vendredi 21 décembre 2012

Religion Singulariste.

Charlie Behrens, Algorithmic Architecture, 2012.

LA SINGULARITÉ FRANÇAISE

Xavier Mycenne

RÉSUMÉ :

La singularité technologique est une notion californienne : c'est la pointe extrême du développement humain, et sa fin brutale : l'assomption des machines. Google organise chaque été, dans la Silicon Valley, une Singularity University : on y parle d'intelligence artificielle et de robots pensants, d'interfaces homme-machine et d'apocalypse numérique. Mais les conditions d'existence d'une singularité technologique ont peut-être été réunies pour la première fois en France dans les années 1960-1970, quand les grands programmes de modernisation du pays croisent un champ intellectuel entièrement préoccupé par la question de la modernité.

1. INTRODUCTION

1.1 Perspectives futuristes

Dans le dernier Terminator, on découvre enfin la capitale des machines : c'est une usine qui fabrique des robots. La guerre qui oppose les hommes et les machines est la plus effrayante de toutes : elle vise à la destruction des propriétés intentionnelles. L'homme désire toujours quelque chose et se forme des représentations du monde. Les machines ne veulent rien, et ignorent l'existence du monde. Du point de vue des machines, l'idée même de victoire n'a aucune signification. Livré à la paix perpétuelle du chaos atomique, l'Univers sera redevenu éternellement neutre.

Des intellectuels américains ont inventé, au début des années 1980, le concept de singularité technologique. Une singularité physique est un point à partir duquel certaines quantités deviennent infinies ; la relativité générale décrit ainsi des objets, appelés trous noirs, qui possèdent un champ gravitationnel infini : rien de ce qui y pénètre ne peut en ressortir. Par analogie, la singularité technologique est décrite comme le point de non-retour du progrès technique, et comme son éventuel changement de régime, quand il cesse de d'être conduit par les hommes pour être conduit par les machines. La loi de Moore serait la première confirmation expérimentale de l'inéluctabilité d'un tel phénomène.

Les films de la série Terminator ont popularisé cette théorie. On y voit le monde entièrement dominé, dans un futur proche, par des calculateurs électroniques. Le réseau Skynet, qui supervisait le défense américaine, est devenu autonome et s'est retourné contre les humains. Mais la série des Terminator met également en scène le caractère contre-intuitif de la notion de singularité, qui se produit hors de le série des effets et des causes que les humains sont habitués à manipuler. La singularité, en effet, ne survient pas exactement ua terme de l'histoire humaine, mais prend plutôt la forme d'un paradoxe temporel insoluble. Le Terminator est un robot envoyé vers le passé depuis l'autre côté de la singularité. Mais c'est grâce à l'étude d'un microprocesseur, récupéré sur son avant-bras après sa destruction, que le saut technologique qui permettra à la singularité d'apparaître a été rendu possible. La singularité technique marque l'avènement du temps des machines, aux propriétés radicalement différentes de celles du temps humain. Le caractère exponentiel de leurs capacités à traiter l'information abolit les contours stricts du présent. Le passé et le futur se rejoignent, le déterminisme causal s'efface.

1.2 La singularité de type leibnizien

On trouve, dans la littérature singulariste, des preuves circulaires de l'existence de la singularité dignes de celles de l'existence de Dieu par saint Anselme. Anselme expliquait que l'idée de l'être le plus parfait impliquait l'existence de cet être, car s'il n'existait pas, l'être qui lui serait identique et existerait serait supérieur : l'idée d'un être parfait inexistant est donc contradictoire, et l'existence de Dieu était ainsi démontrée par l'absurde. Le singulariste Nick Bostrom pose lui comme point de départ un calculateur assez puissant pour opérer des simulations complètes et détaillées de tous les univers concevables. Si l'on postule qu'une telle simulation est possible, il est statistiquement beaucoup plus probable que notre monde soit l'une d'elle, plutôt que le monde réel. Dès lors, la question de l'origine du monde est statistiquement résolue : il existe un seul monde dont l'origine reste inexplicable, pour une infinité d'autres qui sont des simulations menées au sein d'une singularité technologique. En posant la singularité comme possible, on la rend nécessaire.

