vendredi 10 janvier 2014

Pouvoir Nouveau.

Ouyang Xun, Prajnyaapaaramitaa Hridaya, 635.

L'ACQUISITION DE LA TECHNIQUE

PLUS QUE de la technique elle-même, qui a été décrite, ou des conditions pratiques dans lesquelles elle s'acquiert, c'est de l'attitude subjective de l'apprenti que je dirai quelques mots. Les dispositions d'esprit jouent en effet un grand rôle dans l'apprentissage. Il est des qualités que la calligraphie exige dès le départ et qu'elle donne l'occasion de grandement développer au fil du temps.

Il faut en premier lieu que le débutant soit méthodique dans l'enchaînement des étapes, qu'il s'attaque dans le bon ordre aux difficultés. Qu'il se familiarise d'abord avec la position du corps, le mouvement du bras, la prise du pinceau et le jeu de la pointe, puis s'essaie à l'exécution d'un seul élément, la barre horizontale de préférence, en séparant bien l'attaque, le développement et la terminaison. Qu'il passe ensuite aux autres éléments de base, puis à quelques caractères simples dont il connaît bien les proportions, enfin à des caractères plus compliqués. Il éprouvera de la difficulté à surveiller simultanément la facture de chaque élément de l'agencement de tout le caractère et sera obligé, pendant une certain période, de privilégier tantôt l'un, tantôt l'autre. Un palier sera atteint lorsqu'il parviendra à réussir les deux choses en même temps, un autre palier lorsqu'il parviendra en outre à bien disposer ses caractères dans l'espace. Rien ne sert de vouloir réussir trop tôt toutes ces opérations à la fois. La sagesse est de sérier les difficultés et d'aller sans se hâter jusqu'au bout de chaque étape, de manière que le passage à la suivante se fasse de lui-même. 

Il faut en second lieu que le débutant soit exigeant sur le résultat de chacun de ses gestes. Il faut pour cela qu'il se règle dès le début sur un modèle et qu'il juge de chaque élément, de chaque caractère qu'il aura exécuté du point de vue de sa conformité avec le modèle qu'il a sous les yeux. Sans cela, il ne pourrait apprendre à contrôler son geste. En traçant des caractères à sa guise, il se priverait du moyen de mesurer son degré de maîtrise et donc de progresser.

Le rôle du modèle est de fournir un étalon, mais aussi d'éduquer l’œil. En reportant constamment son regard sur un caractère écrit par un grand calligraphe, en cherchant à comprendre par où ce caractère bien fait se distingue du sien, le débutant apprend à voir, il développe sa faculté d'appréhender exactement les formes et d'apprécier leur valeur esthétique. Un bon maître peut lui rendre à ce stade de précieux services en lui montrant où résident au juste les insuffisances de sa copie. Il importe évidemment beaucoup de travailler dès le début sur un modèle dont le style mérite d'être imité et de se faire conseiller dans son choix.

L'Inscription du Palais neuf fois parfait est un classique souvent recommandé aux débutants, mais sa sévérité ne plaît pas à tous et telle autre grande œuvre en régulière peut éveiller plus de résonance chez le calligraphe en herbe. Il l'adoptera si le maître lui confirme qu'elle se prête au premier apprentissage.

Il importe en troisième lieu que le débutant soit constant, c'est-à-dire qu'il travaille chaque jour son écriture. La continuité compte autant, sinon plus, que la durée de l'exercice. En négligeant la régularité, il se priverait de l'effet cumulatif de l'entraînement quotidien, de la possibilité de tirer chaque jour profit des menues observations faites la veille. L'apprentissage en serait ralenti et risquerait d'être interrompu bientôt par le découragement. Il s'agit de créer tout de suite une accoutumance qui, avec le temps, se muera en besoin, puis en plaisir.

Il faut en quatrième lieu que le débutant soit patient, car le progrès n'est pas continu. Il s'accomplit par paliers et se fait parfois attendre ; il s'accompagne même de phases de régression qu'il faut savoir accepter.

Il faut en cinquième lieu qu'il fasse preuve d'une insatiable curiosité. Aucun maître ni, a fortiori, aucun manuel ne pouvant résoudre pour l'élève toutes les difficultés qui se présentent, il faut qu'il expérimente et observe le plus possible par lui-même. Qu'il varie par exemple la dimension des caractères écrits avec un même pinceau, qu'il essaie des pinceaux de différentes tailles et de différents types, qu'il les charge plus ou moins d'encre plus ou moins diluée. C'est ainsi qu'il découvrira les finesses du métier. Qu'il essaie aussi diverses sortes de papier et observe les rapports entre la qualité du papier, celle de l'encre et celle du pinceau. Comme dans tous les arts, le bonheur de l'expression tient, entre autres, à la connaissance intime des matériaux.

