lundi 3 octobre 2011

Exister & Différer.

Ari Versluis & Ellie Uyttenbroek, Les Filles du 7e, 2008 (via Exactitudes).

Quand on sait que Tarde a écrit que' "exister, c'est différer" et a essayé, au tournant du siècle, de restituer la dynamique propre de la différence et de donner "la différence pour but même à elle-même", on comprend tout l'intérêt de Deleuze pour cette sociologie nourrie de philosophie leibnizienne. Tarde refuse toute chosification du social. Il part de l'idée que les représentations collectives ne sont pas un donné, mais un construit, qu'elles sont travaillées par des courants d'imitation et des mouvements d'invention. "Tarde s'intéresse plutôt au monde du détail, ou de l'infinitésimal: les petites imitations, oppositions et inventions, qui constituent toute une matière sub-représentative". Durkheim et son école ont accusé Tarde de vouloir rabattre la sociologie sur une psychologie ou une inter-psychologie, ayant la prétention d'expliquer le social par l'individuel: "Tarde ne s'en est jamais relevé". Il a donc été évincé des sciences humaines sur un contresens à grande efficacité polémique. Or il n'a jamais voulu dire que l'imitation relevait d'une logique individuelle, mais qu'elle "se rapporte à un flux ou à une onde, et non pas à l'individu. L'imitation est la propagation d'un flux. D'où l'importance pour Tarde des calculs infinitésimaux, de la statistique en général, pour saisir à l'état moléculaire les transformations les plus infimes dans le champ des croyances et des désirs. Faire de la microsociologie à la manière dont Tarde l'a inventé, "c'est faire l'étude des ondes de propagation de croyance et de désir qui parcourent le champ social".

Juriste, Tarde s'est confronté aux théories biologistes sur la criminalité défendues par Lombroso qui avait envisagé l'idée d'une explication sociale de l'acte criminel, tout en se distinguant de Durkheim et de sa thèse de la criminalité comme phénomène "normal" au plan social, non imputable à des acteurs singuliers. Ce combat sur un double front n'a pas contribué à donner de la visibilité à ses thèses. Contre toute forme de réductionnisme, Tarde s'appuie sur le savoir biologique avec la compétence statistique.

Comme le souligne Éric Alliez, le projet de Tarde s'inscrit dans une perspective leibnizienne: "On ne saurait projeter d'autre départ que leibnizien". Tarde s'inspire en effet de Leibniz pour déployer une forme de panvitalisme de l'infinitésimal. Durkheim a réussi à faire passer Tarde pour un psychologiste promoteur d'une méthode purement individualiste et soumise à un naturalisme biologique alors qu'il a voulu construire une sociologie à vocation universelle, mais fondée sur une approche faisant place aux différences, aux multiplicités du vivant selon le principe leibnizien qu'une monade singulière contient le monde en son entier. Son problème est d'emblée d'ordre sociologique. Il met en avant un vecteur à l'oeuvre dans la société, une sorte de désir propre à chaque monade, "un sens au plus près de la force". Une logique de la puissance d'être d'ordre spinozienne se trouve à l'oeuvre et oriente le désir vers un avoir: "Il y a donc chez Tarde un pouvoir constituant du socius". On comprendra aisément en quoi Deleuze ne peut qu'être séduit par ce matérialisme vitaliste pleinement orienté vers la libération de la pluralité des forces, transformant la conception de Durkheim suivant laquelle la société est une chose en vitalisme social. Lorsque Deleuze, dans sa thèse en 1968, et encore avec Guattari en 1980, insiste sur l'apport de Tarde, il parle dans un désert. Mais cette réappropriation revêt un aspect prophétique: on constate en France depuis la fin des années 1990 un "effet Tarde" d'autant plus percutant qu'il a, si l'on ose dire, été re-tardé.

François Dosse, Gilles Deleuze Félix Guattari, Biographie Croisée, Éditions La Découverte, 2007, p.198-199.

Voir également ici

2 commentaires:

Nicolaï d'Ornano a dit…

voir le travail de deux artistes néerlandais sur le même thème :

http://www.slate.fr/story/45377/pareil-unique-photo

Professor Bourbaki a dit…

L'illustration est réalisée par Ari Versluis et Ellie Uyttenbroek, les artistes néerlandais dont il est question dans l'article. En tout cas, merci pour le lien.

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