vendredi 24 janvier 2014

Physionomie Nouvelle.

Huaisu, Autobiographie, 777.

L'ÉMERGENCE DE LA PERSONNALITÉ

LE PASSAGE de la première phase à la deuxième se produit lorsque l'apprenti quitte son premier modèle. Le passage de la deuxième à la troisième est plus difficile à situer, car l'émergence de la personnalité se fait par étapes et par détours. La personnalité s'affirme progressivement dans un exercice auquel nous avons déjà fait allusion et qui consiste à suivre ou à interpréter l’œuvre d'un maître. 

Les calligraphes distinguent deux manières de reproduire une œuvre. L'une s'appelle mo "imiter", "copier", et consiste à reproduire l’œuvre élément par élément, caractère par caractère, de la façon la plus détaillée possible. L'autre est appelée lin et consiste à reproduire l’œuvre d'une manière plus libre et à restituer surtout sa physionomie expressive. Nous traduirons ce lin, qui signifie littéralement "surplomber", "regarder d'un point élevé", "dominer du regard", en disant que le calligraphe "suit" l’œuvre lorsqu'il s'efforce d'en rester proche, ou qu'il "l'interprète" lorsqu'il prend plus de liberté avec son modèle. Quel que soit le degré de liberté pris, il reconstitue le style gestuel de l'original, s'approprie les dispositions subjectives qui furent à son origine et le fait ressurgir par un acte créateur soutenu, rendu possible par une grande concentration. Il peut s'agir d'une œuvre qu'il a travaillé, qu'il connaît bien et qu'il a envie de récrire une nouvelle fois ou d'une pièce qui lui était inconnue, qu'il découvre et tente d'appréhender sur le champ dans sa totalité. Pour un calligraphe exercé, il n'est pas de joie plus intense que de relever ainsi le défi d'un pair. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit d'une joute où il ramasse toute la connaissance qu'il a acquise de l’œuvre ou toute l'intuition qu'il en a sur le moment. Cet affrontement requiert évidemment une mobilisation intense des facultés et des énergies. Dans un texte célèbre, l'empereur Taizong des Tang (r. 626-649) a comparé l'art de "suivre" à l'affrontement militaire :

Souvent, lorsque j'étais jeune prince et que nous faisions face à l'ennemi, (...) je m'emparais du tambour de bronze et je prenais le commandement. J'observais l'adversaire, je saisissais ses points forts et ses faiblesses et, chaque fois, cédant là où il était supérieur, je le pressais là où il était en position d'infériorité. Je ne poursuivais pas les fuyards au-delà de cent ou deux cents pas. Je frappais ses points faibles, je m'ouvrais le passage dans ses rangs et je le prenais à revers, le mettant chaque fois en déroute. C'est ainsi que je m'assurais la victoire dans la plupart des cas. J'avais profondément médité les principes de l'art militaire. De même, quand je suis (lin) les œuvres des anciens calligraphes, je ne me soucie nullement d'imiter le détail des formes extérieures. Je cherche uniquement la force structurante. Lorsque je l'ai saisie, les formes extérieures naissent d'elles-mêmes. Je réussis dans ce que j'entreprends parce que je me mets toujours, avant d'agir, dans l'état de préparation qui convient (1).         

Suivre une œuvre est un "engagement" au même titre qu'une bataille parce que la calligraphe y jette toutes ses énergies, il met en œuvre toutes ses facultés et répond au mouvement par le mouvement comme à la guerre. Le commandant d'armée tire parti des évolutions de l'ennemi pour le vaincre, le calligraphe en tire parti pour les reproduire ou les varier, mais la différence n'est pas essentielle : le but est dans les deux cas de deviner l'adversaire pour le posséder (2).   

L'empereur Taizong parle d'expérience puisqu'il a été un grand calligraphe en même temps qu'un grand chef militaire. Mais les capacités qu'il a développées ne s'acquiert pas en un jour. Au début de l'apprentissage, l'élève n'a pas encore la faculté de suivre une œuvre et doit d'abord se contenter de la copier. Ne pouvant pas reproduire un caractère d'une manière fidèle à la fois dans le détail et dans son effet d'ensemble, il est obligé de se diviser et de donner tantôt la priorité à l'observation du détail, tantôt à l'appréhension globale, c'est-à-dire de copier et de suivre alternativement. Comme l'observe Jiang Kui :

Lorsqu'on suit, on manque souvent les proportions exactes des Anciens, mais on saisit par contre plus facilement l'expression du pinceau. Lorsqu'on se contente de copier, en revanche, on saisit souvent les proportions exactes, mais on perd facilement l'expression (3).

