vendredi 7 décembre 2012

Grande Serre.

Hauvette et associés, 87 Logements Énergie Positive, 2012.

Le palais capitaliste du monde - les marxistes ultratardifs que sont Negri et Hardt l'ont tout récemment de nouveau arpenté sous le nom d'Empire, mais se sont volontairement abstenus de tracer sa frontière extérieure, sans doute pour mieux invoquer la chimère d'une alliance organique entre les oppositionnels de l'extérieur et ceux de l'intérieur - ne constitue pas une structure architecturale cohérente ; ce n'est pas une entité semblable à un immeuble, mais une installation de confort ayant la qualité d'une serre, ou un rhizome composé d'enclaves prétentieuses et de capsules capitonnées qui forment un unique continent artificiel. Sa complexité se développe presque exclusivement à l'horizontale, dès lors qu'il constitue une structure sans hauteur ni profondeur - voilà pourquoi nous n'employons plus à son propos la vieille métaphore de la base et de la superstructure. On ne peut plus non plus parler d'"underground" à propos de la Babel plate - nous sommes arrivés dans un monde sans taupes (1). On ferait en outre, nous l'avons montré, une interprétation erronée en exigeant de lui qu'il saisisse "l'humanité" dans toute son ampleur numérique. La grande structure de confort intégrera encore assez longtemps de nombreux nouveaux citoyens en faisant des habitants de la semi-périphérie des membres à part entière, mais elle repousse aussi d'anciens membres et menace beaucoup, parmi ceux qui sont géographiquement inclus, d'exclusion sociale, c'est-à-dire d'être bannis des situations intérieures privilégiées du contexte de confort. La semi-périphérie se trouve partout où les "sociétés" possèdent encore un large segment de situations traditionnellement agricoles et artisanales - l’occurrence la plus dramatique est la Chine, où le fossé historique entre le régime agro-impérial (qui regroupe encore près de 900 millions de personnes) et le modus vivendi de la société industrielle (qui en intègre déjà plus de 400 millions) se creuse quotidiennement (2). On peut en dire autant des nations semi-modernes comme l'Inde ou la Turquie dans lesquelles des régions urbaines relativement prospères, orientées vers l'Occident et la consommation, coexistent avec des majorités rurales composées de populations pauvres médiévales. (Une des raison parmi d'autres pour lesquelles admettre dans le palais de cristal bruxellois ce pays de semi-périphérie qu'est la Turquie représenterait pour l'Union européenne une aventure incalculable.)

Bien qu'elle soit conçue comme un univers indoors, la grande serre n'a pas besoin d'épiderme fixe - dans cette mesure, le Crystal Palace est lui aussi un symbole dépassé par certains aspects. C'est seulement dans les cas exceptionnels qu'il concrétise ses frontières dans un matériau dur, comme dans le cas de la clôture séparant le Mexique et les États-Unis ou dans celui de ce que l'on appelle la clôture de sécurité entre Israël et la Jordanie occidentale. Ses parois les plus efficaces, l'installation de confort les érige sous forme de discriminations - ce sont des murs composés d'accès à la capacité financière, qui séparent les possédants et les non-possédants, des murs dressés à travers la répartition extrêmement asymétrique des possibilités de vie et des options d'emploi. Sur leur face intérieure, la commune des détenteurs de pouvoir d'achat met en scène son rêve éveillé d'une immunité globale s'ajoutant à un confort d'altitude stable et en augmentation ; sur la face extérieure, les majorités plus ou moins oubliées tentent de survivre au cœur de leurs traditions, illusions et improvisations. On a de bonnes raisons d'affirmer que le concept de l'apartheid, après sont élimination en Afrique du Sud, a été généralisé dans tout l'espace capitaliste après s'être défait de sa formulation raciste et être passé dans un état économico-culturel difficilement compréhensible. Dans cet état, il s'est largement mis à l'abri du risque de devenir un scandale (3). On trouve dans le modus operandi de l'apartheid universel d'une part le fait de rendre invisible la pauvreté dans les zones de prospérité, de l'autre la ségrégation des riches dans les zones d'espoir zéro.

Le fait qu'au début du XXIe siècle, le palais de cristal inclut, selon les calculs les plus optimistes, un petit tiers des spécimens d'homo sapiens, mais en réalité sans doute seulement un quart ou moins, s'explique entre autres par l'impossibilité systémique d'organiser matériellement un intégration de tous les membres du genre humain dans un système de prospérité homogène, dans les conditions actuelles de la technique, de la politique énergétique et de l'économie. La construction sémantique et gratuite de l'humanité comme collectif des détenteurs de droit de l'homme ne peut, pour des motifs structurels indépassables, être transposée sur la construction coûteuse et opérationnelle de l'humanité comme collectif des détenteurs de pouvoir d'achat et de chances de confort. C'est là que se fonde le malaise de la "critique" globalisée qui exporte certes dans le monde entier les critères de condamnation de la misère, mais pas les moyens de la dépasser. Dans ce contexte, on peut caractériser Internet - de même que, avant lui, la télévision - comme un instrument tragique, parce qu'il étaye, en tant que média des communications faciles et globalo-démocratiques, la conclusion illusoire que les biens matériels et exclusifs devraient être tout aussi universalistes.

