je crois pourtant que ce serait méconnaître que le ménage possédant une cuisinière à thermostat vit une situation nouvelle. Il est évident, d'après ces exemples, que c'est le retentissement psychologique d'une situation qui fait sa valeur pour une philosophie situationniste.

Ici, une politique se dessine : demander aux sociologues où sont les ressorts sociaux du conventionalisme. Parmi les plus évidents, il y a la sexualité qui est certes susceptibles d'apporter un grand nombre de situations nouvelles. La fabrication, biologiquement concevable, de femmes à deux paires de seins est, sans aucun doute, une proposition de la biologie à la tradition. L'invention, à côté des deux sexes conventionnels d'un, deux, trois, n sexes différents, propose une combinatoire sexuelle qui suit le théorème des permutations et suggère un nombre rapidement immense de situations amoureuses (factorielle n).

Une autre source de variations, donc de situations, pourrait reposer sur l'exploitation de nos sens. Les arts "olfactifs" n'ont, par exemple, été développés que dans des notations exclusivement et fortement sexualisées, et plutôt comme instrument de lutte entre les sexes, mais jamais comme un art abstrait. Dans le domaine artistique, un très grand nombre d'autres situations résulteront prochainement des capacités techniques et si les metteurs en scène américains ne savent que faire du cinérama, et à plus forte raison du Circlorama, peut-être est-il légitime d'espérer là une source d'arts nouveaux. Le rêve de l'Art Total est conditionné par la pauvreté de l'imaginaire artistique.

Qu'adviendrait-il d'une société comportant des couches sociales basées sur la "Méritocratie" où celles-ci seraient inscrites dans les lois de l'État? C'est certainement la fonction de la fiction sociologique que de le préfigurer. En fait, la vie quotidienne, telle que nous la connaissons, est susceptible, par des écarts qui peuvent paraître négligeables, de proposer des situations infiniment nouvelles. Je pense, par exemple, au grand clivage des hommes et des femmes basé sur une catégorisation à priori aléatoire mais définitive. Il n'est plus du tout inconcevable que les êtres changent de sexe au cours de leur vie, et les situations nouvelles, d'abord à caractère social, sont ici parfaitement concevables. Il me semble que ce serait l'un des rôles de l'Internationale Situationniste que de les explorer. Si l'on suppose simplement que les vecteurs d'attraction hommes pour femmes, femmes pour hommes deviennent symétriques au lieu de la dissymétrie temporelle qui est la règle actuelle, on peut penser que 90% du Théâtre, du Cinéma, de la Littérature et de l'Art figuratif doivent être remplacés.

On pourrait continuer indéfiniment cette énumération, mais il me semble, en bref, que la recherche de situations nouvelles qui me paraît, si je comprends bien, l'un des objets que pourrait se poser le Situationnisme, soit relativement facile et doive être liée, entre autres, à une étude de ce qu'apportent les techniques biologiques, que des tabous variés laissent pratiquement intactes.

En résumé :

1° Mon intérêt pour votre mouvement vient de l'idée de base de rechercher, dans une société contrainte au bonheur technologique, des situations nouvelles.

2° Il me semble que le terme de "situation" devrait être mieux défini ou redéfini dans votre perspective propre et qu'un rapport doctrinal de votre part à ce terme serait nécessaire. En particulier, la mesure de la valeur de nouveauté d'une situation me paraît un critère indispensable.

3° Il n'est pas difficile de trouver un grand nombre de situations nouvelles - j'en énumère ci-dessus une douzaine -, mais on peut pousser le raisonnement plus loin. Celles-ci peuvent être issues :

a) de la transgression des tabous qui, à l'intérieur du champ de liberté légale, viennent encore restreindre notre liberté pratique, en particulier dans le domaine sexuel et biologique ;
b) du "crime" au sens de la Sociologie de Durkheim ;
c) de nombreuses déviations étranges mais de faible ampleur auteur de la norme ;
d) enfin, de la technologie, c'est-à-dire du pouvoir de l'homme sur les lois de la nature.

Je vous prie d'agréer, Monsieur, l'expression de mes meilleurs sentiments. 

Abraham A. Moles, Correspondance avec un Cybernéticien in Internationale Situationniste, n°9, août 1964, repris in Internationale Situationniste, Librairie Arthème Fayard, 1997, p.408-411. 

Voir également ici.

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