Il est cependant étrange qu'une machine éprouve le besoin de mener des simulations ou de conduire des expériences. Mais après tout, Dieu a bien créé le monde. On retrouve ici la grande question métaphysique : pourquoi y a t-il quelque chose plutôt que rien? Tout comme la question centrale de la théologie : quel rapport Dieu entretient-il à sa création? La réponse le plus couramment admise généralise l'argument d'Anselme : les individus possibles, tels qu'ils sont présents dans l'entendement de Dieu, sont incomplets s'ils n'existent pas. Pour concevoir les individus avec tout la perfection dont son entendement infini est capable, Dieu devait les faire exister. 

Le plupart des auteurs singularistes sont liés au mouvement transhumaniste. Ils défendent ainsi une conception positive de la singularité, qu'ils définissent comme un saut évolutionniste majeur. Ils décrivent la singularité comme l'avènement d'individus parfaits, incarnés et divins. Une singularité de ce type serait une singularité leibnizienne. Pour Leibniz, les individus existent. Après avoir parcouru la totalité des possibles, Dieu a entrepris de créer un monde beaucoup moins physique que moral : le meilleur des mondes possibles. Au sein de ce monde, les individus sont des collections de propriétés. Mais Leibniz précise qu'il doit s'agir de collections complètes : chaque individu reflète la totalité des autres individus, et n'est dont pas un ensemble fermé de propriétés, mais un dosage subtil du maximum de propriétés compossibles. Il est un point de vue sur le monde, et presque un monde à lui tout seul. Les individus sont comme des meurtrières enfoncées dans l'esprit de Dieu. Une singularité leibnizienne déploierait, à l'infini, toutes les propriétés enfouies dans les individus qui le composent.

1.3 La singularité de type russellien

Mais Dieu conçoit-il vraiment des individus? Bertrand Russell a soutenu que le monde ne contenait aucun individu véritable. Sa théorie des descriptions définies réduit les individus à des ensembles de propriétés conjointes, réunies en faisceaux. Une singularité russellienne ne serait que la combinatoire exhaustive des propriétés susceptibles de s'attacher ensemble à travers l'espace et le temps. L'histoire physique du monde serait rapidement épuisée, laissant place à des propriétés de plus en plus seules, qui clignoteraient faiblement dans l'éternité - si la main d'un dieu équanime ne vient pas fermer les yeux effrayés de cet univers sans vie.

Ce cauchemar singulariste est évoqué en 2000 par Bill Joy, cofondateur de la société informatique Sun Microsystems, dans un article de la très technophile revue Wired, intitulé "Why the future doesn't need us". L'accroche du texte est remarquablement efficace. C'est un pamphlet luddiste, un appel à la destruction des machines : "À mesure que la complexité de la société et des problèmes auxquels elle doit faire face iront croissant, et à mesure que les dispositifs deviendront plus "intelligents", un nombre toujours plus grand de décisions leur sera confié. [...] Un jour, les machines auront effectivement pris le contrôle. Les éteindre? Il n'en sera pas question. Étant donné notre degré de dépendance, ce serait un acte suicidaire. [...] Dans une telle société, les êtres manipulés vivront peut-être heureux ; pour autant, la liberté leur sera clairement étrangère. On les aura réduits au rang d'animaux domestiques."

Ces réflexions ne sont pas de Bill Joy, mais de Unabomber, qui fut pendant vingt ans l'homme le plus recherché d'Amérique. Unabomber envoya une dizaine de colis piégés à différents acteurs de la révolution informatique américaine, faisant trois morts et plusieurs blessés graves. Bill Joy note qu'il était une victime possible de cette campagne d'attentats ciblés. Il reconnaît pourtant la validité de certaines des analyses qu'Unabomber a développées dans son manifeste, "La société industrielle et son avenir", publié dans le New York Times en échange de son renonciation au terrorisme - publication qui permit à son frère d'identifier Unabomber comme étant Theodore Kaczynski, un mathématicien brillant et sociopathe vivant dans une cabane. Selon Kaczynski, la guerre de l'homme contre les machines a commencé et n'est déjà plus une guerre de position ou de mouvement, mais une guérilla. Dans le film 2001, le cosmonaute finit par débrancher HAL. Ce geste, au regard de notre degré de dépendance, nous est désormais interdit : on ne coupe pas l'électricité dans un hôpital - l'humanité s'est laissé conduire dans un hôpital.   