Ce qui importe plus encore, c'est qu'il explore toutes les composantes du geste, en particulier la vitesse et la lenteur. Qu'il interrompe éventuellement l'apprentissage initial de la régulière, où prévaut la lenteur, pour faire un peu de cursive et découvrir les vertus de la rapidité : il en tirera profit dans l'exécution de la régulière. De nombreuses difficultés techniques se résolvent par une plus grande vitesse ou une plus grande lenteur du mouvement, ou par une meilleure combinaison des deux. Le pinceau commence à livrer ses secrets lorsque l'élève se met à faire alterner dans son geste la plus grande vivacité avec la lenteur la plus calculée, la fougue avec le calme. Jiang Kui résume ainsi cet aspect de l'art calligraphique :
Le geste lent produit la grâce, le geste rapide produit la force. Il faut cependant posséder la rapidité pour maîtriser la lenteur, car qui se limite à la lenteur sans avoir en lui les ressources de la rapidité, son écriture manquera de vie. Qui cultive au contraire uniquement la vitesse, ses caractères perdront contenance (1).
Que l'élève explore donc systématiquement les ressources de la lenteur, de la célérité et de la "force" du geste (2), mais toujours dans le but de reproduire fidèlement son modèle. Il ne faut pas que l'expérimentation le détourne de cette tâche, ni qu'elle l'entraîne à changer de modèle dès qu'il rencontre des difficultés. Il doit résister à la tentation de papilloner.

Il faut en dernier lieu que le calligraphe en herbe se concentre, c'est-à-dire qu'il ignore au moment d'écrire tout ce qui est extérieur à l'acte d'écrire et tienne en même temps compte de tous les aspects de cet acte. Cette exigence est la plus importante de toutes et la plus difficile à satisfaire au début. Pour parvenir à coordonner tous les mouvements qui concourent au geste calligraphique, il faut qu'il fasse à la fois preuve d'une ferme volonté, celle de se consacrer tout entier à la réalisation du geste, et d'une sorte de disponibilité, d'ouverture, d'attention flottante qui laisse le corps libre de mobiliser ses ressources et de les organiser de la manière la plus naturelle. Son attention crée en quelque sorte un espace à l'intérieur duquel va pouvoir naître le geste.

Lorsque le geste réussit et qu'il en résulte un élément ou un caractère bien formé, il faut que l'apprenti résiste à la tentation de relâcher son attention et de se complaire dans la reproduction machinale du geste acquis. Il doit éviter scrupuleusement cette forme insidieuse de paresse et chercher au contraire une mobilisation toujours plus grande de ses moyens. En progressant, il étendra le champ de son attention à de nouveaux aspects de la forme ou du geste, à de nouvelles dimensions de l'acte d'écrire. Il mobilisera de manière de plus en plus complète, dans l'écriture, l'ensemble de ces facultés et des ressources qu'il porte en lui.

Il le fera sans perdre toutefois le goût du jeu, sans s'imposer un excès de tension ou de rigueur. Il tendra sans cesse à plus de perfection, mais sans jamais forcer. Il apprendra aussi à tenir compte, dans une certaine mesure, des impondérables que sont la disponibilité, l'humeur, le temps qu'il fait, la plus ou moins grande envie d'écrire : "Quand tous les facteurs négatifs conjuguent leurs effets, écrit Sun Guoting, le geste est gauche et l'esprit paralysé. Quand tous les facteurs positifs agissent en concert, au contraire, l'esprit vole et le pinceau court tout seul. Dans le premier cas, rien ne va. Dans le second, tout est possible" (3).

On voit que, dès la première phase de l'apprentissage, l'écriture est une discipline, un travail sur soi, une transformation de soi. Lorsqu'il parvient à reproduire des éléments, puis des caractères, enfin des suites de caractères ou des textes entiers et à leur donner une physionomie comparable à celle du modèle, l'élève ressent une joie intense : il a le sentiment d'avoir acquis, non pas un simple savoir-faire, mais un pouvoir nouveau. Ce pouvoir, il va maintenant apprendre à s'en servir.

Jean François Billeter, V. L'Apprentissage in Essai sur l'Art Chinois de l'Écriture et ses Fondements, Éditions Allia, 1989 (2007), p.145-149. 

Notes

1. Ce passage forme à lui seul le chapitre 19 de la Suite au Traité de calligraphie, intitulé Chi su, Lenteur et rapidité, Texte chinois : Lidai p.393, Deng p.118.
2. De ce qu'on appelle la "force" du geste, il a été brièvement question à la fin du chapitre 3, p.107. Il en sera plus longuement traité au chapitre 7, p.228.
3. Shupu. Texte chinois : Lidai p.126-127, Ma p.57.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire