vendredi 28 décembre 2012

Roi Marchand.

Eric Fischer, Rectangular Subdivisions of the World, 2011 (via neoconstructivist).
 
Arnheim ne faisait rien à moitié, il ne tarda pas à découvrir qu'une vie féconde et bien entendue est un poème plus merveilleux que tous ceux que peuvent inventer les poètes dans le silence de leur cabinet : ce fut alors une tout autre affaire. 

Dans cette nouvelle existence s'affirma pour la première fois son aptitude exceptionnelle à prêcher d'exemple. Le poème de la vie a sur tous les autres poèmes l'avantage d'être écrit, pour ainsi dire, en capitales, quel que puisse être son contenu. Autour du plus modeste apprenti travaillant dans une firme d'importance internationale, c'est le monde tout entier qui tourne, des continents lorgnent par-dessus son épaule, au point que rien de ce qu'il fait ne demeure sans signification. Tandis que ce qui tourne autour de l'écrivain solitaire dans sa chambre, quelque mal qu'il se donne, c'est tout au plus un essaim de mouches. Cette découverte est si éclairante que pour beaucoup d'hommes, dès l'instant qu'ils commencent à travailler sur la matière vivante, tout ce qui les a émus auparavant semble n'être que "pure littérature", c'est-à-dire n'exercer plus, au mieux, qu'une action minime, confuse, le plus souvent contradictoire au point de s'abolir elle-même, sans proportion avec le bruit que l'on fait autour d'elle. 

Bien entendu, les choses ne se passèrent pas tout à fait de la sorte chez Arnheim, qui ne pouvait renier les nobles émotions de l'art, ni tenir pour folie ou illusion ce qui l'avait un jour violemment touché. Dès qu'il reconnut la supériorité des conditions de l'âge mûr sur les rêves de la jeunesse, il entreprit d'opérer, sous la conduite de ses nouvelles connaissances d'homme, la fusion des deux groupes d'expérience. En fait, il ne fit pas autre chose que ce que la majorité des hommes cultivés qui, lorsqu'ils commencent à "gagner leur vie", ne veulent pas renier pour autant leurs intérêts antérieurs, et pensent au contraire n'avoir trouvé qu'alors une relation mûre et sereine avec les élans exaltés de leur jeunesse. La découverte du grand poème de la vie auquel ils se savent collaborer leur rend ce courage de dilettante qu'ils avaient perdu au moment où ils brûlaient leurs propres poèmes. Maintenant qu'ils sont devenus les poètes de la vie, ils se sentent le droit de se considérer vraiment comme des spécialistes-nés ; ils commencent à imprégner leur activité quotidienne de responsabilité spirituelle ; pour qu'elle soit morale et belle, ils affrontent sans cesse de nouveaux petits débats intérieurs ; ils prennent modèle sur l'idée que Goethe vécut de la sorte et déclarent qu'ils ne jouiraient pas de la vie s'ils n'avaient pas la musique, la nature, le spectacle des jeux innocents des enfants et des bêtes, ou un bon livre. En Allemagne, cette classe moyenne si spiritualisée demeure le principal consommateur d'art et de littérature "pas trop difficile", mais ses membres considèrent assez naturellement l'art et la littérature, qui leur étaient d'abord apparus comme le comble de leurs voeux, avec une condescendance au moins dans un oeil, comme une étape préliminaire (même si celle-ci est plus parfaite à sa manière qu'ils ne la connurent) ; ou ils n'en font pas plus de cas qu'un fabricant de tôle n'en ferait d'un figuriste, s'il avait la faiblesse de trouver ses oeuvres belles. 

Or, Arnheim ressemblait à cette classe moyenne de la culture comme un prestigieux œillet de jardin au pauvre œillet velu qui pousse au bord des sentiers. Jamais il n'était question pour lui de révolution intellectuelle ou de renouvellement foncier, mais toujours de combinaison du neuf et du vieux, d'annexion, de corrections légères ; sa morale donnait une vie nouvelle aux privilèges délavés des puissances en vigueur. Il n'était pas un snob idolâtrant la supériorité des gens chic. Introduit à la Cour et entré en contact aussi bien avec la haute noblesse qu'avec les grosses nuques de la bureaucratie, il s'efforçait de s'adapter à son entourage non pas en l'imitant, mais comme un homme qui garde le style de vie féodal et ne veut ni oublier, ni faire oublier son origine bourgeoise et quasiment francfortoise et goethéenne. Mais son pouvoir de contradiction s'arrêtait là, une opposition plus vive lui eût déjà semblé faire tort à la vie. Sans doute était-il intimement persuadé que les hommes d'action (et à leur tête, les regroupant pour instaurer une ère nouvelle, les hommes d'affaires qui orientent la vie) étaient destinés un jour ou l'autre à reprendre le pouvoir des mains des antiques puissances de l'Être, et cela lui donnait une sorte d'orgueil tranquille que le développement ultérieur des choses vint apparemment justifier. Mais, même si l'on considère comme évident le droit de l'argent à la puissance, encore s'agit-il de faire bon usage de la puissance à laquelle on aspire. Les prédécesseurs des directeurs de banque et des grands industriels avaient la tâche facile, ils étaient chevaliers et réduisaient leurs adversaires en bouillie, laissant aux clercs les armes de l'esprit ; l'homme contemporain, en revanche, s'il possède avec l'argent, tel qu'Arnheim l'entendait, le moyen actuellement le plus sûr pour tout traiter, n'en est pas moins forcé de constater que ce moyen, bien qu'il puisse être implacablement précis comme une guillotine, se révèle parfois sensible comme un rhumatisant (que l'on songe seulement aux fluctuations des cours, si influençables !), et se trouve dans la plus subtile dépendance à l'endroit de tout ce qu'il domine. Par cette subtile interdépendance de toutes les formes de la vie, que seul un aveugle orgueil d'idéologue peut oublier, Arnheim en vint à voir dans le "Roi-marchand" la synthèse de la révolution et de la tradition, de la puissance et de la civilisation bourgeoise, de l'audace téméraire et de la force de caractère, mais, plus profondément, le symbole même de la future démocratie. Par un travail sévère et incessant sur sa propre personnalité, par l'organisation intellectuelle des problèmes économiques et sociaux qui lui étaient accessibles et par la réflexion sur la conduite et l'édification de l'État, il voulait aider à instaurer un ère nouvelle où les forces sociales, que la nature et le destin font inégales, recevraient une organisation juste et féconde, et où l'idéal, loin de se briser sur les inévitables limitations du réel, s'en trouverait à la fois purifié et affermi. Pour exprimer cela en termes techniques, disons qu'il avait réalisé la fusion d'intérêts Ame-affaires sous le couvert de la notion de "Roi-marchand". Le sentiment de l'amour que lui avait fait éprouver autrefois l'unité profonde de toutes choses formait maintenant le noyau de sa foi en l'harmonie de la culture et des intérêts humains.

Robert Musil, traduit de l'allemand par Philippe Jaccottet, L'Homme Sans Qualités, Tome 1, Éditions Seuil, collection Points, 1956 (2004), p.591

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