L'élève est obligé de passer d'abord d'une méthode à l'autre, mais parvient ensuite à les conjuguer progressivement. Puis il délaisse la copie méticuleuse, dont il n'a plus besoin, pour s'exercer de plus en plus dans l'art plus exigeant de suivre. "En suivant les œuvres on progresse, dit Jiang Kui, tandis qu'en les copiant on se relâche ; car suivre demande de la concentration, copier n'en demande point". C'est en s'exerçant à suivre les classiques que l'on passe de la construction laborieuse au dialogue sans contrainte avec l’œuvre d'un autre. Yue Ke (83-1234, Song) décrit ainsi cette évolution :

Suivre et copier sont deux choses. Lorsqu'on copie, on procède comme un charpentier qui construit sa maison. Même si poutres, montants et chevrons sont bien de niveau et bien verticaux, quand toutes les pièces sont assemblées, l'édifice est plus ou moins réussi. Lorsqu'on suit, on s'ébat au contraire comme un couple de grues qui évoluent dans les airs, parmi les nuages flottants, et voltigent sur dix mille lieues puis se posent chacune où bon lui semble (4).

Ces deux grues, ce sont l'auteur étudié et le calligraphe qui le suit, l'accompagne, le précède et finit par voler des ses propres ailes. On conçoit qu'il n'y ait rien de tel que cet exercice pour préparer le calligraphe à voler seul. 

Le moment venu, cette émancipation se fait naturellement. Kang Youwei la décrit ainsi :

Lorsqu'on a exploré par l'écriture toutes les métamorphoses de la création et toutes les époques de l'histoire, que l'on a exprimé par elle toutes les émotions, du désespoir à l'exaltation, que l'on a reproduit en elle les gestes et les postures de la nature entière - voler, nager, courir, croître, s'écouler, se dresser -, que l'on a maîtrisé tous les tours lents et rapides du pinceau et réalisé toutes les combinaisons d'énergie que le yin et le yang accomplissent au fil des saisons, alors un beau jour, tout naturellement, une physionomie nouvelle se fait jour (5).

L'apparition de cette physionomie nouvelle n'est ni une rupture, ni un commencement absolu. Elle résulte de résistances qui ont été réduites et qui cèdent, de forces qui ont grandi et qui prennent le relais, d'équilibres qui se mettent en place. Jiang Kui résume plus sobrement cet aboutissement : "Ce qui importe, dit-il, c'est de se rendre maître de tous les moyens d'expression de la calligraphie et de laisser s'établir l'accord entre l'esprit et la main. C'est à ce moment-là que se produit l'effet merveilleux" (6).

Le calligraphe n'a maintenant plus besoin de s'appuyer sur aucun modèle. Il peut écrire comme il lui plaît parce qu'il a en lui toutes les ressources du répertoire et qu'il possède l'assurance nécessaire. Son écriture coule de source (7). Elle a désormais en toute circonstance une physionomie qui lui est propre. Les forces qu'il portait en lui sont parvenues au terme de leur incubation, elles se sont organisées et se manifestent dans un style, signature inimitable d'un être singulier (8).

"Je crois que pour être grand dans quelque chose que ce soit, disait Stendhal, il faut être soi-même" (9). Mais le prix à payer pour devenir soi-même est élevé, de sorte que seuls y parviennent les êtres possédés par une volonté farouche d'échapper à leur première personnalité et de réaliser ce qu'ils portent en eux d'informulé. Lorsque le calligraphe atteint ce point-là, lorsqu'il se révèle tout entier dans son écriture, il se dégage d'elle un extraordinaire rayonnement. Comme le dit Nietzsche, "chacun porte en lui une originalité productive qui est le noyau même de son être ; et s'il prend conscience de cette originalité, une étrange auréole, celle de l'extraordinaire, se dessine autour de lui" (10).

Le style advient, il est involontaire. Il ne pouvait être recherché consciemment durant l'apprentissage et ne peut être régi par la volonté maintenant qu'il se manifeste. Le calligraphe ne peut en disposer selon son bon plaisir. Il doit l'accepter comme il vient, avec une sorte d'insouciante obéissance. Comme l'observait Valéry : "Ce qui est dans un homme, inimitable pour les autres, est précisément ce qu'il ne peut lui-même imiter de lui-même. Ce que j'ai d'inimitable, l'est pour moi" (11).

(...)