2. LA MODERNISATION DE LA FRANCE : UNE APPROCHE UCHRONIQUE DE LA SINGULARITÉ

La France a longtemps occupé la place de cinquième puissance économique mondiale. Par rapport à la faiblesse de ses ressources naturelles, à l'exiguïté de son territoire et à son faible poids démographique, il s'agit d'une performance remarquable, que l'histoire glorieuse du pays explique, et relativise - la France, après la Révolution, a incontestablement décliné. Par rapport à l'Angleterre du charbon, aux États-Unis du pétrole ou au Japon de l'électronique, la France a toujours fait figure de pays moyennement moderne. La modernisation de la France a été, dans cette perspective, un objectif, plus qu'une réalité - objectif qui a souvent pris la forme de programmes symboliques, véritables allégories techniques de la modernité.

2.1 Un colbertisme révolutionnaire

La Résistance prend le contrôle de la France à partir de 1944. Pendant quelques mois, les clivages partisans sont abolis. Il n'y a plus ni droite ni gauche. Il faut libérer et épurer la France, réorganiser et reconstruire. La redistribution des richesses est désormais au cœur d'un pacte républicain renouvelé, fondé sur l'idée de progrès social : l'économie de marché n'est défendable que si elle garantit la démocratisation rapide des biens matériels et culturels. L'État se réserve à ce titre le droit d'intervenir largement dans l'économie, pour veiller à la juste redistribution des richesses. Rapidement mis en place, la Sécurité sociale, les comités d'entreprise et de la retraite par répartition demeureront. Malgré la guerre froide, qui viendra durcir les positions idéologiques intérieures, et la proclamation de la Cinquième République, qui viendra changer la nature du régime, une troisième voie est ainsi ouverte en France, entre communisme et capitalisme.

Le Commissariat général du plan, crée en 1946, et l'INSEE, l'Institut national de la statistique et des études économiques, fondé la même année, vont incarner pendant plus d'un demi-siècle cette politique. Avec le Commissariat général du plan, la France de l'après-guerre et des Trente Glorieuses dispose d'un gouvernement technocratique occulte. Les politiques démographiques, sociales, énergétiques et industrielles de la France sont directement sorties de ses bureaux de l'hôtel de Vogüé, dans le VIIe arrondissement de Paris. Le remodelage des paysages agricoles comme l'apparition des grands ensembles urbanistiques, les centrales nucléaires, le Minitel, le tunnel sous la Manche, le TGV, Airbus ou la fusée Ariane sont des programmes plus ou moins directement initiés pas ses hauts fonctionnaires.

Parallèlement l'INSEE invente de nouveaux outils de calcul, pour quantifier et diriger l'action de l'État providence : il s'agit de "mettre les mathématiques au service de la démocratie". L'INSEE va ainsi permettre au Commissariat général du plan d'établir ses plans quinquennaux sur des bases statistiques solides. Il ne sera bientôt plus possible de gouverner sans cet institut. Le Plan Calcul est initié, pour le doter de machines numériques adaptées.

Le Commissariat général du plan ressuscite alors les doctrines colbertistes. L'État devient le principal donneur d'ordre du secteur industriel. Le rail, l'électricité et les télécommunications, au même titre que les secteurs régaliens de la justice, de la santé ou de l'éducation, sont considérés comme des services publics, dont les missions seront assumées par des régies monopolistiques, ce qui n'empêche pas l'État, à travers des entreprises nationalisées comme Air France ou Renault, de jouer également un rôle de premier plan dans les domaines fortement concurrentiels et internationalisés que sont l'aéronautique ou l'automobile. 

À côté de ces participations directes, l'État demeure un acteur économique prépondérant. Il définit, par les subventions qu'il alloue à la recherche, par les programmes de défense qu'il initie, par les grands appels d'offres qu'il lance, les orientations de la politique industrielle nationale. Aucun groupe industriel important, quelle que soit la manière dont son capital se répartit, n'est indépendant. L'industrie est la continuation de la politique par d'autres moyens. Le capitalisme français est un capitalisme d'État. Les dirigeants des principales banques, les administrateurs des sociétés d'État, les membres des cabinets ministériels et ceux des conseils d'administration des sociétés du CAC 40 reçoivent la même formation, et sont interchangeables.

