vendredi 20 septembre 2013

Machine Violée.

Philippe Bolthausen, Ad Rem, (s.d.).

La cybernétique, une discipline scientifique des plus précieuses "fondée" récemment par Norbert Wiener (1), a relevé des comparaisons fort justes entre le comportement des machines et celui des hommes, dans l'idée qu'une étude des machines pourrait fournir de précieux aperçus sur la nature de notre propre comportement. En étudiant les défaillances d'une machine - par exemple, deux tropismes distincts fonctionnant simultanément dans l'une des cyber-tortues de Grey Walter (2), produisant chez ces animaux, soudain déboussolés, un comportement d'une complexité fascinante -, on découvre peut-être quelque chose de neuf et de prometteur sur ce qu'on a coutume d'appeler un comportement "névrotique" chez les humains. Mais admettons qu'on veuille inverser l'analogie. Supposons - et je ne crois pas que Wiener ait anticipé cette possibilité -, supposons qu'une étude de nous-mêmes, de notre nature, nous permette d'en savoir plus sur le fonctionnement et le non-fonctionnement désormais extraordinairement complexes des constructions mécaniques et électroniques. Autrement dit - et c'est là où je veux en venir -, il nous est à présent possible d'étudier le milieu externe artificiel qui nous entoure - comment il se comporte, pourquoi se comporte-t-il ainsi, ce qui se passe en lui -, en le considérant dans un rapport analogique avec ce que nous savons de nous-mêmes.

Disons que les machines deviennent de plus en plus humaines, au moins au sens où Wiener l'entend, en cela qu'on peut établir des comparaisons pertinentes entre leur comportement et le comportement humain. Pourtant, ce que nous connaissons le plus immédiatement et le mieux, est-ce vraiment nous-mêmes ? (3) Plutôt que d'en savoir plus sur nous-mêmes en étudiant nos constructions, ne vaudrait-il pas mieux essayer de comprendre ce qui se passe à l'intérieur de nos constructions en examinant ce qui se passe à l'intérieur de nous-mêmes ?

En vérité ce à quoi nous assistons, c'est sans doute à la fusion progressive de la nature générale de l'activité et de la fonction humaines avec l'activité et la fonction de ce milieu que nous, humains, avons construit et disposé autour de nous. Il y a un siècle à peine, une telle idée aurait paru non seulement anthropomorphique, mais tout simplement absurde. Qu'est-ce qu'un homme de 1750 aurait pu apprendre sur lui-même en observant le comportement d'une petite machine à vapeur ? En la voyant ainsi siffler et chuinter aurait-il pu extrapoler une quelconque compréhension des raisons qui le poussent, lui, à continuellement tomber amoureux du même type de jolie fille ? Cela n'aurait pas tant constitué une forme de pensée primitive de sa part qu'une manifestation pathologiques. À présent, cependant, nous sommes immergés dans un monde artificiel d'une telle complexité et si mystérieuse que, si l'on en croit la conjecture de Stanislas Lem, le célèbre auteur de science-fiction polonais, le temps n'est peut-être pas loin où il pourrait, par exemple, s'avérer nécessaire d'empêcher un homme de violer une machine a coudre. Espérons, si cela devait se produire, qu'il porterait son dévolu sur une machine femelle et que celle-ci ait en tout cas au moins dix-sept ans - quelque chose comme une très vieille Singer à pédale, bien qu'on puisse craindre alors qu'elle ait, malheureusement, dépassé l'âge de la ménopause. 

Philip K. Dick, Androïde contre Humain in Si ce Monde vous Déplaît et Autres Écrits, Éditions L'Éclat, 1972 (1998), p. 21-23. 

Notes

1. Le livre fondateur de Norbert Wiener (1894-1964), Cybernetics, John Wiley & Sons, New York, date de 1948.
2. Leslie et Elmer, les deux cyber-tortues de Grey Walter connurent un grand succès lors de leur présentation en 1950. Réalisées par l'ingénieur William "Bunny" Warren, elles étaient montées sur deux roues motrices et dotées d'un œil électronique pivotant et sensible à la lumière. Les expériences qui purent être réalisées grâce à elles avaient pour but - entre autres - d'analyser la capacité de mémoire ou d'habitude des robots. De nombreux sites sont consacrés à Grey Walter et ses cyber-tortues. L'un d'eux, en français, réalisé par Michel von Guten, relate le type d'expériences auxquelles elles furent soumises : "Grey Walter dessina la première de ses "imitations de vie" en 1948 pour l'assister dans son étude des réflexes simples, et pour tester sa théorie selon laquelle le comportement complexe doit plus à la richesse des interconnections neurologiques qu'au nombre de neurones. ... Grey Walter  donc fabriqué une "tortue" avec un œil électronique pivotant, sensible à la lumière, relié à deux accus reliés eux-mêmes l'un à deux roues motrices, l'autre à un volant de direction. (...) l’œil cherche la lumière et se fixe lorsqu'il voit une lampe. Le courant passer et les roues se mettent en mouvement. La "tortue" roule vers la lumière qui sert d'appât.
Première expérience - On met un objet entre la lumière et la "tortue". La "tortue" approche, mais l'objet faisant ombre sur l’œil, elle s'arrête, l’œil n'étant plus fixé par la lampe. Les roues se dirigent alors au hasard faisant faire à la "tortue" une sorte de valse hésitation jusqu'à ce que "par hasard" l’œil retrouve la lampe et la fixe à nouveau permettant à la "tortue" de reprendre la marche.
Deuxième expérience - On met plusieurs fois de suite l'objet à la même place entre la lampe et la "tortue" au bout d'un certain temps on s'aperçoit que le temps d'hésitation pour détourner l'objet est de plus en plus court ; ensuite elle n'hésite plus et détourne l'objet d'une certaine façon, toujours la même et de plus en plus rapidement... elle se souvient! Elle a acquis une mémoire, une habitude donc. Il y a aussi une troisième expérience avec l’ouïe. Même résultat". (www.vector.ch/michelvg/f/medecine/medecine_13.html, et aussi www.discovery.com/dco/doc/1012/world/inventors/inventors.113096/inventors.html)
3. Question qui fait écho à l'interrogation de saint Augustin (Confessions, X, 16) : "Qu'est-ce qui est plus proche de moi que moi-même ?" et que je cite justement cet autre ontologiste, Heidegger : "Ce qui, ontologiquement, est le plus proche et le mieux connu, est, ontologiquement, le plus éloigné et le plus inconnu". (Sein und Zeit, 43-44). On pourrait ontologico-perversement suggérer que si l'androïde possède un Dasein, c'est une Dasein qui s'est fourvoyé en se cherchant dans la technologie, parce que le recteur Heidegger lui-même s'est fourvoyé à réifier le Dasein en s'alliant à la technologie de l'extermination nazie.

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