vendredi 28 juin 2013

Par Rafales.

Mark A. Reynolds, Minor Third Series: Harmonics, 2011.

Frédéric Lagnau, Jardins Cycliques, 2000.

Je conçois la philosophie comme une logique des multiplicités (je me sens proche de Michel Serres à cet égard). Créer des concepts, c'est construire une région du plan, ajouter une région aux précédentes, explorer une nouvelle région, combler le manque. Le concept est un composé, un consolidé de lignes, de courbes. Si les concepts doivent constamment se renouveler, c'est justement parce que le plan d'immanence se construit par région, il a une construction locale, de proche en proche. C'est pourquoi ils opèrent par rafales : dans Mille plateaux, chaque plateau devrait être une telle rafale. Mais ça ne veut pas dire qu'ils ne soient l'objet de reprises et de systématicité. Au contraire, il y a une répétition comme puissance du concept : c'est le raccordement d'une région à une autre. Et ce raccordement est une opération indispensable, perpétuelle, le monde comme patchwork.

Gilles Deleuze, Sur la Philosophie in Pourparlers, 1972-1990, Éditions de Minuit, 1990, p.201.

vendredi 21 juin 2013

Erreurs & Echecs.

Luigi Ghirri, Lido di Spina, s.d.
 
Projet especial.

Petit pamphlet anonyme - publié à Champ libre
Les Erreurs et les échecs
de M. Guy Debord

[+ les fautes (et crimes ?)]

épigraphe : "Très peu d'hommes, à proprement parler, vivent dans le présent, mais ils arrangent leur existence pour une autre époque." 
Swift.
[trouver une originale et piquante attaque, pour présenter ce paradoxe d'un si retentissant échec resté inconnu]
Très rude pamphlet swiftien. Rien de faux ; mais l'interprétation constamment et absolument malveillante d'un partisan de l'excellence du bonheur présent (du point de vue social dominant) - avec un bon trait de réalisme para-machiavélique. (cf. la recette de Swartzchild).

Du point de vue de la réussite sociale, Debord a tout manqué (pauvre, inconnu, détesté). Mais du point de vue d'un renversement de la société, il n'a rien atteint. Ni l'art, ni le succès, ni le confort sans trouble de l'incognito. 
Quelle extraordinaire façon de manquer tout dans sa vie!

Et cette simple conclusion.
Nous avons vu ce qu'il a voulu, et ce qu'il a fait. S'il était méritoire (1) de ne rien comprendre à son temps et d'y manquer (2) toutes les occasions, de ne jouer que pour perdre, et de ne jamais obtenir que la haine de ses contemporains, alors M. Debord aurait été sans conteste l'homme le plus remarquable (3) de son siècle.

Guy Debord, Les Erreurs et les Échecs de M. Guy Debord par un Suisse Impartial in Guy Debord, Un Art de la Guerre, Éditions Bibliothèque Nationale de France - Gallimard, 1984-1994, p.208-209.

Notes.

1. Si c'était un mérite.
2. Laisser passer.
3. Accompli ; réussi ; admirable. 

vendredi 14 juin 2013

Phrases Propices.

Internationale Lettriste, Construisez vous-même une petite situation sans avenir, 1955.
 
Pour Debord, le jeu consiste, en lisant les textes anciens, à sentir les affinités, les analogies avec les phénomènes du temps présent qu'il cherche à analyser. Une fois repérées les phrases qui pourraient être propices à un usage détourné actualisant leur contenu de vérité, il est possible de procéder au transfert en modifiant simplement les termes qui gênent le rapprochement. Les fiches de lectures sont le laboratoire de ces expérimentations sur un matériau discursif hétérogène (...) Debord prend ainsi l'habitude de lire chaque texte comme un gisement potentiel de formules à transformer, au point qu'on peut voir le détournement devenir chez lui quasiment une méthode de pensée, et non plus seulement une technique d'écriture. Il y a là, en effet, un travail de composition non seulement des fragments détournés au sein de l'énoncé théorique, mais aussi de la théorie elle-même dans son ensemble, qui mêle des propositions venues d'univers intellectuels fort différents (...) C'est cette construction de la théorie en artiste, Debord choisissant librement de s'inspirer de tel ou tel auteur, en transposant les procédés du collage et du montage qu'il a abondamment pratiqué par ailleurs, qui explique qu'il n'ait jamais réellement appartenu à quelque courant idéologique que ce soit.

Patrick Marcolini, La Méthode Debord in Guy Debord, Un Art de la Guerre, Éditions Bibliothèque Nationale de France - Gallimard, 2013, p.33-34. 

vendredi 7 juin 2013

Industrie Scientifique.

Photographie non attribuée, Exposition Universelle - Galerie des Machines, 1889.
 
Il n’y a plus de castes, de races, d’épidermes aristocrates. Il n’y a plus chez nous que des gens riches et des gens pauvres. Aucun autre classement ne peut différencier les degrés de la société contemporaine. 

Une aristocratie d’un autre ordre s’établit qui vient de triompher à l’unanimité à cette Exposition universelle, l’aristocratie de la science, ou plutôt de l’industrie scientifique. 

Quant aux arts, ils disparaissent ; le sens même s’en efface dans l’élite de la nation, qui a regardé sans protester l’horripilante décoration du dôme central et de quelques bâtiments voisins. 

Le goût italien moderne nous gagne, et la contagion est telle que les coins réservés aux artistes, dans ce grand bazar populaire et bourgeois qu’on vient de fermer, y prenaient aussi des aspects de réclame et d’étalage forain. 

Je ne protesterais nullement d’ailleurs contre l’avènement et le règne des savants scientifiques, si la nature de leur œuvre et de leurs découvertes ne me contraignait de constater que ce sont, avant tout, des savants de commerce. 

Ce n’est pas leur faute, peut-être. Mais on dirait que le cours de l’esprit humain s’endigue entre deux murailles qu’on ne franchira plus : l’industrie et la vente.

Guy de Maupassant, Lassitude in En Sicile, Éditions Complexe, 1890 (1993), p.7-8.