Les grandes écoles d'ingénieurs, comme Polytechnique, les Mines ou les Ponts et Chaussées, préparent aux carrières ministérielles. Inversement, les hauts fonctionnaires, formés à l'ENA, sont des recrues de prix pour le secteur industriel. Ces transferts incessants, souvent accélérés par les alternances politiques, rendent la frontière entre les deux mondes particulièrement poreuse : les énarques "pantouflent", les ministères "s'ouvrent à la société civile". La modernisation de la France exige une coordination parfaite. Si quelques self-made-men apparaissent et forment des empires industriels en apparence indépendants du domaine régalien, ils demeurent des grands féodaux. Vivant des commandes de l'État, Bouygues, Dassault et Lagardère doivent assumer des fonctions stratégiques. Ce sont des sous-traitants de la puissance nationale.

2.2 La modernisation industrielle

Le Rafale, chasseur high-tech d'une pays qui ne fait presque plus la guerre, symbolise parfaitement l'omniprésence de l'État dans les grands consortiums industriels français. Le programme a été presque entièrement financé par les promesses d'achat de l'armée de l'air. Plus d'une dizaine de milliers d'emplois hautement qualifiés ont été ainsi pérennisés par le Rafale, véritable écomusée industriel. Le Rafale permet également à la diplomatie française de se donner une contenance : on a vu le président Sarkozy se rendre au Brésil ou dans le Golfe à seule fin de proposer le Rafale à la vente. Il importe peu que le groupe Dassault réalise au final la majeure partie de ses bénéfices en vendant, via sa filiale Dassault Systèmes, des produits dérivés de ses logiciels industriels. La France, pays du Concorde et de Clément Ader, se doit de demeurer un acteur aéronautique de premier ordre.

Au sommet de l'édifice technologique français, on trouve la bombe, les 58 réacteurs nucléaires qui fabriquent le plutonium nécessaire à son fonctionnement et les engins capables de la lancer, missiles, bombardiers et sous-marins furtifs. La théorie des jeux a montré que la dissuasion nucléaire n'était pas rationnelle. La dissuasion nucléaire est cependant extrêmement rentable. La bombe est un produit de luxe. Le bouton rouge de l'abri Jupiter, sous l'Elysée, concentre presque toutes les richesses de la France. Un pays capable de détruire la Terre doit avoir acquis des capacités d'organisation supérieures, des capacités d'organisation qu'aucune intelligence humaine ne peut plus maîtriser.

La France est devenue ainsi un pays moderne : un pays en état de veille permanente. La grève générale est de facto interdite, et toute révolution aurait des conséquences instantanément dévastatrices : les réacteurs nucléaires commenceraient à fondre, leurs déchets ne seraient plus surveillés, l'électricité manquerait dans les hôpitaux. Les numéros d'urgence ne répondraient plus.

Les capacités techniques du pays ont atteint leur plus haut niveau historique. L'économie française est devenue une économie intégrée ; à titre individuel, personne n'est plus capable de rien - c'est un choix réfléchi, exigé par la division rationnelle du travail.

Les circuits d'abduction d'eau potable et de retraitement fonctionnent parfaitement, les services de voirie ou de ramassage des déchets également. Les denrées alimentaires transitent par des marchés d'intérêt national, comme celui de Rungis. Elles ne possèdent alors qu'une valeur d'échange, et demeurent longtemps symboliques avant de redevenir comestibles. Il faut manier beaucoup de symboles pour obtenir des légumes. Les objets, même naturels, sont devenus complexes. La France est de plus en plus abstraite. Paris possède moins de trois jours de réserves alimentaires.

Le TGV, inauguré en 1981, anamorphose les paysages, mettant Marseille à trois heures de Paris, Londres à deux heures. Lyon et Turin se rapprochent. Les frontières naturelles sont abolies. La ville imaginaire de La Défense apparaît dans le prolongement du Louvre et des Champs-Élysées. À l'entrée du Valois et du pays de France, plusieurs centaines d'hectares de terre sont arrachés pour construire l'aéroport de Roissy. Les plus anciennes roches métamorphiques de France, agées de près de deux milliards d'années, supportent, dans le nord du Cotentin, l'usine de retraitement des déchets nucléaires de La Hague.

À partir des années 1970, alors que la RDA essaie de devenir la première démocratie cybernétique du monde, en mettant littéralement ses citoyens en fiches, la France se gouverne déjà presque seule. Sans son discours de Quimper, de Gaulle résume parfaitement la situation : "Un pouvoir systématiquement centralisé dans tous les domaines, une politique constamment tendue vers le danger, une défense excluant tout ménagement et tout délai furent bien longtemps les conditions nécessaires de l'unité de la France. Mais il se trouve qu'à présent celle-ci est resserrée, pour ainsi dire automatiquement, par les éléments nouveaux de l'évolution moderne : communications rapides, transmissions instantanées, information partout répandue."

