mardi 4 octobre 2011

Air Conditionné.

Encore, Maquette Interactive du Projet Lyon Part-Dieu, 2011.

Pourquoi est-ce si important de "localiser" aussi obstinément les visions totalisantes sur Paris? Pour une question d’atmosphère et de respiration, et donc, dirait Peter Sloterdijk, pour une grave question de politique. L’illusion du zoom, en géographie comme en sociologie, a ceci en effet de délétère qu’elle rend la vie en ville parfaitement irrespirable. Il n’y a plus de place, puisque tout est occupé par la transition sans raccord et sans solution de continuité entre les différentes échelles qui vont du tout aux parties ou des parties au tout. On a fait du remplissage. On étouffe. Il s’agit là, pour utiliser un mot savant, d’une question de métrologie: le rapport des parties au tout, c’est le privilège de la politique. Ce n’est pas à la géographie ni à la sociologie de le simplifier trop vite, en supposant le problème résolu et la totalité déjà connue, comme si Paris n’était qu’une image, simplement découpée, et qu’il n’y aurait plus qu’à réassembler. Ce rapport des parties au tout, du type puzzle, c’est la négation même de la politique.

Pour que la politique renaisse, pour que Paris soit à nouveau respirable, il faut que Paris demeure invisible, en ce sens que ni les parties, ni les différentes totalités dans lesquelles elles s’insèrent, ne soient réglées d’avance.

De ce point de vue, rien de plus étouffant que Google Earth avec sa prétention au zoom sans solution de continuité; rien de plus réactionnaire que les discours convenus sur le passage continu du Capitalisme mondial aux étals du marché Maubert, en passant par la corbeille (récemment informatisée) du Palais Brongniart. Pour reprendre une expression de Sloterdijk, la politique n’est pas la révolution mais l’explicitation, c’est-à-dire le dépliage des éléments artificiels dont on ne savait pas, jusque-là, que nous dépendions pour exister. La politique, autrement dit, c’est une question d’air conditionné, la réalisation progressive que nous cohabitons dans des enceintes aussi peu naturelles que des serres, et dont les mécanismes délicats nous apparaissent peu à peu. Celui qui croit que la politique va de soi, parce qu’elle s’occupe d’un Bien public dont il saurait d’avance la forme et la bonté, celui-là fait plus qu’un crime, il commet une faute politique.

Pour ma part, j’appelle plasma cet espace - mais ce n’est pas un espace - dans lequel reposent - mais il n’y a pas de repos - les circulations diverses de totalisations et de participations en attente d’explicitation et de composition. L’expression paraît abstraite, mais c’est parce que toutes les métaphores usuelles sont définies par le zoom, qui oblige à croire que l’on sait de quoi l’on parle quand on dit qu’il existe un chemin continu entre les parties et le tout. Suspendez le zoom, multipliez les raccords entre les différentes vues de Paris, sans les rendre trop vite commensurables, mesurez l’invisibilité foncière de tous les oligoptiques (chacun voit bien mais très peu), relocalisez les sites où l’on parle de Paris «comme un tout» (le bureau du maire, le quartier général de la préfecture de Paris, la salle de contrôle du Service des eaux, l’immeuble du boulevard Morland, etc.), et demandez-vous dans quoi vous pouvez bien situer ces membra disjecta, en vous interdisant de les rapporter aussitôt à un "cadre naturel", à une "société" ou, bien sûr, à "des discours". Eh bien, ce fond de tableau, c’est le plasma. C’est lui qui permet de mesurer l’étendue de nos ignorances concernant Paris. C’est lui, surtout, qui permet de redonner sa chance à la question politique, en lui réservant la tâche de composition, en évitant qu’on la naturalise ou qu’on la socialise, ou qu’on en fasse une simple question de mots.

Depuis quelques dizaines d’années, on cède à la tentation de remplacer la politique par la gestion, et l’exercice de la démocratie par l’horrible mot de "gouvernance". On comprend mieux pourquoi: la bonne gestion comme la bonne gouvernance s’appliquent à régler le rapport des parties au tout aussi harmonieusement et efficacement que possible. Elles aiment le zoom. Elles voient les choses d’abord de haut, puis en moyenne, puis vers le bas. Tout cela s’enchaîne, s’encastre, s’emboîte parfaitement. Chaque poupée russe se loge sans discussion dans une plus grande et en comprend d’autres plus petites, toujours sans forcer. C’est le Paris visible. C’est le Paris géré. Ouvrez maintenant toutes les poupées; plongez-les dans le plasma, en laissant chacune d’elles définir ce qui est plus grand et ce qui est plus petit qu’elle, sans les ordonner par avance et en ouvrant toutes les controverses sur les rapports disputés des parties et du tout. C’est le Paris invisible. C’est le Paris politique. C’est le Paris à composer.

Bruno Latour, Paris, Ville Invisible: Le Plasma, entrée pour le catalogue de l’exposition Airs de Paris, 30 ans du Centre Pompidou, 2007, p.5-7.

Merci à M.J.

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