Ainsi l'émergence de la personnalité marque-t-elle l'aboutissement de l'apprentissage et le début de l'aventure créatrice, qui est une invention permanent de soi. Le calligraphe connait désormais la liberté subjective dont tous les grands artistes ont fait l'expérience. James Lord qui lui demandait s'il lui arrivait de penser avec nostalgie à sa jeunesse, Giacometti répondait à la fin de sa vie : "Non, c'est impossible, car ma jeunesse, c'est maintenant. Autrefois, il m'arrivait d'y penser, mais maintenant plus jamais, sauf quand j'en parle. Je devrais dire que c'est maintenant mon enfance, puisque je j'apprends seulement à faire ce que je veux faire" (12).

Des itinéraires suivis par les calligraphes après leur phase d'apprentissage, nous ne dirons que peu de choses ici. Nous nous contenterons de citer, pour conclure, ce qu'en dit Sun Guoting :

Le calligraphe qui ne relâche jamais ses efforts parcourt trois phases dont chacune débouche naturellement sur la suivante le moment venu : c'est ainsi qu'il se réalisera complètement. Au début de l'apprentissage, il se souciera uniquement d'équilibre et de régularité (pingzheng) dans l'agencement et la composition ; lorsqu'il aura atteint la régularité et l'équilibre, il recherchera l'extrême hardiesse (xianjua) ; lorsqu'il aura fait l'expérience de toutes les audaces, il reviendra à l'équilibre et à la régularité (pingzheng). Il se situera d'abord en deçà du juste milieu, puis au-delà, puis l'atteindra enfin par la fusion des extrêmes. Quand se produira la fusion, l'homme et son écriture auront ensemble atteint la maturité (13).

Ces trois phases ne sont plus celles de l'apprentissage, mais celles que l'on discerne dans la trajectoire de maint grand calligraphe. Les Chinois ont admiré les œuvres de l'audace et de la passion, mais leur ont généralement préféré celles d'après l'audace, les œuvres apaisées de la grande maturité. Sun Guoting exprime magnifiquement ce point de vue dans la dernière phrase du passage cité, ren shu ju lao - littéralement "l'homme et son écriture auront vieilli de concert". Ils auront vieilli comme cela se dit d'un grand cru, ils auront atteint l'ultime noblesse. Le mot lao, "vieux", "vieillir", recouvre ici une catégorie esthétique : "On entend par lao, explique un auteur des Tang, une maîtrise devenue inconsciente d'elle-même" (14). Cette maîtrise supérieure n'est pas nécessairement liée à la vieillesse, mais ne vient qu'avec l'âge. Beaucoup de calligraphes, comme beaucoup de peintres chinois, ont donné tard le meilleur d'eux-mêmes, lorsque leur audace fut non point diminuée, mais intériorisée et transfigurée. Le moine Huaisu a été un grand maître de la cursive et l'un des calligraphes les plus téméraires - ces extraits de sa fameuse Présentation autobiographique (Zixutie) en témoignent -, mais rien n'est plus émouvant que les Milles caractères qu'il a écrits à 62 ans, d'une écriture infiniment délicate et souveraine (...) (15).

Sun Guoting complète par ces mots ses observations sur l'itinéraire des calligraphes :

Confucius disait qu'il "comprit à cinquante ans quelle est la vocation de l'homme et suivit à soixante-dix les mouvements de son cœur" (16). Lorsqu'un calligraphe connaît aussi bien les secrets de la simplicité que ceux de la hardiesse et s'est rendu maître de toutes les lois du changement, c'est comme s'il avait réalisé cettre maîtrise-là. Il n'agit et ne parle plus qu'à propos, avec la plus infaillible justesse. Chez Wang Xizhi, les œuvres des dernières années sont les plus merveilleuses, car son esprit avait atteint une pénétration rare, ses humeurs s'étaient accordées, il s'était défait de ses préventions et libéré de ses excès : son art avait tout naturellement acquis une exceptionnelle envergure.

A l'affirmation juvénile de soi, à la précocité insolente, Sun Guoting préfère, comme beaucoup de Chinois, cette ultime ingénuité

Jean François Billeter, V. L'Apprentissage in Essai sur l'Art Chinois de l'Écriture et ses Fondements, Éditions Allia, 1989 (2007), p.171-181.