Il s'agit d'un véritable discours d'adieu au pouvoir. De Gaulle démissionne effectivement trois mois plus tard, laissant les institutions technocratiques qu'il avait contribué à mettre en place se refermer derrière lui.

Quand la gauche arrive au pouvoir, en 1981, la quasi-totalité des hauts fonctionnaires restent en place. La stabilité du système politique français est désormais acquise, le suffrage universel n'en constituant plus qu'une variable infinitésimale. Le Commissariat général du plan est à l'apogée de son règne. La France s'installe dans un futur proche et paisible, décidé cinq, dix ou vingt années à l'avance. Les structures technocratiques de l'État ont atteint leur plein déploiement. La modélisation commence à remplacer l'histoire.

3. LA MODERNITÉ COMME RELIGION SINGULARISTE

La France est le seul pays où la modernité a fait l'objet, à côté des grands programmes industriels communs à tous les pays développés, d'une idéologie propre. La France a été le pays où la pensée elle-même, après l'État et l'économie, est devenue moderne.

3.1 Structuralisme, cybernétique et fin de l'histoire

La mise en place d'une industrie spirituelle progressiste a répondu, après guerre, au redressement spectaculaire des industries matérielles. Les intellectuels français sont devenus les ingénieurs de l'âme moderne. L'influence intellectuelle d'Alexandre Kojève est ici déterminante. Probable agent du KGB, haut fonctionnaire européen et architecte du GATT, un accord international sur les tarifications douanières à l'origine du processus de mondialisation, Kojève est d'abord un philosophe, spécialiste de Hegel. Son séminaire d'introduction à La Phénoménologie de l'esprit, qui s'est tenu de 1933 à 1939, a popularisé, dans un cercle restreint, mais influent, le concept de "fin de l'histoire".

Jean Hyppolite, un élève de Kojève, sera ainsi le maître des trois plus illustres représentants de la French Theory : Foucault, Deleuze et Althusser.

Le psychanalyste Jacques Lacan, après avoir lui aussi fréquenté le séminaire de Kojève, constitue à son tour son propre séminaire dans les années 1960. Il y développera une théorie mathématique de l'inconscient, véritable travail d'avant-garde qui fera entrer la pratique psychanalytique dans le domaine de la cybernétique.

Raymond Queneau, qui assurera la publication des séminaires de Kojève, fonde l'Oulipo, un mouvement littéraire à forte composante mathématique.

La France possède alors une école mathématique florissante. Le groupe Bourbaki axiomatise les mathématiques de façon rigoureuse et systématique, à partir de la théorie des ensembles. Il atteint une certaine notoriété, et la reconnaissance de l'État quand, au début des années 1970, les programmes d'enseignement des mathématiques en classe de primaire sont réformés, afin que les élèves abordent les mathématiques par la théorie des ensembles plutôt que par l'arithmétique. C'est la première fois qu'un État intervient d'aussi près dans l’épigenèse du cerveau humain. La réforme comprend en outre une initiation des enfants, dès leur plus jeune âge, aux systèmes numériques en base 2 : c'est le langage des machines.

Les années 1960 voient aussi l'apogée d'un mouvement intellectuel transdisciplinaire, le structuralisme, qui tente d'unir et de refonder les sciences humaines, en dégageant leurs paradigmes communs. Nés dans la linguistique, ces paradigmes stipulent que toutes les activités humaines obéissent à des structures profondes dénuées de signification propre - c'est un fatalisme halluciné. Le structuralisme triomphe rapidement, et vient constituer une axiomatique générale commune à l'anthropologie, à la philosophie, à la sociologie et à la critique littéraire. À la lumière du structuralisme, toutes les activités humaines ne sont que des jeux formels inconscients, opposant leur organisation éphémère au chaos avoisinant. L'inspiration thermodynamique est évidente. Le structuralisme est, fondamentalement, une pensée du machinisme. L'anthropologue Lévi-Strauss décrit ainsi les sociétés modernes comme des machines à vapeur, fortement entropiques.