Il va de soi que l'espace intérieur capitaliste global que l'on appelle généralement l'Occident ou la sphère occidentalisée, dispose lui aussi de structures architecturales élaborées avec plus ou moins d'art : il se dresse au-dessus du sol comme un entrelacs de couloirs de confort construits près de points nodaux vitaux, du point de vue stratégique et culturel, sous forme d'oasis denses de travail et de consommation - normalement c'est sous l'aspect de la grande ville ouverte et de la suburbia uniforme, mais c'est aussi et de plus en plus fréquemment sous celui des maisons de campagne, d'enclaves de vacances, de e-villages et de gated communities. Depuis un demi-siècle, une forme sans précédent de mobilité massive se déverse sur ces couloirs et ces nœuds. Dans la Grande Installation, les discours sur le retour du nomadisme et l'actualité de l'héritage juif (4). De nombreux animateurs, chanteurs et masseurs offrent leurs services d'accompagnateurs de voyage en direction de la vie fluidifiée. Si, aujourd'hui, le tourisme constitue le phénomène de pointe du way of life capitaliste - et représente dans le monde entier, à côté de la branche du pétrole qui permet tout cela, le secteur économique réalisant le plus grand chiffre d'affaires -, c'est précisément parce que la plus grande partie de tous les mouvements liés au voyage peut se dérouler dans l'espace apaisé. Pour partir, on n'a plus besoin de sortir. Les chutes d'avions et les naufrages de navires, où qu'ils se produisent, sont pratiquement toujours des incidents au sein de l'installation et sont par conséquent annoncés comme des informations locales pour utilisateurs de média mondiaux. Les voyages en dehors de la Grande Installation passent en revanche à juste titre pour du tourisme à risque. Ce tourisme-là - l'expérience policière et diplomatique le prouve - transforme les voyageurs des pays occidentaux en complices d'une industrie de l'enlèvement qui se pare de critique de la civilisation.

Nous l'avons dit : du point de vue démographique, l'espace intérieur du monde capitaliste regroupe à peine un tiers d'une humanité qui comptera prochainement sept milliards de personnes, et géographiquement à peine un dixième des surfaces de terre. Il n'est pas nécessaire de se pencher ici sur l'univers marin parce que la totalité des navires de croisière et des yachts habitables ne représente qu'un millionième des surfaces marines. Seule la nouvelle Queen Mary 2, le dernier paquebot de luxe de Cunard, qui a fait son voyage baptismal à New York en janvier 2004, avec 2600 passagers à bord, mérite peut-être une mention spéciale dans la mesure où ce palais de cristal flottant prouve combien le capitalisme post-modernisé manque peu d'énergie pour afficher son propre prestige. Ce grand navire provocateur est la seule œuvre d'art total existante et convaincante du XXIe siècle débutant - avant même le cycle d'opéra en sept journées de Stockhausen, Licht, achevé en 2002 - dans la mesure où il résume l'état des choses avec une énergie symbolique intégrale.

Quand on prononce le mot globalisation, on parle donc d'un continent artificiel dynamisé et animé par le confort sur l'océan de la pauvreté, même si la rhétorique affirmative dominante donne facilement l'impression que par son essence, le système mondial inclut toute chose. C'est le contraire qui est vrai, pour des raisons impératives relevant de l'écologie et de la systémique. L'exclusivité est inhérente au projet de palais de cristal en tant que tel. Toute endosphère "autogâtante", construite sur le luxe stabilisé et la surabondance chronique, est une structure artificielle qui défie les lois de la probabilité. Son existence suppose un extérieur sur lequel on puisse faire peser la charge et que l'on puisse, provisoirement, ignorer plus ou moins - notamment l'atmosphère terrestre que presque tous les acteurs revendiquent comme décharge d'ordures globale. Il est sûr cependant que la réaction des dimensions externalisées ne peut être qu'ajournée, mais pas durablement éliminée. Par conséquent, l'expression "monde globalisé" concerne exclusivement l'installation dynamique qui sert d'enveloppe du "monde de la vie" à la fraction de l'humanité composée par les détenteurs de pouvoir d'achat. À l'intérieur de cette installation, on atteint constamment de nouvelles altitudes d'invraisemblance stabilisée, comme si le jeu gagnant des minorités pratiquant la consommation intensive pouvait se poursuivre à l'infini contre l'entropie.

Ce n'est donc pas un hasard si les débats sur la globalisation sont presque exclusivement menés sous la forme d'un monologue des zones de prospérité ; en règle générale, la majorité des autres régions du monde ne connaît pas le mot et certainement pas la chose, sauf à travers des effets secondaires défavorables. Les dimensions gigantesques de l'installation animent tout de même un certain romantisme du cosmopolitisme - parmi ses médias les plus caractéristiques, on trouve les magazines distribués à bord des grandes lignes aériennes, sans parler ici d'autres produits de la presse masculine internationale. On peut dire que le cosmopolitisme est le provincialisme des gâtés. On a aussi décrit l'état d'esprit des citoyens du monde comme un "parochialisme en voyage". C'est lui qui donne à l'espace intérieur du monde capitaliste sa touche d'ouverture à tout ce que l'on peut obtenir contre de l'argent.

Peter Sloterdijk, traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Le Palais de Cristal, à l'Intérieur du Capitalisme Planétaire, Éditions Pluriel, 2011 (2005), p.276-281. 

Notes

1. Negri et Hardt ont donc à juste titre abandonné la taupe comme animal-totem de l'extrémisme de gauche et proclamé le serpent comme nouveau totem - un symbole choisi avec bonheur pour la gauche gnostisante, qui suit l'échec du rêve des révolutions prolétariennes.`
2. Cf. Wu Chuntao et Chen Guidi, "Untersuchung zur Lage der chinesischen Bauern", Lettre Ulysses-Preis für Reportageliteratur, 2004.
3. Cf. Pablo Gaytan Santiago, Apartheid social en la ciudad de esperanza cero, Interneta/Glocal, Mexico, 2004.
4. Cf. Jacques Attali, L'Homme nomade, Paris, Fayard, 2003.

Merci à M.J.

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