Notes

1. Lun shu, De l'écriture. Les premières phrases n'ont pas été incluses dans la traduction. Texte chinois : Lidai p.120. "Je cherche uniquement la force structurante" : littéralement "la force de l'ossature" guli, c'est-à-dire la force organisatrice qui donne son ossature ou sa charpente à l'écriture. "Je me mets dans l'état de préparation qui convient" : littéralement "je suscite une intention" zuo yi, "je suscite un état de préparation à l'action".
2. Certains lecteurs se souviennent peut-être de la scène de Carmen, le film de Saura, où l'on voit Gadès faire monter sur scène une danseuse, Laura del Sol, dont le tempérament l'a frappé et à qui il souhaite confier le rôle de Carmen dans le ballet qu'il prépare. Il esquisse quelques pas de flamenco et l'invite à entrer dans la danse. Elle le fait, mais avec réserve et distance. Il la provoque alors assez rudement, elle sort d'elle-même, son tempérament éclate et ils exécutent un pas de deux improvisé d'une magnifique énergie. Cette scène illustre parfaitement ce moment de "l'engagement" du calligraphe, la joute à laquelle il se livre. 
3. Xu Shupu, chap.8. Texte chinois : Lidai p.390, Deng p.97.
4. Cité d'après J.M. Simonet, La Suite..., p.199. Selon mon ami Georges Goormaghtigh, qui a longuement étudié la musique de qin et l'enseigne à son tour, la transmission de maître à élève s'y fait de manière analogue : le maître jour, l'élève suit. Sur le qin, voir p.257-258.
5. Texte chinois : Lidai p.846, Hsiung p.173. "Physionomie nouvelle" est une traduction libre de l'expression xinli yitai, littéralement "une dynamique nouvelle, une allure inédite".
6. Xu Shupu, fin du chapitre I. Texte chinois : Lidai p.384, Deng p.14.
7. Ludwig Hohl écrit dans Die Notizen : "Une expression immédiate : voilà ce que sont les grandes œuvres d'art". Et il ajoute : "Seule peut être immédiate une expression dans laquelle ne subsiste plus aucune partie solide du passé. Celui qui s'exprime a certes absorbé en lui beaucoup de passé, mais il l'a fondu, liquéfié, liquidé, de sorte qu'il a pu ne laisser couler que ce qui était nécessaire : tout ce qui subsiste sert". Hohl applique cette observation à l'écriture (Handschrift) plus ou moins concertée qu'ont les gens et parle d'un autographe de Goethe dont l'allure l'a frappé. Ce qui fait la noblesse de l'écriture de Goethe, dit-il, "c'est qu'elle donne ce qui lui appartient en propre et cela seulement ; elle surgit sans préparation, tranquillement - puisqu'elle ne doit atteindre ni donner rien d'autre que ce qui est déjà là, qu'elle n'a pas à se porter hors d'elle-même". Hohl conclut : "Seuls les plus grands, un Montaigne, un Spinoza, un Proust, ont une écriture qui soit entièrement à eux". Voir Die Notizen, Francfort, Suhrkamp, 1981, p.256 (v,8). Le langage de la calligraphie est beaucoup plus riche et différencié que celui de notre écriture, mais le principe est le même : l'écriture la plus noble est celle où ne subsiste plus aucun élément étranger à la personnalité profonde du calligraphe et où s'expriment toutes les forces de cette personnalité.
8. D'où le caractère long "dragon" et la citation de Novalis placés en tête de cet ouvrage. Dans le Livre des Mutations, le dragon représente le principe actif, qui se manifeste dans l'apparition des phénomènes. À la page 223, on l'aperçoit sur la feuille blanche où vont surgir les caractères.
9. Journal du 4 mars 1818, in Œuvres intimes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1955, p.1288.
10. Schopenhauer als Erzieher, in Werke in drei Bänden, Munich, Hanser, 1973, vol. I, p.306.
11. Cahiers, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1974, tome II, p.1366.
12. James Lord, Un portrait de Giacometti, traduction de Pierre Leyris, Paris, Mazarine, 1981, p.102.
13. Texte chinois : Lidai p.129, Ma p.77.
14. Dou Meng (Tang), Shushufu, Texte chinois : Lidai p.266.
15. Je mentionne, sans l'avoir lue, la monographie d'Adele Schlombs, Huai-su and the Beginnings of Wild Cursive Script in Chinese Calligraphy, Wiesbaden, F. Steiner, 1998
16. Sun Guoting fait allusion au récit que Confucius a fait de son propore cheminement et qui a pris dans la tradition chinoise une valeur paradigmatique. Il s'agit du passage 2.4 de ses Entretiens avec ses disciples : "Le maître dit : À quinze ans, je me suis voué à l'étude. À trente, je savais me tenir. À quarante, j'avais une certaine assurance. À cinquante, je comprenais ce que le Ciel nous demande d'accomplir. À soixante, je suivais ses injonctions. À soixante-dix, je peux enfin me laisser aller aux mouvements de mon cœur sans plus enfreindre aucune règle cong xin suoyu er bu yu ju - "La grande capacité s'accomplit tard", da qi wan cheng, dit d'autre part le Laozi, § 41.

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