3.2 La French Theory, le devenir-machine de l'homme et sa libération

Les deux héros du mouvement moderniste seront incontestablement, à la décennie suivante, Gilles Deleuze et Michel Foucault. Deleuze est d'abord un métaphysicien sévère, qui s'intéresse aux aspects les plus hardcore de sa spécialité : l'harmonie préétablie de Leibniz, le nécessitarisme de Spinoza, l'ontologie du procès de Whitehead. Mais ces visions du monde se transforment entre ses mains en une gigantesque machine de combat. Avec le psychanalyste Félix Guattari, il va pousser l'hypothèse de l'inconscient et du déterminisme, du machinisme et de la cybernétique, vers des horizons nouveaux et révolutionnaires : le capitalisme mourra de schizophrénie, la technique deviendra nietzschéenne et le désir engendrera des mondes en nombres illimités.

Les appareils de pouvoir traditionnels apparaissent soudain plus limités qu'excessifs. La politique est en deçà de la complexité du monde. La brutalité des États classiques est une forme de bêtise et d'imprévoyance, un déficit d'expertise.

L'existence de nouveaux pouvoirs, fins comme des membranes et légers comme des tissus, fascine justement Foucault, qui s'attache à montrer le caractère plastique et fragile des réalités humaines auxquelles ils s'appliquent. La dernière phrase du livre de Foucault Les Mots et les choses vient rappeler le caractère éphémère de l'homme et sa disparition possible "comme à la limite de la mer un visage de sable". Ce penchant transhumain amènera le philosophe jusqu'au concept de biopolitique.

Derrière les deux représentants les plus connus de la French Theory, un grand nombre de petits maîtres et d'universitaires prosélytes s'activent. La passion de l'analyse critique et de l'exégèse structurale triomphe dans tous les domaines. L'époque est babélienne. Les outils informatiques, qui commencent à émerger, sont accueillis avec bienveillance. En 1974, le projet Monado 74 est par exemple lancé : il s'agit de mettre La Monadologie de Leibniz sur des fiches perforées pour dresser le tableau statistique des co-occurences de ses philosophèmes. On projette de fabriquer à terme, alors que l'époque proclame la mort de l'auteur, des robots philosophes.

Presque tous les intellectuels français des années 1960-1970 sont révolutionnaires. L'époque est révolutionnaire. C'est un stade du capitalisme, une étape nécessaire de la modernisation du pays. Car c'est au sein de l'État que les grands intellectuels français de l'après-guerre expriment leurs convictions révolutionnaires. Les penseurs les plus radicaux sont ainsi fonctionnaires : Deleuze enseigne à Vincennes, Foucault au Collège de France, Derrida à l'École des hautes études. Rue d'Ulm, Louis Althusser initie ses élèves à la révolution culturelle chinoise. 

Mais les grands modernes manifestent aussi un conservatisme paradoxal. Deleuze est cinéphile. Le cinéma est l'art du XXe siècle. C'est l'art de la passivité par excellence : des hommes se rassemblent pour contempler des archives animées. Ils s'oublient comme on disparaît dans l'alcool. Deleuze teste sa faculté d'immersion dans un dispositif technique. Il se prépare à une forme de vie nouvelle : celle de programme captif d'une simulation parfaite. Le cinéma nous initie à la vie de bienheureux, à la communion des saints et aux existences angéliques.

Philosophe, Foucault se définit comme historien, et même comme archiviste. Une part essentielle de son travail en tant qu'intellectuel engagé consiste en effet à perfectionner et à compléter les archives existantes, afin qu'elles n'omettent aucune catégorie d'hommes ni aucun évènement, si discrets et souterrains qu'ils aient pu être. L'activisme des modernes n'a qu'un seul but : achever et verrouiller le vieux monde. On proclame la fin de tout : de la philosophie, de la politique, de l'art et de l'histoire. Il faut que le monde se termine, et que tout ce qu'il contient se mette en posture muséale. Au moment de mourir, Foucault se rêve en héros grec.

3.3 La singularité comme théorie littéraire

Bien avant les Principia Mathematica, quand il était encore un jeune hégélien enthousiaste, Bertrand Russell a rédigé une "théorie dialectique des nombres". Un demi-siècle plus tard, dans L'Histoire de mes idées philosophiques, Russell note perfidement que "bien que Couturat ait qualifié cet article de "petit chef-d’œuvre de dialectique subtile", il me semble aujourd'hui n'être que pure absurdité". Il ajoute : "J'avais un optimisme presque incroyable quant au caractère définitif de mes propres théories." Russell aura ainsi été, adolescent, un métaphysicien français : une figure intermédiaire entre le romancier, le prophète, le poète et le révolutionnaire.

Après avoir exclu Être et Temps du champs de la philosophie sérieuse, Rudolf Carnap sauvait néanmoins l’œuvre maîtresse de Heidegger, comme poème lyrique. Les philosophes français de la seconde moitié du XXe siècle produisent à leur tour des poèmes et des romans pleins de rebondissements dont les personnages, directement allégoriques, sont l'Être, l'Esprit, le Temps, l'Histoire, la Multitude ou la Nécessité. C'est une littérature quasi épique.

L'homme cultivé moyen peut citer plus de philosophes français vivants que de romanciers. Il es également capable de se rappeler deux ou trois concepts aux noms compliqués - la déterritorialisation, le Panoptique, le Pli - mais il est incapable de citer le nom d'un seul personnage de roman français contemporain. Tout de suite après la télévision, et bien avant la littérature, le récit national français est porté par cette métaphysique, devenue une littérature de substitution.

Pour Jacques Derrida, l'inventeur de la déconstruction, la philosophie doit d'ailleurs se laisser interpréter comme un discours littéraire. Le monde lui-même est un discours de ce type. Ni la réalité ni la vérité n'ont de pouvoir véritable sur le discours, devenu omniscient - déjà Lacan, après avoir identifié le langage et l'inconscient, prétendait que ce dernier savait tout, et ignorait le temps, comme un structure mathématique.

Sur le point de basculer alors dans la théorie singulariste pure, les intellectuels français se sont paradoxalement retranchés dans la théorie littéraire, et se sont pris de passion pour un objet presque parfait, et si complexe que plus personne n'était capable de la fabriquer depuis près d'un siècle. Cet objet, le romain, était le laboratoire de la singularité à venir, en ce qu'il confrontait deux descriptions du monde : celle de Leibniz, centrée sur le personnage, et celle de Russell, moins héroïques mais peut-être plus poétique, car centrée uniquement sur les propriétés des choses.

4. CONCLUSION : LA RELIGION SINGULARISTE

La seconde moitié du XXe siècle aura été, avec le XVIIe siècle, l'un des grands âges religieux de la France. Ces renouveaux mystiques sont tous deux nés de la contemplation craintive des machines, de leur beauté implacable et de l'oppressante nécessité de leur fonctionnement. C'est en taillant des lentilles destinées à équiper des télescopes que Spinoza composa L'Éthique, long chant d'adoration du caractère coordonné et nécessaire des choses. L'Univers était une horloge aux mouvements de balancier hypnotiques, la nécessité était une drogue et la prédestination une grâce. On peut aussi voir en Pascal, entrepreneur prodige, ingénieur janséniste et précurseur de l'informatique, le premier adorateur des machines. L'État a conservé celle qu'il avait religieusement conçue, et l'a placée dans une ancienne église, devenue le Conservatoire national des arts et métiers.

On a souvent comparé la modernité à un dogme, avec ses prêtres, ses prophètes et ses excommunications. La nature de son culte est plus difficile à identifier : la modernité s'est vécue comme une guerre permanente, qui ne devait jamais aboutir à la constitution d'aucun empire ni d'aucune idéologie fixe. La modernité devait conduire à la surchauffe fiévreuse de toutes les facultés humaines : il s'agissait d'être absolument moderne, jusqu'au point de non-retour. Foucault et Deleuze consacreront des ouvrages entiers à la réhabilitation de la folie, dernier mode de conversion accessibles à des esprits athées. À ces études hérétiques s'ajoutent aussi des obsessions machiniques de plus en plus prégnantes : machines à vapeur pour Lévi-Strauss, machines littéraires pour Foucault, exégète de Roussel, machines désirantes pour Deleuze. L'ordinateur, machine terminale, incompréhensible et magique, fera bientôt l'objet d'un culte syncrétique, proche des religions du cargo des peuplades mélanésiennes.

Jansénisme modernisé, ayant mis la programmation à la place de la prédestination et ayant fait de la grâce une fonction calculable, la modernité a été le culte, inconscient et primitif, de la singularité technologique. Dieu n'est pas mort au XXe siècle, il est devenu un objet technique.    

Aurélien Bellanger, La Théorie de l'Information, Éditions Gallimard, coll. NRF, 2012, p.393-409.

Merci à T.B.

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